Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats

La guerre de Gaza et la situation mondiale

Il est indispensable d’intégrer ce qui est pour l’instant la guerre de Gaza mais pourrait devenir plus et pire, depuis les 7-8 octobre 2023, à l’analyse globale de la crise mondiale contemporaine. Le plus grand danger intellectuel, et par voie de conséquence politique et moral, serait de croire à un feuilleton déjà connu, tant les forces en présence dans cette région du monde sont observées, mythifiées, assimilées dans les consciences depuis des décennies. Ce danger est aggravé par le fait que la question en surplomb dans la situation mondiale, c’est celle de la guerre mondiale.

Tiré d’aplutsoc.org

Devant un théâtre où tout le monde croit reconnaître les siens, et devant un danger que l’on préfère souvent ne pas nommer, grande est la tentation de fuir sans phrases, fuir la démarche qui consiste à analyser pour trouver comment agir en intégrant le nouveau et pas en répétant seulement le connu ou ce que l’on croit connaître.

Réciter les slogans et s’y réfugier n’est plus que conservatisme devant la catastrophe et ne conjure rien du tout. Le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté, inséparables, devraient être de rigueur.

Le tournant du 7 octobre 2023 est l’évènement le plus retentissant, au plan mondial, depuis le 24 février 2022. Il ne nous ramène nullement à l’avant 24 février. Au contraire, il nous engage plus encore dans le XXI° siècle des guerres et des révolutions.

Le cadre dans lequel cette guerre survient

Dans un article écrit avant la réunion-débat organisée par Aplutsoc le 1° octobre dernier et qui a nourri la discussion lors de cette réunion, La géopolitique capitaliste entre Gaïa et le prolétariat, je mettais en avant trois séries de données qui se combinent pour saisir la crise mondiale présente – et son accélération :

a) L’emballement de la crise géologique, biologique, climatique, en quoi consiste le capitalocène, emballement dont nous devons bien comprendre que l’année 2023 en est un moment crucial, en quantité et en qualité. Ce facteur est maintenant au premier plan partout.

b) La multipolarité impérialiste ou impérialisme multipolaire : les États-Unis ont perdu l’équivalent d’une guerre entre le krach de 2008, la renonciation à l’intervention en Syrie en 2013, le moment Trump, la déroute en Afghanistan : ils ne sont plus le chef d’orchestre, juste (et cela compte) le premier violon. Dans le sillage de la Chine, premier foyer de création de valeur du monde, et de la Russie, maillon faible et agressif de la chaîne impérialiste, les alliances se font et se défont avec comme seul axe « stable » l’antagonisme Chine/États-Unis, et les positionnements et repositionnements autour des foyers de guerre.

c) Les insurrections populaires, prolétariennes et démocratiques – indissociablement prolétariennes et démocratiques – réagissent aux conséquences catastrophiques de la crise montante, freinent la marche à la guerre et cherchent à ouvrir des perspectives, des issues politiques. Révolutions arabes, Maïdan, Gilets jaunes, vague insurrectionnelle sur trois continents fin 2019, mouvement paysans indiens, et, plus près de nous, levée en masse ukrainienne qui fait échouer l’attaque initiale de Poutine en février-mars 2022, crise révolutionnaire au Sri Lanka, « Femmes, Vie, Liberté » en Iran, en sont les principaux moments, et cela va continuer. Il ne s’agit pas là d’une composante passive, uniquement réactive, de la crise, mais bien d’une force globale qui pèse sur la situation, qu’il n’y a pas à susciter – elle est là – mais qui a besoin, plus que tout, de conscience et d’organisation.

Dans mon article, je développais l’idée que l’articulation de ces trois séries de facteurs s’est organisée autour de la guerre en Ukraine définie comme « guerre centrale » de la crise mondiale :

« Le moment mondial présent est bloqué autour d’une guerre centrale, qui n’est pas une guerre inter-impérialiste – même si, bien entendu, comme dans toute guerre, les impérialismes existants s’en mêlent, se jaugent et se testent à travers elle -, qui n’est pas une proxy war, mais bien une guerre de libération nationale à portée révolutionnaire, si la victoire est celle de la nation en lutte pour sa libération, et à portée contre-révolutionnaire génocidaire, si elle est celle de l’impérialisme structuré par un État à l’idéologie fasciste qu’est la Russie.

