Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Lettre ouverte à Amir Khadir

Cher Amir,

Membre de Québec Solidaire et fervent indépendantiste ayant quitté il y quelques années un Parti Québécois trop à droite pour moi, je me permets aujourd’hui de réagir à la lettre que tu en envoyée récemment à Bernard Drainville. Je te remercie de continuer à contribuer ainsi à ce débat de société à la fois délicat mais aussi important pour le Québec d’aujourd’hui et de demain. En même temps plus je relis ta lettre, tout en comprenant les craintes de dérapage qui t’habitent, plus j’y trouve un ton hautain qui ne te ressemble pas, porteur d’un courant qui semble incarner seul la vérité dans le débat actuel, insensible aux inquiétudes et préoccupations partagées par une majorité de Québécois dont je suis et véhiculées par le gouvernement de Pauline Marois à travers son projet de Charte.

Tu n’accorde aucune crédibilité à la démarche du gouvernement du Parti Québécois. Tu crois que ce gouvernement agit au mieux par calcul électoraliste pour devenir majoritaire suite à une prochaine campagne électorale qui se ferait sur la Charte et au détriment d’une minorité de la population. Au pire il serait lui-même habité par les préjugés et la xénophobie à l’égard de cette même minorité. Jamais il ne semble te passer par l’idée que cette proposition de Charte québécoise des valeurs soit inspirée avant tout par des préoccupations et des convictions partagées par une part importante de la population, et par le besoin à cette étape de l’histoire du Québec d’une affirmation collective comme société à la fois semblable et différente de d’autres dans le monde. Sans nier la présence d’un calcul politique à saveur électorale se pourrait-il que ce gouvernement représente également des appréhensions légitimes et une volonté d’agir d’une partie importante de la population du Québec dont je fais partie suite à l’accroissement de l’immigration et des défis inhérents à la cohabitation, avant tout à Montréal, d’une population de plus en plus métissée et où les Québécois d’origine française sommes maintenant devenus minoritaires ? Se peut-il que ce gouvernement représente également l’appréhension d’une partie importante de la population des autres régions du Québec vis à vis de la réalité vécue à Montréal et de ses conséquences possibles sur l’avenir du Québec suite à ces changements relativement récents au niveau de la composition de sa population ?

Je prendrai un seul exemple dans mon propre environnement dans le quartier Ste-Marie à Montréal. Ma conjointe et moi sommes membres d’un jardin communautaire où les jardiniers(ères) sont aux deux tiers Québécois(es) d’origine française et un tiers d’origine benglaise et donc Musulmans. La cohabitation entre les deux groupes n’y est pas toujours facile. Sans nier qu’il y ait des préjugés et même de la xénophobie chez certains jardiniers d’origine française qui ne facilitent pas l’intégration de l’autre groupe, je vais parler de comportements souvent répétés de la part de plusieurs Bengladais qui ne favorisent en rien leur intégration dans le quartier et dans la société québécoise. Tout d’abord une minorité d’entre eux nous adressent la parole, presque exclusivement des hommes, et s’adressent à nous en anglais et exprimant le désir que nous leur répondions dans la langue de Shakespeare. De plus les femmes souvent drapées de la tête aux pieds dans leurs longs vêtement et, sauf exception, ne nous saluent jamais et en particulier lorsque nous sommes des hommes. Cette façon de faire est inacceptable dans notre société où les femmes et les hommes sommes sur un même pied d’égalité et où le clivage entre les deux sexes n’existe plus. L’une d’entre elles, relativement jeune, porte même depuis l’an dernier un voile qui lui couvre le bas de la figure en plus de la tête. De plus peu des jardiniers bengladais effectuent leurs travaux communautaires obligatoires malgré l’appel répété du comité du jardin. Tout en ayant assumé comme membre du comité du jardin un rôle de médiateur il y a deux ans je me pose de sérieuses questions sur la possible intégration de gens si éloignés de notre mode de vie, de notre culture et de notre langue. A partir de ma propre expérience je trouve donc tout à fait légitime les inquiétudes partagées par une partie importante de mes concitoyens(nes) québécois(es) et ramenées à l’avant scène par la débat actuel sur la Charte.

Je pense que dans la Charte québécoises des valeurs il faut affirmer haut et fort des principes comme la laïcité de l’état, l’égalité entre les femmes et les hommes, et la langue française comme langue commune au Québec, ce sur quoi en principe tu es d’accord, mais nous divergeons profondément dans leur application dont l’interdiction du port de signes ostentatoires sur les lieux de travail par les fonctionnaires et les éducatrices en garderie.

