Édition du 23 avril 2024

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Arts culture et société

Margaret Atwood : “Défendre Rushdie, c’est défendre la liberté”

Salman Rushdie, victime d’une attaque au couteau le 12 août dernier, est non seulement un monument de la littérature, mais aussi le symbole de la liberté d’expression et des menaces qui pèsent sur elle. Le soutenir est donc essentiel, explique la romancière canadienne dans ce texte traduit en français en exclusivité par “Courrier International”.

The Guardian | Traduit de l’anglais par le Courrier international | DESSIN DE FALCO, CUBA

Il y a fort longtemps, le 7 décembre 1992 pour être précise, j’étais dans les coulisses d’un théâtre de Toronto, et j’ôtais un stetson de ma tête. Avec deux autres écrivains, Timothy Findley et Paul Quarrington, je venais d’interpréter un medley de classiques de la chanson country revisités à la sauce littéraire – nous avions chanté Ghost Writers in the Sky [littéralement “Prête-plume dans le ciel”, sur l’air du Ghost Riders in the Sky de Johnny Cash], If I Had the Wings of an Agent, [littéralement “Si j’avais les ailes d’un agent”, sur l’air de If I Had the Wings of an Angel] et d’autres parodies un peu niaises. C’était un événement de bienfaisance de l’association PEN Canada comme il s’en faisait à l’époque : des écrivains déguisés se tournaient en dérision, au profit d’autres écrivains persécutés par des gouvernements pour leurs écrits.

Tandis que mes deux acolytes et moi déplorions notre atroce prestation, on frappa à la porte. Les coulisses étaient bouclées, nous annonça-t-on. Des agents secrets communiquaient via leur manche de veston. Salman Rushdie venait d’arriver au Canada, un peu comme par magie. Il devait monter sur scène aux côtés de Bob Rae, le Premier ministre de l’Ontario, premier chef de gouvernement du monde à lui avoir publiquement apporté son soutien. “Et c’est vous, Margaret, en tant qu’ancienne présidente de la PEN Canada, qui allez le présenter”, me dit-on.
Gloups. “Ah, d’accord”, lâchai-je, et je m’exécutai : en ces temps troublés, il s’agissait de se montrer à la hauteur de ses principes. Et aujourd’hui, après l’attentat qui a visé Salman Rushdie [le 12 août dernier], c’est tout aussi nécessaire.

Un génie de la littérature

Rushdie avait explosé dans le paysage littéraire en 1981, avec son deuxième roman, Les Enfants de minuit. Il avait remporté cette année-là le Booker Prize, et c’était amplement mérité : non contente de briller par son inventivité et son ambition, par son ampleur historique et par son agilité verbale, cette œuvre allait ouvrir la voie à plusieurs générations d’écrivains qui, par leur identité ou par leurs thématiques, pouvaient se croire exclus de la grande fête de la littérature anglophone. Rushdie a depuis tout raflé, hormis le prix Nobel : il a été fait chevalier, son nom est sur tous les palmarès des plus grands écrivains britanniques, il a récolté une impressionnante moisson de récompenses et d’honneurs, mais, surtout, il a touché et inspiré un nombre formidable d’êtres humains dans le monde entier. D’innombrables auteurs, et de lecteurs, ont envers lui une dette immense.

Et cette dette vient subitement de s’alourdir encore. Lui qui depuis longtemps défend la liberté d’expression dans l’art contre tous ses ennemis, en est désormais un martyr, et qu’il ait survécu n’y change rien.

“Tout peut arriver, n’importe où”

Rushdie méritera une place de choix sur tout monument aux écrivains assassinés, torturés, emprisonnés et persécutés. Le 12 août, il s’est fait poignarder alors qu’il se trouvait sur scène pour un événement littéraire organisé à la Chautauqua, une vénérable institution dans l’État de New York. Il paraît que “ça n’arrive pas chez nous” ? Une fois encore, nous voilà détrompés : dans le monde dans lequel nous vivons, tout peut arriver, n’importe où. La démocratie américaine est menacée comme jamais elle ne l’a été, et cette tentative d’assassinat contre un écrivain n’en est que le énième symptôme.

S’il a été visé par cet attentat, c’est sans nul doute à cause de son quatrième roman, Les Versets sataniques – œuvre que son auteur décrit comme une fantaisie satirique sur le sentiment d’égarement que peuvent ressentir des migrants venus (par exemple) d’Inde au Royaume-Uni. Or cette œuvre [parue en 1988] a été instrumentalisée, au service d’une lutte de pouvoir politique dans un lointain pays.