S’il y a blocage, c’est parce que, du point de vue des grandes puissances, cette guerre aurait dû être perdue par l’Ukraine. »

Avant d’examiner la question de savoir en quoi le 7 octobre 2023 est en train de modifier cette articulation, précisons encore, c’est un point capital, que la faiblesse subjective des « avant-gardes » ou prétendues telles – pas seulement la politique des appareils bureaucratiques divers intégrés à l’ordre existant, mais l’état subjectif des couches militantes qui, depuis des années, disent vouloir secouer cette politique – est un obstacle à l’apport de conscience et d’organisation dont a besoin le mouvement réel partout, et est en ce sens un facteur actif, certains de ces courants s’engageant, par prétendu « anti-impérialisme », dans le soutien contre-révolutionnaire à l’impérialisme multipolaire, et les forces agissant pour un véritable internationalisme demeurant trop faibles, bien qu’il y ait un acquis très précieux : le réseau mondial de solidarité avec l’Ukraine formé autour et au-delà du RESU/ENSU (Réseau Européen de Solidarité avec l’Ukraine/European Network in Solidarity with Ukraine and against war).

Le Comité français du RESU a d’ailleurs adopté un appel très clair sur la question cruciale des armes, mais cela a été réalisé précisément au moment même où venait d’être ouverte cette « seconde guerre centrale », pour ainsi dire, à partir de Gaza.

« Sud global » contre « Occident », ou le discours de l’impérialisme multipolaire

Pour aborder les effets de celle-ci par leur aspect subjectif, fort important, je dirais qu’elle a de fait pour fonction de « décentrer » dans les esprits la guerre en Ukraine, et de réactiver de manière pavlovienne toutes les représentations d’avant, de les rétablir brutalement, comme si rien de nouveau n’existait, comme si cette guerre ne participait pas, elle aussi, de l’irruption du nouveau, mais seulement de la répétition compulsive de ce que l’on voulait acquis et que, ma foi, la Syrie ou l’Ukraine perturbaient : revenons donc à nos fondamentaux, brandissons des drapeaux palestiniens sans nous interroger sur les conditions réelles d’un internationalisme efficient soutenant la nation palestinienne, réinstallons-nous avec confort – hé oui, avec confort ! – dans nos représentations : après tout, quoi de neuf sous le soleil puisque tout cela n’est que « nouvelle guerre froide » et conflit entre « l’impérialisme » et le « Sud global » !

Je crois que l’on peut, d’une certaine façon, remercier Gilbert Achcar de nous avoir offert l’expression la plus paradigmatique de cette démarche, dans son premier article faisant suite au 8 octobre, daté du 15 octobre, Gaza : the impendig catastrophe and the Urgency of Stopping it, paru dans son blog, puis dans International Viewpoint et repris sur divers sites. Dans cet article, comme dans le suivant de cet important analyste, Gaza : between a second chapter of the Nakba and the revival of the Oslo fiction, du 20 octobre, le mot « Ukraine » est totalement absent. Qu’il soit nécessaire, pour analyser la place de la guerre engagée le 7 octobre, d’une analyse mondiale intégrant la guerre en Ukraine et reliant les deux guerres, semble ici tout à fait inenvisageable, voire impensable. Sud global contre Occident impérialiste, telle est la représentation idéologique qui doit submerger tout autre discours, toute autre réflexion :

« Ces derniers jours, Gaza a illustré le fossé Nord-Sud plus que tout autre conflit de l’histoire contemporaine. L’indécente unanimité des gouvernements occidentaux à exprimer sans réserve leur soutien inconditionnel à l’État israélien - au moment même où ce dernier s’était déjà et manifestement lancé dans une campagne de crimes de guerre contre le peuple palestinien d’une ampleur sans précédent dans les 75 ans d’histoire du conflit régional - a été véritablement écœurante. »

Puisque la tour Eifel a arboré les couleurs israéliennes, voici revenu le temps des colonies. Le problème, c’est que ce discours est tenu au temps de l’impérialisme multipolaire, quand rôde le spectre de la guerre mondiale, une guerre inter-impérialiste opposant de prétendus « pays dominés » aux pays impérialistes plus anciens qu’eux.

La balance de la justice, vraiment ?

