Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Éducation

Le sens retourné des mots

J’étais là. J’ai vu les policiers foncer sur mes étudiants, les matraquer et les arroser de poivre de Cayenne. J’ai entendu les insultes, les menaces, les défis qu’ils leur lançaient. Eux, emmurés dans leur certitude obéissante, casqués, armés, violents. J’ai entendu le bruit de la matraque sur le crâne de ces jeunes filles et de ces jeunes garçons qui n’avaient que leurs cheveux et leur peau pour se défendre contre les coups. J’ai vu le sang couler le long des tempes sur des visages. J’ai vu une épaule sortie de sa capsule, les yeux poivrés d’un handicapé en chaise roulante. Ce poivre. Mot si familier, si anodin, tout près d’être risible. Mais qui blesse et humilie. J’ai senti la violence incommensurable de la révolte en moi : j’ai senti la colère. J’ai regardé ensuite les nouvelles et je n’ai rien vu de ce à quoi j’avais assisté. 

Cela parce que des étudiants demandent depuis des mois à parler au gouvernement et que celui-ci refuse de le faire. La cause des étudiants est juste : il s’agit de rendre l’éducation accessible à tous et la hausse des frais de scolarité ne le permet plus. Comment le droit à l’éducation de certains individus peut-il prévaloir sur l’accès de tous à l’éducation ? La question pourrait sembler absurde. Mais ce gouvernement et sa loi spéciale nous forcent à la poser en ces termes. Comment peut-on invoquer le droit des individus au détriment de celui de tous ? Ce n’est pas qu’antidémocratique, c’est « insensé »... Comment peut-on faire une loi qui ne s’applique pas à tous ou encore qui s’impose à tous mais au seul bénéfice de certains ? Que valent une loi ou un droit, que signifient ces termes et avec eux que signifie le mot justice lui-même s’ils ne s’appliquent plus qu’à un seul ou à quelques uns ? C’est au sens des mots que ce gouvernement s’est attaqué : rompant le premier des pactes sociaux, celui sur lequel tous les autres reposent. 

La responsabilité, qui découle du rapport à autrui, fonde la possibilité du droit, en même temps que celle d’obéir ou de désobéir aux lois. Nous devenons responsables, en effet, non pas quand nous obéissons aveuglément, mais lorsque nous répondons à ceux qui s’adressent à nous, nous appellent et nous interpellent. Si nous n’étions qu’obéissants, il ne nous servirait à rien d’être responsables. Il nous faut en effet reconnaître le sens et la valeur de la loi pour vouloir y obéir. Il nous faut pouvoir être en mesure d’exercer la justice pour être juste. Et pour cela il faut être libre. Comment être responsable de ses actes si on n’a même plus la liberté d’en répondre ? Or ce gouvernement qui ne répond pas, en revanche exige qu’on lui obéisse aveuglément. « Nous faisons un pas en avant, mais nous ne reculerons pas. » Voilà à peu près comment « ne parle pas » ce gouvernement. Il ne sait parler qu’en retournant le sens des mots. Comment peut-on encore parler de démocratie, quand le principal responsable ne répond pas, est donc irresponsable ? 

Obsédés par la sécurité, déconnectés de la réalité, réfugiés dans des bunkers de non-pensée, d’irresponsabilité, ceux qui refusent toute intimidation et toute violence, font frapper nos enfants, frappent sur nos enfants. Comment, s’ils les recevaient, ces ministres de la projection et du déni nommeraient-ils tous les coups qu’ils ont autorisés et ordonnés depuis le début de ce conflit ? Oui, on a retourné les mots comme des gants. 

Nous entrons donc dans une période grave de notre histoire. Le gouvernement a perdu sa légitimité lorsqu’il a donné comme condition de la négociation la cessation d’une violence dont il était le principal auteur, lorsqu’il a lui-même rompu le pacte fondamental de nos sociétés humaines, le pacte langagier. Le seul code que nous sommes tous appelés à respecter sous peine de nous dissoudre dans l’insignifiance et qui nous donne non seulement droit à l’existence, mais l’existence elle-même, car nous ne serions rien sans les mots qui nous unissent et nous permettent de nous parler, de penser, de concevoir les choses et leurs rapports, d’ériger des lois et des États, nous ne serions rien sans les mots, sans les mots que nous avons tous appris à l’école, car l’école, l’éducation n’est pas qu’un droit, elle est la première condition de possibilité de notre humanité. Il n’y a pas d’état de nature de l’homme. On ne naît pas homme, on le devient et on le devient en apprenant à l’être. Voilà pourquoi l’éducation est la tâche fondamentale qui rend l’humanité possible. Elle-même ne peut être subordonnée à aucune autre car elle est la condition de toutes les autres : nous avons en effet besoin du langage, nous avons besoin des connaissances et des techniques pour survivre en tant qu’espèce et c’est par l’éducation que nous obtenons tout cela. La santé serait notre plus grand bien ? Mais il n’y a pas de santé sans médecine, et pas de médecine sans connaissances, pas de connaissances sans éducation... Que serions-nous, en effet, sans la culture, sans la raison, le langage, sans nos goûts et nos valeurs ? Que serait notre vie, à quoi ressemblerait notre conscience intime ? La langue, les mots, en effet, n’appartiennent à personne, mais à tous, or il suffit de les apprendre pour obtenir tout le savoir, car le savoir est essentiellement la révélation de l’être par la parole. Nous ne recevons pas l’éducation comme si nous étions indépendants d’elle, elle nous forme et nous constitue, nous nous saisissons, nous modifions, nous aimons à travers elle : c’est là le plus grand bien commun. Et vouloir en priver une partie de nos enfants, c’est vouloir empêcher des êtres humains de développer leur humanité, c’est vouloir empêcher des êtres humains d’exister. 

Jean Pierre Lorange
Professeur de philosophie
Collège de Rosemont

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