Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Négociations du secteur public

Entrevue avec Johanne Cadieux

Le Front commun : bilan à froid

En janvier au moment où l’entente signée entre le gouvernement et les représentants des centrales syndicales faisant partie du Front commun était discutée, les fédérations et syndicats affiliés ont majoritairement endossé le projet. Il y a eu, cependant, plusieurs secteurs dissidents dont la puissante Fédération des services sociaux et de la santé (FSSS) de la CSN et la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), majoritaire dans le secteur scolaire à Montréal, Laval et Gatineau.

Parallèlement, on a observé, lors de plusieurs débats, une acceptation « par défaut » de l’entente, sans enthousiasme, avec un sentiment diffus mais réel que les résultats espérés de cette lutte n’avaient pas été atteints même si, dépendamment des secteurs, il y a eu des gains, en même temps que l’absence de reculs majeurs (ce qui était le vœu du gouvernement). Dans ces discussions, on a aussi souvent entendu, de la part des représentants syndicaux comme des membres de la base, des propos qui, en gros, disaient que c’était le mieux qui pouvait être réalisé dans les « circonstances », en tenant compte du rapport de forces. Bref, l’entente était endossée, pas tellement de gaité de cœur, mais parce qu’il y avait du scepticisme sur la possibilité de continuer la lutte, un manque de confiance `la sur capacité des syndicats coalisés de mener à bien une « grande lutte », à la fois pour l’amélioration des conditions de travail d’une part, et pour bloquer les politiques « austéritaires » du gouvernement. Notons enfin que le discours syndical officiel, celui de la CSN en particulier, a évité un ton triomphaliste, tout en soulignant que le Front commun avait réussi à marquer des gains. Selon Jacques Létourneau, les syndicats devaient se réjouir du fait que le Front commun a au moins réussi à bloquer les demandes patronales outrageuses. C’est dans ce contexte que les NCS ont organisé diverses consultations en janvier et en février, au moment même où le débat avait cours.

D’autres débats ont été organisés par divers réseaux, notamment « Lutte commune » et les Comités intersyndicaux de Québec Solidaire à Montréal et à Québec. Parallèlement, nous avons réalisé des entrevues avec des militantes et des militants pour sonder l’opinion de ceux et celles qui sont en première ligne. C’est donc une de ces entrevues que vous lirez plus loin, avec Johanne Cadieux, qui préside le secteur soutien cégeps au sein de la Fédération des employées et des employés des services publics (FEESP) de la CSN. Le secteur soutien cégeps regroupe plus de 4 500 membres répartis dans 34 établissements collégiaux et deux centres informatiques situés dans onze régions administratives sur les treize que compte le Québec.

Pierre Beaudet

Comment s’est passée votre négociation sectorielle concernant les employées et employés de cégep ?

Cela a été une négociation difficile, plus difficile en tout cas que la dernière fois en 2010. En réalité, les négociateurs patronaux n’avaient aucun mandat. Ils n’avaient aucune autonomie et se contentaient d’attendre les directives du Conseil du trésor. En d’autres mots, la « vraie » négociation était complètement politique, menée par un gouvernement qui voulait tester jusqu’où il pourrait aller pour imposer ses politiques d’austérité. Les conditions de travail sur le terrain, la qualité des services rendus, la réalité au jour le jour dans les institutions, bref tout ce qui fait la vraie vie dans les cégeps (et ailleurs dans le secteur public), ne pouvaient être discutés sérieusement.

La structure même de la négociation est un problème …

Dans le cadre de la loi 37, les contraintes sont pesantes. Les syndicats doivent déposer leurs demandes en premier, ce qui donne un avantage à l’employeur. Le rythme et la fréquence des séances sont en grande partie déterminés par la partie patronale. L’exercice du droit de grève est énormément contraint. C’est un mur juridique contraignant que nous confrontons et qui devrait, un jour, être remis en question.

Au bout de la ligne, quel a été le résultat de la négociation pour vous ?

Au départ, la partie patronale présentait 147 demandes qui touchaient le cœur de nos conditions de travail. De manière explicite et aussi entre les lignes, leur objectif était de précariser une très grande partie des employées et des employés. Imaginez-vous que le gouvernement voulait nous mettre au chômage durant l’été ! Sur toute la ligne, c’étaient des reculs majeurs : retarder l’acquisition de la sécurité d’emploi, imposition d’horaires atypiques, obligation pour les travailleurs et les travailleuses d’aller travailler à des centaines de kilomètres de leur lieu de travail actuel, restrictions de l’accès à l’assurance invalidité. Tout cela ensemble, c’était des reculs de 20, voire 30 ans pour nos conditions de travail. Mais nous avons mobilisé pendant des mois, et, quand le gouvernement a constaté que le rapport de forces ne lui était pas favorable, il a laissé tomber. Le massacre à la scie mécanique a été évité. Plus encore, la majorité de nos 47 demandes ont été acceptées, dont des gains pour limiter la précarité des emplois, une meilleure intégration des travailleurs-étudiants selon les échelles de la convention collective, la procédure de griefs, etc.