La question se concentre sur l’interprétation de l’attaque du Hamas des 7-8 octobre. Elle ne visait absolument pas, et ne pouvait viser, à une reconquête de la Palestine sur Israël. Il ne s’agissait de rien d’autre que de pogroms tout au long de la frontière de Gaza. Même si le franchissement, étonnamment facile, de la frontière hyper-surveillée ceinturant cette prison à ciel ouvert qu’est Gaza, a pu dans l’immédiat galvaniser des palestiniens, les hommes du Hamas, de formation islamiste et policière (rodée dans la répression des palestiniens de Gaza), n’avaient nulle autre mission que de commettre des pogroms dans les 10 premiers kilomètres, puis de se replier en emmenant des otages.

La réaffirmation brutale du schéma traditionnel « colonisés contre colons » et « Sud contre Nord » nécessite la négation de cette réalité, en invoquant bien entendu la violence coloniale et raciste de l’Etat israélien envers les Palestiniens dans la durée. Gilbert Achcar écrit donc :

« Les médias occidentaux se sont sans surprise fait l’écho des médias israéliens en décrivant l’opération du Hamas comme l’attaque la plus meurtrière visant les Juifs depuis l’Holocauste, poursuivant ainsi le schéma habituel de nazification des Palestiniens afin de justifier leur déshumanisation et leur extermination. La vérité, cependant, c’est qu’aussi terribles qu’aient été certains aspects de l’opération du Hamas, ils ne constituent pas une continuation de la violence impérialiste nazie dans une perspective historique significative. Ils s’inscrivent au contraire dans deux cycles historiques très différents [de cela] : celui de la lutte des Palestiniens contre la dépossession et l’oppression coloniales israéliennes, et celui de la lutte des peuples du Sud contre le colonialisme. La clé de l’état d’esprit qui sous-tend l’action du Hamas ne se trouve pas dans Mein Kampf d’Adolf Hitler, mais bien dans Les misérables de la terre de Frantz Fanon, l’interprétation la plus connue des sentiments des colonisés par un penseur politique qui était également psychiatre. Fanon a réfléchi aux luttes des colonisés contre le colonialisme français, en particulier les Algériens. »

Et de se lancer dans des considérations moralisantes et relativistes :

« Néanmoins, du point de vue de l’équité fondamentale, nous ne pouvons pas nous enfermer dans une éthique métaphysique qui rejette toutes les formes de barbarie de la même manière. Les différentes barbaries n’ont pas le même poids dans la balance de la justice. »

Faisant sa petite comptabilité morale, Gilbert Achcar nous explique froidement que les pogroms, cela ne compte pas, au regard des souffrances durables des opprimés coloniaux, palestiniens, victimes de l’impérialisme-occidental-sioniste, ce triple pléonasme dans cette conception du monde.

Le sens historique des pogroms des 7-8 octobre

Combien plus mures, plus riches des dures leçons de l’histoire et des combats anticolonialistes, sont les réflexions de nos camarades ukrainiens propalestiniens, que les pogroms révulsent et qui s’écrient, comme Hanna Perekhoda : « Notre Hamas, nous l’avons eu ! », c’était l’OUN, et cela pourrait être Azov : ces camarades, aux premiers rangs de la lutte de libération nationale, récusent ces organisations, leurs méthodes et leurs crimes, antisémites et antipolonais, récusent tout amalgame mythique entre leur lutte à eux, la guerre de libération actuelle, et la tradition « bandériste », et savent combien la nation ukrainienne a payé et paie cher ces crimes et cet amalgame, « nazi-ukrainien », cette équation raciste que, s’agissant des Palestiniens, Gilbert Achcar croit conjurer en dénonçant leur « nazification », mais qu’il conforte en fait, en montant un échafaudage idéologique pour nous expliquer que les crimes du Hamas, dans sa petite « balance de la justice » qui ne serait soi-disant « pas métaphysique » et pas occidentale, sont des crimes de bonne qualité puisque ce sont des crimes commis du bon côté.

Non : cela, nos camarades ukrainiens l’ont payé et compris s’agissant de l’OUN d’autrefois (et de ceux qui s’en réclament aujourd’hui), et le devoir internationaliste de solidarité envers les Palestiniens prescrit aussi de les aider à rejeter cette « résistance » là, car elle est leur ennemie.

Les crimes du Hamas ? Ce serait des crimes de misérables tels que les a analysés Fanon, ils n’auraient rien à voir avec Hitler, il faudrait être un odieux impérialiste occidental pour oser trouver une ressemblance ?

