Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Pas de nouvelles divisions dans le mouvement moi aussi, elles étaient là depuis longtemps

Natasha Lennard, The Intercept, le 20 janvier 2018
Traduction, Alexandra Cyr

La Marche des femmes de janvier 2017 qui a rassemblé des millions de personnes, s’est avéré la plus grande manifestation de l’histoire américaine.

Les pancartes, les macarons et les slogans proclamaient : « Les petites chattes reviennent » ! Expression de la rage des femmes contre le Président Trump. Une année d’actions a donné des résultats inattendus. Le cri de ralliement de la Marche des femmes a trouvé son expression dans le mouvement Moi aussi. Les femmes se sont emparées des discours sur la violence sexuelle, le harcèlement et l’oppression patriarcale et ont saisi le pouvoir accroché à ces thèmes dans le passé.

En 2018, l’anniversaire de la Marche des femmes arrive à un moment critique. On se demande si ce mouvement féministe en devenir n’est pas allé trop loin dans l’accaparement des luttes antérieures. Cela est devenu évident cette semaine lorsqu’a surgit le débat féroce autour des accusations contre Aziz Ansari. (Acteur et humoriste américain accusé d’agression sexuelle par une jeune photographe qui a publié son témoignage sous un pseudo et dont l’intervention est remise en doute par une partie des féministes. La polémique met en cause la notion de consentement. Pour un exposé des faits en français, voir madamefigaro.fr. N.D.T.)

La dénonciatrice a déclaré que l’acteur voulait la contraindre à aller plus loin que ce qu’elle voulait lors d’un échange sexuel, malgré les « signes non verbaux » qu’elle lui donnait. Cette histoire a soulevé une vague de fureur. Beaucoup trop de commentateurs.trices ont semblé questionner le propos en demandant pourquoi la jeune femme n’était pas partie immédiatement. Ou encore si elle ne déplorait pas tout simplement un rendez-vous qui avait mal tourné. Dans les grands médias, beaucoup ont soutenu que cette jeune personne mettait le mouvement « moi aussi » en danger.

La vérité est plus compliquée. Le mouvement « moi aussi » ne met pas soudainement en lumière des contradictions. Le cri de ralliement révèle la variété d’idées et de stratégies féministes qu’il représente, d’ailleurs parfois incompatibles entre elles. Ce n’est pas un front uni. Restreindre le débat qui émerge à savoir si les femmes sont allées « trop loin », c’est tenter de masquer des fractures plus profondes qui logent dans le « mouvement des femmes » plus largement.

Les accusations n’ont pas créé ces fractures. Mais les débats qu’elles ont engendrés les ont révélées. Elles sont présentes dans les analyses et positions politiques, idéologiques, de génération et de classe. Comme l’a souligné Ashleigh Banfield sur les ondes de la chaine de télévision HLN, « elles n’en ont pas pour autant laminé le mouvement ». Elles ont plutôt mis en lumière le fait que plusieurs d’entre nous ne pensent pas ce mouvement dans les mêmes termes. Les schismes ne sont pas nouveaux. Ils se sont transformés en arguments à propos de l’intersectionnalité (Courant du féminisme qui veut intégrer les diverses oppressions simultanées que peuvent subir des femmes. Pour un exposé simple et assez clair, voir le site Les glorieuses. N.d.t.) durant la Marche des femmes mais ils existaient bien avant. Ces axes de division sont généralement soulignés par des reportages explosifs dans les grands médias en impliquant des célébrités.

Il faut lire la réponse tendancieuse du chroniqueur réactionnaire Bari Weiss dans le New York Times, aux accusations contre M Ansari, (…) Il en fait porter le poids à la dénonciatrice. Il écrit : « Ce qui devrait être un mouvement pour le renforcement du pouvoir des femmes, n’est qu’une démonstration emblématique de leur impuissance. En confondant une mauvaise rencontre sexuelle avec un assaut sexuel, elle crée un dangereux amalgame qui permet de criminaliser ce qu’on appelle la sexualité masculiniste et consolide le statut de victime des femmes ».

La chronique a pris une allure d’abus de louanges et de condamnation rageuse en se situant plus du côté centre libéral que de gauche. Pour certains-es ce texte touchait le cœur des possibles ambiguïtés et des dangers de MeToo. Pour d’autres, il ne faisait que blâmer les victimes et donner de la crédibilité à la violence systémique que combat MeToo. Mais ce qui a fait moins de bruit, c’est la prétendue position féministe de M. Weiss qui dit que nous devrions construire un mouvement « de renforcement du pouvoir des femmes ».

Quand donc nous sommes nous entendues pour dire laquelle des deux problématiques, le renforcement du pouvoir des femmes ou leur situation de victimes sans défense, serait notre combat ? Bien sûr, une partie des féministes centristes qui font partie des élites ont le pouvoir de faire valoir leurs positions dans les médias et de circonscrire le terrain sur lequel nous devons lutter. Au mieux, elles soutiennent que le mouvement féministe doit s’attacher au renforcement du pouvoir des femmes et mettre de côté la lutte contre le patriarcat. Seule une vision étroite permet de penser que ces deux constituantes du combat peuvent être interchangeables. Politiquement parlant, il s’agit ici d’une stratégie réformiste qui prétend que le pouvoir peut être partagé, qu’il est possible d’intégrer ses structures sans que le patriarcat ne soit d’abord combattu et défait.