Que dire justement de l’entente au niveau des salaires ?

On reste un peu loin de la demande initiale qui demandait 13,5% d’augmentation sur trois ans. Ce n’est pas pour autant, en ce qui concerne nos membres, la catastrophe, mais ce n’est pas une grande victoire. Comme tous le savent, le gouvernement a mis dans la balance, au-delà des augmentations de salaires, sa « relativité salariale » (liée à un redressement de la structure salariale selon un rangement établi). Près de 70% de nos membres ont ou auront ainsi gagné des avantages supplémentaires, Pour certaines de nos membres, le redressement salarial représente 2.4 % d’augmentation.

Qu’est-ce qui n’a pas été atteint ?

Comme je l’ai dit, l’augmentation réelle et officielle des salaires, si on peut dire, nonobstant les gains au niveau de la relativité et de quelques montants forfaitaires, reste de 5,25%, et en plus, dans le cadre d’une convention de cinq ans, et non de trois (ce que nous voulions). Nous avons dû contrer les attaques sur le régime de retraite. Dans notre secteur, ce n’est donc pas un recul majeur, ni non plus un gain majeur. Pour nos membres où l’entente a été ratifiée assez majoritairement, le sentiment était qu’on ne pouvait pas aller beaucoup plus loin. Dans ce sens, on peut dire que la stratégie patronale s’est imposée. C’était d’ailleurs leur plan de match : refuser des augmentations de salaire légitimes et nécessaires au nom de l’« austérité », quitte à adoucir la pilule par quelques mesures compensatoires, sans procéder brutalement à une « réingénierie » qui aurait attaqué de plein fouet nos conditions de travail.


Quelques faits saillants de l’entente

  Le règlement salarial est de 5,25 sur cinq ans, dont 1,5 % en 2016, 1,75 % en 2017 et 2 % en 2018, bonifié par un bonus de $500 en 2015 et de $250 en 2019.
  La relativité salariale est de 2,4 % en moyenne.
  Le règlement n’a pas touché aux coupures budgétaires et de postes en santé et en éducation de 2014, 2015 et celles prévues en 2016.
  L’âge de la retraite a été reporté à 61 ans et l’augmentation de la pénalité actuarielle de 4 % à 6 % pour qui voudrait devancer sa retraite.

Source : Comité intersyndicaux de QS de Montréal et de Québec


Est-ce que les syndicats auraient pu faire autrement ?

J’ai dit auparavant que le cadre lourd et bureaucratisé de la négociation est un obstacle. Pour autant, et c’est normal, nos membres tiennent au Front commun. Le fait de se battre à 400 000 personnes ensemble change la donne pour nous. Les mobilisations du printemps et de l’automne dernier ont été bien organisées et ont réussi, non seulement à mobiliser la base, mais à réveiller l’opinion publique que les médias ont tenté d’endormir. Le lien entre l’enjeu de nos conventions collectives et la bataille plus large contre l’austérité a été établi, en gros. Il ne faut pas oublier, que dans notre secteur soutien cégeps, une nouvelle génération militante s’est levée, dont plusieurs étaient des « vétérans » des grèves étudiantes des dernières années. Il y a beaucoup de jeunes qui veulent renouveler les pratiques syndicales et ça, c’est très important.


Sur la relativité salariale

A partir d’avril 2019, les augmentations relatives à cet aspect de l’entente seront les suivantes :
Dans la santé et les services sociaux
 Infirmières et préposés aux bénéficiaires : 2,5 %
  Auxiliaires de santé et de services sociaux : 2,2 %
  Préposés à l’entretien ménager : de 9,9 à 3,0 %
  Cuisiniers : 10,6 %
  Préposés à la buanderie : 2,6 %
  Agents administratifs classes 3 et 4 : 2,5 %
  Magasiniers : 2,8 %
  Ergothérapeutes et travailleurs sociaux : 2,5 %
·
- -Dans l’éducation
  Agents de bureau classe principale : 1,9 %
  Techniciens en éducation spécialisé : 2,1 %
  Éducateurs en service de garde : 2,0 %
  Surveillants d’élèves et Préposés aux élèves handicapés : 2,5 %
  Concierges classe 2 : 3,9 %
  Agents administratifs classe 2 : 2,1 %
  Agents administratifs classe 3 : 2,5 %
  Ouvriers d’entretien classe 2 : 5,7 %
Source : CSN


La ratification de l’entente avant la fin de l’année était-elle nécessaire ? Est-ce que la lutte aurait pu être prolongée ?