C’est exactement le contraire qui est la réalité. Une opération militaire préparée sous supervision iranienne pour aller massacrer, démembrer, violer, et se retirer ensuite en escomptant une attaque israélienne sur Gaza, n’est pas un acte d’opprimés à la Franz Fanon. Cela n’a rien à voir avec les ouvriers agricoles algériens s’insurgeant à Sétif et Guelma en 1945. Rien à voir avec des esclaves éventrant leurs maîtres. Il s’agit de militaires formés, de cadres islamistes, d’agents de polices politiques, qui, répétons-le, se sont fait la main sur le peuple palestinien de Gaza, dont ils ont réprimé les manifestations en 2019.

Au demeurant, la fétichisation de la guerre de libération nationale de l’Algérie gagnerait à être
reconsidérée : quel est l’héritage des méthodes des Fils de la Toussaint ? L’indépendance tronquée et la hogra du pouvoir des militaires et des flics corrompus. « S’il y a une leçon à tirer de la guerre de libération algérienne, c’est bien que le terrorisme contre les civils dessert les luttes des opprimés et des exclus (…) » - écrivait Mohamed Harbi, qui sait de quoi il parle, dans Hommes et libertés, n°117, janvier-mars 2002.

Alors soyons clairs : la principale qualité des théorisations de Gilbert Achcar est que, comme il s’agit assez largement d’inversions idéologiques de la réalité, on peut les inverser à leur tour pour s’en approcher. Les pogroms du Hamas ont plus à voir avec Adolf Hitler qu’avec Franz Fanon !

Les médiations qui les relient à Hitler s’appellent : Khomeiny, Khamenei, Bachar el Assad, Poutine.

Leurs racines ne puisent pas dans la souffrance et dans la lutte palestinienne. Elles l’utilisent, c’est différent. A la différence de la « résistance armée et non armée » du peuple ukrainien, c’est bien une proxy war qu’a voulu le Hamas ! La solidarité internationaliste avec le peuple palestinien opprimé doit commencer par l’aider à s’en dégager !

La vérité évidente que les victimes palestiniennes ont été, sont, et, dans le futur immédiat, seront, beaucoup plus nombreuses que les victimes judéo-israéliennes, vérité liée à la situation des Palestiniens comme nation opprimée et colonisée par Israël, pour aussi vraie qu’elle soit, n’annule en rien, n’efface en rien, la vérité tout aussi historique, qui fait évènement, instaurant un avant et un après, des pogroms des 7-8 octobre 2023.

« Les médias occidentaux se sont sans surprise fait l’écho des médias israéliens en décrivant l’opération du Hamas comme l’attaque la plus meurtrière visant les Juifs depuis l’Holocauste », écrit Gilbert Achcar ; certes, mais le petit problème, c’est que l’opération du Hamas EST l’attaque la plus meurtrière depuis la Shoah,en effet !

Le bilan de ces pogroms est de l’ordre de 1400 morts. C’est plus que le pogrom de Kichinev en 1903, nettement plus que l’affrontement d’Hébron en 1929 où une partie de la population arabe avait sauvé des juifs. Et ses auteurs, les soldats du Hamas, ne sont pas purement et simplement la « population palestinienne » : ils sont beaucoup plus proches des Centuries Noires de 1903.

A l’encontre de tous les besoins de la cause palestinienne, le Hamas a réalisé une gigantesque provocation les 7 et 8 octobre derniers. La portée globale de ce qui s’est passé là doit être saisie. Les juifs, en tout cas (et pas seulement les judéo-israéliens) ont immédiatement reçu le message « cinq sur cinq ». Ce message est : la Shoah peut recommencer. Dans les conditions de la crise mondiale du capitalisme et du capitalocène, le génocide peut, risque, de s’abattre à nouveau sur les juifs. L’Etat israélien n’a pas conjuré le danger et peut s’avérer son épicentre.

Elles et ils n’ont pas seulement reçu ce message « cinq sur cinq ».

Elles et ils ont aussi remarqué que dans la plus grande partie de la gauche « radicale » (c’est-à dire affligée peu ou prou de campisme), ceci est nié ou ignoré, voire tourné en dérision, excusé ou justifié. L’antisémitisme ? Mais cela n’existe plus depuis 1945, voyons ! Comme si antisémitisme et capitalisme n’avaient rien à voir l’un avec l’autre …

Voilà pourquoi la question de la nature de ce qui s’est passé les 7-8 octobre 2023 est décisive, et permet de comprendre que la guerre qui s’ensuit n’est pas la grande guerre de libération des Palestiniens, mais au contraire une proxy war dans laquelle ils sont piégés.