La journaliste Halima Mansoor souligne que la position de M. Weiss et d’autres personnes comme (…) Woopi Goldberg (actrice et humoriste américaine) trahissent leur statut privilégié en condamnant l’accusatrice de M. Ansari. Elles lui reprochent de n’avoir pas parlé plus fort et quitté les lieux quand sa rencontre sexuelle lui est devenue inconfortable et a tourné au viol selon elle. Mme Mansoor soutient que : « Les privilèges finissent par fermer les yeux de ceux et celles qui en profitent et qui arrivent à se convaincre que tous et toutes détiennent un tel pouvoir et devraient donc réagir à leur manière ».

Voilà donc le problème que charrient les appels sans substance au « renforcement du pouvoir des femmes ». Ceux et celles qui les promeuvent ne démontrent que peu d’intérêt pour le fonctionnement du pouvoir.

Les limites de MeToo étaient visibles dès ses débuts. Sa popularité s’est établie à partir des récits individuels de traumas subits par des célébrités principalement de race blanche et politiquement positionnée à gauche. Un mouvement dépendant d’une lignée infinie de victimes qui dénoncent des criminels et des prédateurs notoires, ne peut vraiment élargir son territoire.

L’Alianza Nacional de Campesinas, l’organisation nationale des ouvrières agricoles a publié une lettre au nom d’environ 700,000 femmes qui travaillent dans les champs et les installations d’empaquetage aux États-Unis. Elle s’adressait aux survivantes des assauts sexuels d’Hollywood les invitant à une solidarité qui dépasse les faubourgs de Los Angeles et New-York.

Les appels au « renforcement du pouvoir des femmes » ne changent pas grand-chose pour la plupart des travailleuses qui font face à du harcèlement sexuel sur leurs lieux de travail. Elles sont généralement incapables de fuir le type de rapports sociaux qui les structurent émotionnellement et financièrement. Il semble bien que les détracteurs-trices de la personne qui accuse M. Ansari ne comprennent pas cet aspect du problème.

Depuis ses débuts, immédiatement après l’élection de D. Trump, le soit disant mouvement de résistance a été marqué par les divisions. C’est d’ailleurs une caractéristique dans l’histoire des mouvements sociaux. Il y a un an, la préparation de la Marche des femmes a été passée au crible pour déceler les contradictions entre la direction donnée par des libérales privilégiées et l’organisation comme telle. Au point de départ, le slogan d’appel devait être : « La marche d’un million de femmes ». Mais des militantes l’ont rejeté parce que selon elles, c’était s’emparer du slogan d’une marche des femmes noires de Philadelphie qui avait eut lieu en 1997.

Ce sont les interventions de groupes organisateurs progressistes et radicaux et de militantes de ces groupes, comme Linda Sarsour (d’un groupe de femmes arabes), Winnie Wong de People for Bernie, la transgenre Janet Mock et Nelini Stamp du Working Families Party, qui ont élaboré le concept des « principes d’unité de la Marche des femmes », dont une vision politique de l’intersectionnalité a finalement émergé. La solidarité avec les immigrantes, les travailleuses du sexe et d’autres femmes vulnérables a été mise en lumière.

Ces militantes continuent de travailler de diverses manières pour faire évoluer la situation. Cette année, le comité organisateur de la Marche des femmes (s’est réuni) à Las Vegas le 21 janvier sous son nouveau slogan : « Notre pouvoir dans les élections ». Il vise à faire élire plus de femmes et de candidats progressistes aux postes de Membres du Congrès, de gouverneurs des États et dans toutes les élections locales à travers le pays. Mais d’autres activités ne sont pas nécessairement liées à cette orientation électorale. À New-York, une Marche des femmes où des participants-es brandiront des parapluies noirs, s’élève contre les poursuites qui visent ceux et celles qui ont été arrêtés-es en masse lors de la Marche du 20 janvier 2017. Un autre groupe sera sous la bannière des travailleuses du sexe. Son objectif est de souligner la grève des strip-teaseuses en cours à New-York et d’insister pour que tout débat féministe inclut la situation des travailleuses du sexe.

Tous les efforts déployés autour de ces marches visent à ce que le moment politique qu’à représenté la Marche des femmes (de janvier 2017) se transforme en organisations concrètes et radicales. Il s’agit de développer un mouvement qui puisse soutenir les femmes pour qu’elles arrivent à changer les structures de la société. Il ne s’agit pas d’introduire une simple dose de renforcement de leur pouvoir déjà acquise par des actrices populaires. Il s’agit surtout (de modifier les règles) pour celles qui sont des travailleuses précaires et qui font parti de communautés marginalisées. C’est une approche que les détracteurs.trices de la dénonciatrice de M. Ansari devraient méditer.

Nous perdons de vue ces possibilités politiques quand nous laissons des gens comme M. Weiss délimiter le débat sur l’avenir de la lutte féministe. Qui que ce soit qui entache la réputation des femmes noires révolutionnaires ou celles qui ont moins de possibilités de faire valoir leurs histoires publiquement nous rend un mauvais service en ce moment particulier de la lutte féministe. Si des réactionnaires comme M. Weiss craignent que le mouvement féministe qu’ils imaginent va à sa perte, j’espère qu’ils ont raison. Quand à nous, nous continuerons à avancer.

Natasha Lennard

Natasha Lennard (Londres, 1986) est une écrivaine et une journaliste vivant à New York. Son travail a été publié entre autres dans le New York Times, Nation, Esquire, Vice, Salon, The Intercept et le New Inquiry. Elle enseigne le journalisme critique à la New School For Social Research de New York.

Elle est co-auteure avec Brad Evans du livre Violence : Humans in Dark Times (City Lights, 2018) et l’auteure de Being Numerous : Essays on Non-fascist Life (Verso, 2019).

http://www.tlaxcala-int.org/biographie.asp?ref_aut=7219&lg_pp=fr

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