C’est en tout cas ce que pensent plusieurs syndicalistes comme ceux de la FSSS par exemple. Cependant, il y avait et il y a un certain nombre de dangers. Le gouvernement a apaisé l’opinion publique, dans un sens, en se vantant d’avoir trouvé un « compromis » avec les syndiqués. C’est le discours des médias qui donnent l’impression que la négociation a permis à tout le monde de gagner. Dans notre fédération et dans notre au secteur soutien cégeps, nous avons évalué qu’il était préférable d’accepter cette entente, en partie à cause de l’écart entre les offres initiales du Conseil du Trésor et l’entente de principe obtenue le 17 décembre où près de 4 milliards de plus ont été injectés à la table centrale. Plusieurs de nos membres hésitaient à l’idée de continuer des actions de grève, avec les pertes de revenus que cela représente. Il faut dire que pour notre secteur et le secteur de l’éducation en général, le « timing » de Noël et l’intersession n’incitait pas beaucoup de monde à continuer la lutte. Au total, je dirais que nous avons été déçus des résultats au niveau d’un certain nombre d’éléments essentiels, mais que nous nous sommes dit qu’on avait fait quelques gains et que nous avions surtout évité le pire. Après tout, l’entente du Front commun n’était pas la « fin de l’histoire ».

Des gains malgré une entente insatisfaisante

Mais si la CSN et ses partenaires du Front commun ont fait le choix de recommander cette entente de principe, c’est que nous la jugeons satisfaisante dans le contexte où nous l’avons négociée. Ce ne sont pas toutes les composantes du Front commun qui étaient prêtes à poursuivre la grève. Nous croyons que, vu la conjoncture à laquelle nous étions confrontés, nous avons obtenu le maximum possible, tout en évitant que le gouvernement n’utilise la menace d’une loi spéciale. Bien sûr que nous aurions aimé aller en chercher plus. Mais lorsqu’on compare le cadre financier mis de l’avant au départ par le gouvernement avec ce que nous sommes parvenus à négocier, principalement grâce à une mobilisation sans précédent de la part des travailleuses et des travailleurs du secteur public, et pas juste à la table centrale, mais pour l’ensemble des conditions de travail du secteur public, on peut certainement affirmer que les gains sont significatifs. Bien malin est celui qui, l’an dernier, aurait pu prévoir un tel dénouement dans les négociations du secteur public et que nous aurions réussi à défoncer le cadre financier du gouvernement Couillard en obtenant un montant trois fois supérieur à l’offre de départ pour ce qui est de la rémunération globale.
Jacques Létourneau, président de la CSN

Et comment cette « histoire » va continuer, justement ?

Le mouvement syndical dans son ensemble, et certains secteurs en particulier, ont démontré leur force de blocage. Jusqu’à l’automne, nous avons gagné plusieurs « batailles des idées », sur l’importance de préserver le secteur public, ce qui est plus qu’une question de salaires pour les employées et les employés. Je crois sincèrement que les prochaines batailles, celles des CPE notamment, seront très animées et que nos membres vont y participer comme citoyen-nes et parents. Ce gouvernement, il l’a dit à plusieurs reprises, veut changer notre société selon le « modèle » américain, avec des écarts croissants entre le 1% et le 99% et un secteur public atrophié. Autrement dit, il ne va pas lâcher. Mais attention, nous non plus n’allons pas lâcher.


C ‘est pas fini !

Nous avions promis un automne chaud, nous l’avons eu ! Les travailleuses et les travailleurs du secteur public se sont engagés avec vigueur et combativité dans la lutte pour le renouvellement de leur convention collective. Par ailleurs, la population a bien vu que cette lutte était nécessaire et elle a appuyé les travailleuses et travailleurs. Soulignons également que le secteur public n’a pas été le seul à être en lutte cet automne. Plus de 1 300 organismes communautaires ont aussi exercé des journées de grève contre l’austérité et leur sous-financement. Des associations étudiantes ont débrayé en appui au secteur public et contre l’austérité. À de nombreuses occasions, nous avons exercé une réelle solidarité au travers de nos actions mutuelles. Notre mobilisation ne s’arrêtera pas avec la fin des négociations du secteur public. La lutte à l’austérité doit se poursuivre, quels qu’en soient les résultats. Les attaques du gouvernement envers la population québécoise se poursuivent, même envers les plus vulnérables comme les personnes assistées sociales. Face à ce gouvernement motivé par une logique dogmatique austère et autoritaire, nous n’avons d’autre choix que de poursuivre nos luttes !

Dominique Daigneault, présidente du Conseil central du Montréal-métropolitain de Montréal
Extrait du journal L’Unité du CCMM, janvier 2016

Johanne Cadieux

Préside le secteur soutien cégeps au sein de la Fédération des employées et des employées de services publics (FEESP) de la CSN

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