La nature de la guerre israélienne contre Gaza

Si, pour commencer, la nature de pogroms antisémites des 7-8 octobre ne saurait être tue, ce constat en aucun cas ne permet de taire la nature de la « réaction » israélienne.

Pas plus que le Hamas ne combattait l’oppression nationale et coloniale israélienne les 7 et 8 octobre, l’armée israélienne ne « riposte » ou n’exerce des « représailles » visant à « détruire le Hamas » à Gaza. Il s’agit de la plus monstrueuse opération menée contre cette population civile emprisonnée dans un immense ghetto – le terme n’est en rien déplacé – qui a commencé par une série de bombardements, faisant directement déjà au moins 5000 morts en deux semaines, indirectement bien d’autres et des traumatismes profonds. L’on peut déplorer le fake de la destruction d’un hôpital ayant soi-disant fait des centaines de morts, mais à condition de comprendre que la destruction effective de plusieurs hôpitaux l’ayant précédé rendait cela fort crédible.

En Israël, celles et ceux, très nombreux, qui sont en colère contre Netanyahou et la droite suprémaciste ethno-religieuse, perçoivent bien des éléments de complicité, anciens mais aussi récents, avec la direction du Hamas : les 7-8 octobre, les kibboutz frontaliers et la rave party pacifiste – dont Gilbert Achcar nous dit au passage que le massacre de ses participants a servi à cultiver une « compassion narcissique » en « Occident » … -, n’étaient pas protégés, car le gouvernement avait envoyé l’armée protéger les colons de Cisjordanie, qui ont commis depuis des années et particulièrement ces derniers mois une série de crimes et de ratonnades prenant la dimension de pogroms.

Et c’est cette politique là qu’il démultiplie, et que l’armée dite défensive met en œuvre. Les mots des chefs d’état-major – nos ennemis sont « des animaux », à Gaza nous allons « abolir le temps », entre bestialisation d’autrui et fantasmes eschatologiques, ne sont pas sans symétrie avec les mots de l’islamisme radical.

Il est donc nécessaire non pour affabuler mais pour cerner la réalité, de formuler un mot précis : « Nous avons eu des proches tués ou kidnappés mais cela nous met en colère de voir notre douleur instrumentalisée et qu’Israël s’apprête à commettre un génocide contre les Palestiniens de Gaza. », déclare l’organisation états-unienne Jewish Voice for Peace (qui n’est pas une organisation marginale).

Le mot est lâché. A tout le moins, des pulsions génocidaires sont à l’œuvre dans certains secteurs de la société, de l’État et de l’armée israéliens. Dire cela n’implique pas d’amalgame « sioniste-nazi », un amalgame ancien qui sert de voile à l’antisémitisme, c’est tout au contraire dénoncer un danger réel. Car la question est posée : si Gaza doit être investie par l’armée israélienne, les morts civils se compteront par dizaines de milliers, toute la population sera expulsée de son habitat – c’est pratiquement déjà fait – et la pire maltraitance de masse se déploiera.

La cible du gouvernement et de l’armée israéliens au moment présent n’est pas le Hamas, ce sont les Gazaouis. Il s’agit là aussi de terrorisme, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité. La provocation des 7-8 octobre, exercée envers un exécutif d’extrême-droite suprémaciste et raciste, ne pouvait que le lancer dans une telle entreprise.

A-t-il une idée du résultat recherché ? Beaucoup de commentateurs parlent d’une « seconde Nakba ». Là encore soyons clairs : c’est pire. L’histoire n’est pas répétition, et tant que le capitalisme conduit biosphère et genre humain à l’abîme, elle est aggravation. C’est pire parce que de plus grande dimension, parce que la population gazaouie n’a pas où aller, l’Égypte fermant ses portes, l’errance au Sinaï, ce vieux mythe n’est-ce pas, signifiant la décimation, pire aussi parce que le nettoyage ethnique en Cisjordanie pourrait bien être le corollaire.

En fait, la provocation gigantesque du Hamas, une série de pogroms affirmant une visée génocidaire, a pour effet de matérialiser la compulsion génocidaire des couches les plus réactionnaires d’Israël, d’autant que cette matérialisation réaliserait en même temps concrètement le programme ethno-nationaliste de Netanyahou - auquel s’opposait la majorité du peuple judéoisraélien depuis des mois.

Ainsi donc, nous n’assistons pas du tout à la répétition d’un récit éculé et archiconnu, et le pire est de croire voir son feuilleton favori se dérouler alors qu’il s’agit d’autre chose !