Les écrivains : des proies faciles

Pour un régime sous pression, rien de tel qu’un petit autodafé de livres pour distraire le peuple. Les écrivains n’ont pas grand-chose pour se défendre : ni armée, ni milliards de dollars, ni base électorale captive. Autant dire qu’ils font des boucs émissaires faciles. Il est si commode de jeter l’opprobre sur eux : ils ont pour vecteur les mots, et les mots sont par nature ambigus, toujours sujets à mauvaise interprétation, et les écrivains ont tendance à être grande gueule, voire carrément râleurs. Pire, bien souvent, ils n’hésitent pas à dire leurs quatre vérités aux puissants. Quand ils ne le font pas, leurs livres vont toujours en déranger certains.

Comme le disent souvent les auteurs eux-mêmes, si ce que vous écrivez fait l’unanimité, c’est que vous vous êtes trompé quelque part. Mais quand c’est un dirigeant que vous heurtez, l’issue peut être fatale, nombre d’écrivains le savent bien.

Dans le cas de Rushdie, le puissant qui l’a instrumentalisé, on le sait, est l’ayatollah iranien Khomeini. En 1989, ce dernier avait lancé contre lui une fatwa – c’est un peu l’équivalent des bulles d’excommunication qui servaient d’armes aux papes, au Moyen Âge et à la Renaissance, aussi bien contre des dirigeants temporels que contre des adversaires théologiques comme Martin Luther. Khomeini offrait aussi une importante récompense à qui assassinerait Rushdie. Les meurtres et les tentatives de meurtres ont été nombreux – le traducteur de Rushdie en japonais, Hitoshi Igarashi, est mort assassiné en 1991 après une agression au couteau. Rushdie lui-même fut contraint de vivre de longues années dans la clandestinité, avant de sortir peu à peu de ce cocon forcé – son apparition à Toronto avait d’ailleurs été le premier grand pas. Depuis vingt ans, il menait une existence relativement normale.

La liberté d’expression mais pas de calomnier ou de nuire

Malgré tout, jamais Salman Rushdie n’a manqué une occasion de défendre publiquement les valeurs qu’il n’a cessé d’incarner depuis qu’il écrit. Au premier rang de ces valeurs, la liberté d’expression. Longtemps relégué parmi les poncifs de gauche les plus barbants, ce concept est devenu hautement explosif depuis que l’extrême droite s’efforce de le dévoyer au service de la calomnie, du mensonge et de la haine, et que l’extrême gauche tente de s’en débarrasser pour mieux servir sa vision de la perfection. Nul besoin d’être devin pour prédire les nombreuses discussions dont fera l’objet ce sujet, si tant est qu’un jour nous retrouvons notre capacité à débattre de façon rationnelle. Quelle qu’en soit la définition, une chose est sûre : le droit à la liberté d’expression ne comprend pas le droit de calomnier, de mentir au sujet de faits avérés avec l’intention de nuire, de lancer des menaces de mort ou de faire l’apologie du meurtre. Tous ces actes doivent être punis par la loi.

Quand à ceux qui y vont encore d’un “Oui, mais… ” à propos de Rushdie (“ Oui mais franchement il n’a pas été très malin”, façon “ah, oui, c’est bien triste ce viol mais enfin pourquoi avait-elle mis une jupe pareille ?”), laissez-moi seulement dire qu’il n’y a pas de victime parfaite. Il n’y a d’ailleurs pas d’artiste parfait, pas plus qu’il n’y a d’art parfait. Les opposants à la censure se retrouvent bien souvent à défendre un travail qu’ils jugent par ailleurs très mauvais, car cette défense est nécessaire – sinon c’est notre voix même que nous risquons tous de perdre.

Il y a longtemps, un député canadien avait comparé les danseurs classiques à des “fruits en caleçon long qui sautent partout”. Qu’on les laisse donc sauter, si ça leur chante ! ai-je envie de répondre.

Vivre dans une démocratie pluraliste, c’est être entouré de voix multiples, qui pour certaines disent des choses qui ne vous plaisent pas.

Comme l’a fait Salman Rushdie, il est impératif de défendre le droit de ces voix à s’exprimer, sous peine de se retrouver à vivre sous la tyrannie.

Salman Rushdie n’avait pas pour ambition de devenir un héros de la liberté d’expression, mais c’est ce qu’il est désormais. Tous les écrivains (hormis les robots endoctrinés ou ceux qui servent la soupe au pouvoir) lui doivent la plus infinie gratitude.

Margaret Atwood
Lire l’article original
https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/aug/15/salman-rushdie-free-speech-tyranny-satanic-verses

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