Édition du 7 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Accommodements raisonnables

Manipulation de l’opinion publique ?

La commission Taylor\Bouchard au prisme des médias

Les médias reflètent-ils les préoccupations de l’opinion publique ou au contraire la manipulent-ils, à la manière de cette « industrie du consentement » dénoncée si vertement par Noam Chomsky ? Telle est la question qui a fini cette semaine par surgir au cœur de la commission Taylor\Bouchard.

Comment en effet expliquer que cette question des accommodements raisonnables puisse prendre tant de place dans l’actualité québécoise, alors qu’au fond sont si peu nombreux ceux ou celles pour lesquels on chercherait à être accommodant ? En somme, est-ce la faute aux médias qu’elle soit devenue le dossier de l’heure ?

Pas de doute cependant, et il faut le rappeler : les médias ne se contentent pas de créer la nouvelle et de la propulser, selon leur bon vouloir, à « la une ». Il faut évidemment que celle-ci soit en phase avec certaines préoccupations sociales. Ainsi, c’est parce que la question des accommodements raisonnables est une question hautement sensible pour les Québécois eux-mêmes –leur propre identité n’étant pas véritablement assurée comme peuple—que celle-ci en vient à soulever tant de vagues. Il y a toujours un fond objectif, un contexte social, des conditions matérielles données qui permettent de rendre compte de tel ou tel sentiment collectif.

En ce sens l’inquiétude que peut ressentir vis-à-vis de son avenir ou de son identité la petite minorité francophone d’Amérique du Nord du Québec trouve ses racines dans des événements historiques bien terre à terre : échecs référendaires et mondialisation néolibérale se sont conjugués dans les dernières décennies pour rappeler qu’en matière d’affirmation nationale (pour ne pas dire de souveraineté), rien n’est jamais acquis, et spécialement pour le Québec.

Une caisse de résonance déformante

Cela dit, et comme nous le rappelle n’importe quel cours 101 en communication, il ne faut pas oublier que la nouvelle est toujours le fruit d’« une interprétation », qui sélectionne, trie et hiérarchise les évènements dont on veut rendre compte. Et puisqu’à l’heure néolibérale, tout s’achète et se vend, on cherchera bien évidemment, non seulement à se faire l’écho de ce qui vous préoccupe en termes d’information, mais aussi de ce qui peut vous plaire –audimat oblige—en tant que consommateur de biens de communication. D’où l’immense caisse de résonance déformante que sont devenues les médias et qui leur ont permis de s’arroger le droit de « mettre en spectacle » les préoccupations de la société entière. Mais de manière non démocratique, à partir du seul filtre des intérêts bien comptés d’une poignée de grands magnats de presse, et en faisant littéralement basculer la réalité « pied par dessus tête ».

Le filtre réducteur de la guerre des civilisations

Pas étonnant dès lors que cette question des accommodements raisonnables se donne à voir, dans les médias, sous une forme éminemment sensationnaliste, notamment au travers d’exemples caricaturaux que la grande presse brandit « ad nauseam » et dont on peut, parce qu’ils ne sont pas analysés et mis en perspective, facilement exagérer la véritable portée !
Pas étonnant non plus que soient interprétées spontanément ces questions au travers du filtre réducteur de « la guerre des civilisations » du Président Bush (l’Occident chrétien s’affrontant aux intégriste islamiques fanatisés !), en oubliant complètement que « dans les faits » le Canada est lui aussi aujourd’hui en guerre en Afghanistan et se comporte à des milliers de kilomètres de chez lui, ni plus ni moins, comme une vulgaire armée d’occupation coloniale. Et pas d’abord pour défendre la démocratie ou l’égalité des femmes, mais pour faire sa part et en bon vassal des USA participer à la lutte contre « l’axe du mal » et le terrorisme international !
Pas étonnant non plus, que tant d’augustes commentateurs se désolent de cette thérapie collective qu’est en train de devenir la commission Taylor Bouchard et s’étonnent de voir le peuple du Québec douter de son identité et vouloir se défendre, en cherchant, de manière contradictoire, des premiers points de repère, tant par exemple dans son passé religieux que dans la reconnaissance de l’égalité entre hommes et femmes. Comme si la question des rapports égalitaires hommes\femmes était, et depuis longtemps, définitivement réglée au Québec ! Et comme s’il n’y avait pas d’autres traditions culturelles (celle des Patriotes ou des années 60 par exemple) dont pouvaient se revendiquer les Québécois d’aujourd’hui !

A s’en méfier comme la peste !

Mais justement c’est ce à quoi n’aident pas les mass-médias, car ils ne sont devenus, pour la plupart d’entre eux, que les valets d’intérêts bien comptés : plutôt que de chercher à élargir le débat, à l’alimenter, plutôt que d’aider le grand public à interpréter la nouvelle à partir d’angles différents, ils se content de le rabattre sur les lieux communs de la pensée dominante, des élites régnantes, de l’y enfermer, loin de tous principe démocratique !
Ainsi que le rappelle le dernier essai de Bernard Stiegler*, la « télécratie » n’est rien d’autre qu’une machine de guerre contre la démocratie. A s’en méfier comme la peste !

*Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, lettre ouverte aux représentants politiques, Paris, Flammarion, 2006

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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