Ce n’est pas la seconde guerre froide, ce n’est pas le Sud global contre l’Occident, c’est l’impérialisme multipolaire. Ce n’est pas un nouvel épisode du « conflit israélo-palestinien et israélo-arabe », c’est la mise brutale à l’ordre-du-jour du moment historique présent de deux génocides possibles : tout de suite celui visant, par massacres/épuration ethnique/expulsions, le peuple palestinien, et à court ou moyen terme celui visant les juifs.

Cette mise à l’ordre-du-jour appelle la résistance, la révolte, la révolution contre la catastrophe, comme le réchauffement climatique, cet autre visage de la crise historique et géobiologique correspondant au capitalocène. Elle s’inscrit dans la foulée de la mise à l’ordre-du-jour d’un génocide sur le continent européen par le régime poutinien, visant le peuple ukrainien.

La place de l’Iran

Si l’on considère la situation dans laquelle se trouvent les deux adversaires apparents, le gouvernement israélien et la direction du Hamas, chacun est en fait dans une impasse. La pulsion suprémaciste côté israélien ne sait pas quoi faire de Gaza et peut tenter de s’en tirer par un génocide. Mais les profondeurs de la population judéo-israélienne, d’autant que ce sont certains de ses secteurs les plus progressistes que le Hamas a visés les 7-8 octobre, sentent ou disent qu’aucune issue ne peut passer par là, et ceci se cristallise immédiatement dans la question des otages, car la guerre façon Netanyahou devrait les sacrifier. Quant au Hamas, il sait ne pouvoir gagner, en aucun cas, par ses propres forces.

Cette double impasse renvoie à la dimension régionale et internationale de cette guerre. Derrière le Hamas, l’Iran. Engagé dans une fuite en avant par peur de la révolution, peur de « Femmes, Vie, Liberté », la caste oligarchique ultra-réactionnaire des mollahs a un programme, un programme de réaction sur toute la ligne, et le génocide du peuple judéo-israélien en fait partie. Il en fait partie, à côté de la répression sauvage en Iran, de l’écrasement des kurdes, de la vassalisation de l’Irak, de l’inféodation du Liban aux structures mafieuses du Hezbollah, et du charcutage de la Syrie avec l’expulsion des arabes sunnites d’une grande partie du territoire.

Il est essentiel de comprendre que la soi-disant libération des palestiniens est ici intégrée, et par là totalement détruite, à un programme contre-révolutionnaire régional global, d’une barbarie moderne ultra-réactionnaire.

Tout programme politique posant en principe que la nation judéo-israélienne serait illégitime par essence et ne devrait pas avoir d’État lui correspondant, s’intègre aujourd’hui à un tel programme régional ultra-réactionnaire fait de spoliations coloniales et de déportations de populations, un programme dont la mise en œuvre a commencé et ne vise pas que les juifs. Le rôle contrerévolutionnaire de l’Iran lui a permis d’avoir la tolérance étatsunienne, contre la révolution syrienne, et l’alliance russe.

C’est très probablement l’Iran qui a « lâché », au sens de lâcher la bride pour un passage à l’acte, le Hamas, un peu comme Staline avait « lâché » Kim-Il-Sung en 1950, ou comme la CIA a « lâché » Pinochet le 11 septembre 1973.

Outre sa cohérence par rapport au programme contre-révolutionnaire global des mollahs, cette décision répond à plusieurs motivations.

Tout d’abord, en accord et peut-être sous la pression de l’allié russe, elle ouvre un « second front », une diversion de grande ampleur, apparaissant médiatiquement comme une seconde guerre de même dimension, par rapport à la guerre en Ukraine où l’impérialisme russe piétine. L’offensive russe d’Avdiivka a d’ailleurs coïncidé avec la provocation des 7-8 octobre. Je reviendrai plus loin sur cette dimension globale.

Du point de vue des alignements diplomatiques fluctuants de la période, il faut rappeler que la provocation du Hamas intervient un peu plus d’un mois après que le sommet des BRICS à Johannesburg ait proposé un élargissement des BRICS centré sur le Proche et Moyen Orient, associant Iran et Arabie saoudite ainsi que les Émirats Arabes Unis, l’Égypte et l’Éthiopie (et, par ailleurs, l’Argentine). Et un peu plus d’un an après la « réconciliation » Téhéran/Ryad sous médiation chinoise.