J’aime bien par contre la partie de ta lettre où tu situes le débat entre les courants de modernité et de tradition et ce, à l’échelle non seulement nationale mais également internationale. La tradition il n’y a pas si longtemps au Québec voulait dire l’omniprésence de la religion dans la vie de tous les jours. Dans le Québec moderne la tradition récente en est une de séparation entre l’église et l’état et de laïcité même si cette laïcisation est à poursuivre comme nous le démontre le débat sur la Charte. Pour ma part dans le débat actuel sur la Charte je me considère en comparaison de personnes comme toi avant tout comme porteur de la tradition récemment adoptée au Québec et de son affirmation et non pas d’une modernité trop relativiste et ouverte pour moi, tout en étant favorable à la diversité. Je suis pour une laïcité de l’état qui impose aux individus des limitations au port de signes ostentatoires dans la vie québécoise. Personne n’interdit au Québec à qui que ce soit de pratiquer sa religion, ce qui n’est malheureusement pas le cas dans certaines parties du monde. Je suis contre le port des signes ostentatoires pour tous les représentants(es) de l’état et des institutions, et également par les employés(es) d’organismes financés par l’état, incluant les fonctionnaires, les professeurs et les éducatrices en garderie, mais également les élus(es) pendant leurs heures où ils sont en fonction. Je suis également contre le port de signes ostentatoires dans par les employés(es) dans toutes les institutions publiques et privées, dans les entreprises et les commerces également. Partisan de la liberté religieuse dans la sphère privée et dans les lieux de culte, je pense qu’il est tout à faire raisonnable de restreindre l’expression de sa foi religieuse pendant ses heures de travail. Et comme nous vivons à visage découvert dans notre société je suis également contre le port du niqab ou éventuellement de la burka dans les lieux publics et sur la rue.

Tu parles également d’unité et de diversité ce qui est un autre point important. Je sens le besoin de plus d’unité que toi tout en étant ouvert à la diversité. Le désir d’unité pour moi doit notamment s’exprimer dans des gestes et des paroles plus nombreux de certaines personnes et communautés d’origine immigrante de vouloir ’’ vivre à Rome comme les Romains ’’ et de partager notre mode de vie, notre culture et notre histoire. Cela passe avant tout par parler français, accepter certains compromis sur son mode de vie et sur sa pratique religieuse et exprimer avant tout son désir de faire partie du ’’ nous ’’ de la nation québécoise, nation qui se donnera éventuellement un pays. A ce désir clairement exprimé haut et fort la grande majorité des Québécois réaffirmeraient haut et fort à leur tour leur désir d’accueil, d’inclusion et de partage de notre espace collectif et de notre grand territoire avec les gens venus d’ailleurs dans un respect de leur différence. Unité ne veut pas dire uniformité comme tu le laisses entendre mais bien prôner une cohésion de la société tout en respectant les différences. Même Philippe Couillard semble maintenant comprendre que les compromis ne peuvent toujours se faire du même côté.

Je pense qu’un souveraineté inclusive ne peut se faire au détriment d’une négation du creuset historique québécois au nom d’une modernité et d’une ouverture béate. Tu pourrais avoir raison en pensant que l’appui à la souveraineté pourrait diminuer chez les Québécois d’origine immigrante à court terme suite au débat et à l’adoption éventuelle de la Charte, quoi que 25% d’entre eux appuieraient la Charte selon un récent sondage. Pour ma part je suis plus optimiste en me disant que si ces 25% se reportent vers un oui à l’indépendance du Québec, avec un oui de l’ordre de 60% chez les Québécois d’origine française, nous serions enfin prêts à plonger dans notre avenir collectif. Si par contre suite au débat actuel cela prend plus de temps à créer cette unité et à colmater les brèches de notre division la cohésion sociale acquise par l’adoption de la Charte nous permettra avec le temps de resserrer les rangs autour d’un projet de société commun pour lequel quelques grandes lignes auront été tracées et pavera par la suite la voie à l’indépendance du Québec. En prenant le temps de la d’une confrontation démocratique nécessaire et encore une fois exemplaire nous aurons ainsi contribué ainsi à notre manière à la diversité du monde dont tu parles.

Pour ce qui est de Québec Solidaire, notre parti, sa mauvaise compréhension de la question identitaire et sa vision figée et dogmatique concernant la défense légitime des minorités aura de lourdes conséquences sur le développement du parti dans les autres régions que Montréal et sera également une lourde hypothèque si la prochaine élection portait principalement sur la Charte de la laïcité. Tout en maintenant s’il le veut par principe sa position sur le port des signes ostentatoires le parti aurait intérêt à écouter ses membres et ses électeurs et à modifier son analyse et ses propos sur la question. Le dernier sondage dit que la moitié de la clientèle électorale de QS est en accord avec la Charte proposée par le gouvernement Marois, ce qui est également mon cas. Dans un tel contexte notre vote serait loin d’être assuré pour le parti.

Amicalement et solidairement

Yves Chartrand

Yves Chartrand

Intervenant social
Montréal

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...