De toute évidence, les couteaux restent tirés sous la table, et la situation créée en Palestine/Israël oblige notamment Ryad et Abu Dabi à se réaligner d’une façon ou d’une autre. Dans les relations entre islamismes, une collaboration poussée avec le Hamas contribue d’ailleurs à relativiser, du point de vue de Téhéran, l’opposition sunnites/chiites, susceptible d’être dépassée dans une sorte de course contre-révolutionnaire. L’instrumentalisation de la guérilla houtie au Yémen, qui lance des missiles vers Israël par-dessus la mer Rouge et l’Arabie saoudite, participe de cette politique. De plus, la Nakba qui vient de se produire au Karabagh/Artsakh, en rapprochant le moment possible d’une continuité territoriale Turquie/Azerbaïdjan, a pu indiquer au régime iranien qu’il avait intérêt à produire maintenant, sans attendre, des mouvements tectoniques, avant que d’autres en profitent (en l’occurrence les panturcs, autre courant réactionnaire).

Enfin, la force de la protestation démocratique interne à la société judéo-israélienne contre Netanyahou indiquait que celui-ci ne durerait pas forcément longtemps et que l’opportunité de jouer avec lui la politique du pire pourrait s’éloigner si l’on tardait trop.

A propos du « deux poids deux mesures »

Les États-Unis, sur lesquels, concernant ce sujet, Royaume-Uni, Allemagne, France, Italie et Japon, sont relativement plus alignés que sur l’Ukraine, ont tout d’abord défini leur politique dans le cadre de la formule du « droit d’Israël à assurer sa sécurité », formule hypocrite validant crimes de guerre et crimes contre l’humanité. La sécurité du peuple judéo-israélien requiert en réalité la reconnaissance d’un État palestinien viable, et la cohabitation intriquée de deux États démocratiques et laïques reconnaissant les droits humains dont les droits des minorités – ce que ne sont présentement ni l’État israélien, ni l’ersatz d’État de l’ « Autorité palestinienne », ni l’État du Hamas à Gaza.

Il est flagrant, et révoltant, que le « deux poids deux mesures » anti-palestinien est en vigueur dans les discours officiels, dominant dans les médias, en Europe et en Amérique du Nord. Mais en même temps, aucun dirigeant « occidental » n’est à même de mesurer et de dire quelle est la gravité historique réelle ressentie par les Juifs du monde entier en ce qui concerne les pogroms des 7-8 octobre – que la Shoah peut recommencer.

Ils sont totalement incapables de caractériser réellement le Hamas, au-delà d’une diabolisation visant l’ensemble des Palestiniens, d’autant qu’ils en ont été eux-mêmes, comme le gouvernement Netanyahou, des complices et des utilisateurs opportunistes.

De manière caricaturale, en France, le président Macron et son ministre de l’Intérieur Darmanin exigent qu’on répète comme un mantra « terroristes », « terroristes », tendant à amalgamer tout soutien aux demandes palestiniennes à du « terrorisme », et à criminaliser toute restriction dans l’emploi de ce terme, tout en étant eux-mêmes bien incapables d’appeler pogroms les pogroms du Hamas, et bien entendu de qualifier de terroristes les actes de l’État et de l’armée israéliens.

Le positionnement de Washington et la possibilité sous-jacente de la guerre mondiale

Mais la réaction états-unienne va forcément au-delà de ces éléments, somme toute traditionnels et répétitifs.

Il est évident que Washington est inquiet de la « riposte » du pouvoir israélien et des prétextes qu’ils donneront au régime iranien et à ses antennes du Hezbollah et des Houthis pour attaquer, prétextes que Téhéran attend ouvertement, les mollahs appelant pratiquement de leurs vœux un massacre à Gaza pour avoir leur motif.

Washington incite donc le pouvoir israélien à permettre des actes « humanitaires » qui consistent à aider la population de Gaza à se faire massacrer, tout en positionnant ses forces militaires pour intimider et prévenir une intervention du Hezbollah, des Houthis et au final de l’Iran.

La Maison blanche se trouve en situation de devoir à la fois agir en vue d’éviter une guerre « régionale » qui serait pour elle un nouveau problème s’ajoutant à la guerre russe contre l’Ukraine, et de montrer qu’elle est prête à la mener.

D’où le discours de Joe Biden, lors de son retour d’Israël, le 20 octobre dernier, aux tonalités rooseveltiennes : « Nous sommes face à un tournant de l’histoire. » Le nœud de ses annonces est une demande au Congrès d’allouer 61,4 milliards de dollars à l’Ukraine, dont 30 en armements, et 14,3 à Israël, dont 10,6 en armements. Le budget soumis au Congrès comporte aussi 7,4 milliards de dollars visant la Chine, d’une part par la concurrence en investissements de capital fixe dans le monde et d’autre part par la production de ces autres formes massives de capital fixe massifs que sont les sous-marins, mais cet aspect n’a pas été abordé dans le discours présidentiel se voulant historique.

Le couplage d’une hausse importante de l’aide militaire à l’Ukraine et de l’aide militaire à Israël, et le silence voulu sur la Chine, sont les deux caractéristiques politiques du discours de Biden.

Le premier point indique le choix de ne pas seulement viser l’Iran, mais bien la Russie, qui a misé sur la provocation des 7-8 octobre et ses suites. Le sens global de ce qui se joue là ne peut être compris qu’en relation avec les rapports de forces sociaux au plan mondial.

Tous les chefs d’État du monde, en février 2022, attendaient une défaite rapide de l’Ukraine. La suite qu’ils envisageaient, en isolant diplomatiquement et financièrement la Russie, était la confrontation États-Unis/Chine en mer de Chine. Rien ne s’est passé comme ils l’avaient envisagé et c’est la résistance populaire qui en a été la cause.

De ce fait, le piétinement russe en Ukraine et la possibilité d’une défaite russe mettant en cause le régime de Poutine sont un facteur de paix, non seulement parce que la condition de la paix en Ukraine n’est pas le cessez-le-feu, qui ne serait que la prolongation des exactions et de la guerre, mais est la libération de tout le territoire, mais parce que Xi Jinping a dû réévaluer les risques d’une occupation de Taiwan et que Washington a été contraint de se décentrer par rapport à l’aire Asie-Pacifique.

Par contre, l’ouverture d’une « seconde grande guerre » que serait une guerre, à risque nucléaire elle aussi, entre l’Iran et Israël, pourrait être inversement un facteur de marche plus rapide à la guerre mondiale, car il impliquerait et embourberait beaucoup plus encore Washington loin de la mer de Chine.

Beijing et Moscou, pour des raisons différentes, ont donc intérêt à cette énorme « diversion ».

La connexion entre Ukraine et Israël dans le discours de Joe Biden se veut un signal adressé à Moscou et à Téhéran, voulant affirmer que la Maison blanche est prête à une guerre qu’elle ne souhaite cependant pas, et se combine au silence délibéré sur la Chine, qui surplombe en réalité ces décisions.

Les choix budgétaires de soutien militaire à l’Ukraine soumis au Congrès étatsunien - ce n’est pas encore fait – ne sont donc pas dictés, est-il besoin de le préciser, par un souci d’aider un peuple contre son envahisseur impérialiste, mais par les intérêts géopolitiques de Washington qui en dictent à la fois l’ampleur, les limites et les conditions.

Leur couplage, affirmé dans ce discours, à une aide militaire à Israël dont tout le poids, dans la pratique, va tomber sur un autre peuple confronté à une oppression colonialiste, le peuple palestinien, est un cadeau tout à fait empoisonné pour les Ukrainiens.

Un remarquable article, encore d’une jeune camarade ukrainienne, Daria Saburova, Pourquoi les Ukrainiens doivent soutenir les Palestiniens, met bien en évidence les contradictions entre le salut apporté par le président ukrainien Zelenski aux annonces et à l’orientation idéologique du discours de Joe Biden du 20 octobre, et ce qu’avait été jusque-là (n’en déplaise aux croyances des campistes) l’orientation diplomatique réelle de l’Ukraine envers Israël, se prononçant pour la dénucléarisation, et contre l’occupation de la Cisjordanie et l’annexion de Jérusalem, lesquelles ne sont pas sans évoquer l’occupation du Donbass et l’annexion de la Crimée.

* * *

Plus que jamais, il est nécessaire que les militants et analystes entendant se situer sur le terrain des intérêts généraux de l’humanité contre le capital abordent la question de la guerre mondiale, non dans les termes de la soi-disant science « géopolitique » officielle, mais dans ceux, réels, des rapports sociaux et de la crise globale du capitalocène. Il est temps, au contraire, d’assimiler la réalité du risque de guerre et de destruction, et d’intégrer la politique militaire comme politique révolutionnaire.

VP, le 23/10/2023.

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