Édition du 23 avril 2024

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Économie

Piketty, Les Echos et les fanatiques de la propriété

Il y a certainement à boire et à manger dans les 1 200 pages du dernier essai des Thomas Piketty. On ne fait pas une si grosse omelette sans casser quelques œufs et s’attirer les critiques. Mais il y a longtemps qu’un travail académique n’avait provoqué des réactions aussi épidermiques, et pour tout dire grotesques, de la part d’autres personnalités à prétention scientifique, que dans les deux pages que Les Echos du 19 septembre ont consacré à « l’affaire Piketty ».

Tiré de Alternatives économiques.

Cela commence dès le titre général de cet ensemble d’articles qui se prétend une « enquête » : « Anatomie d’un pamphlet anticapitaliste ». Chers confrères, relisez le dictionnaire : un pamphlet est « un court écrit satirique qui attaque avec violence le gouvernement, les institutions, la religion ». Mille deux cents pages, ce n’est pas à proprement parler une brève. Le ton de l’auteur n’est ni ironique, ni violent. D’ailleurs l’éditorialiste Jean-Marc Vittori convient qu’il s’agit « d’une somme », certes « unilatérale », mais qui ouvre « des perspectives saisissantes ».

La propriété érigée en religion

Pour en finir avec le pamphlet, qui est une caractérisation très péjorative d’une œuvre de l’esprit, convenons qu’il ne s’en prend pas au gouvernement, ni aux institutions, mais peut-être bien à la religion, à condition que ce soit celle du capitalisme. Car à lire les contributeurs, on sent bien que Thomas Piketty, et sa proposition de redistribuer l’héritage (donc la propriété privée), passerait pour le diable du XXIe siècle, ressuscitant le spectre qui hanta les possédants au XIXe siècle : le partageux, le communiste, celui qui pourrait s’en prendre aux « propriétés ».

Dans la bouche des prêtres de la déesse propriété, aucun mot n’est trop fort pour condamner ces mal-pensants aux gémonies. Philippe Trainar, directeur de la Fondation Scor, voit dans le partagisme pikettien une « tentation liberticide », puisque la liberté économique serait « au fondement de la liberté humaine ». Ce qui est bien avec l’emphase, c’est qu’elle ruine le propos. Lorsqu’un auteur propose de redistribuer les immenses fortunes, Les Echos, propriété de Bernard Arnault, première d’entre elles, crient : « Touche pas au grisbi ! » Nous conseillons à Philippe Trainar un stage d’observation dans une prison turque : il pourra constater comment un régime respectueux de la propriété privée enferme les journalistes, les universitaires, les militaires, et même les religieux qui ne pensent pas comme il faut…

Une posture dépassée

Gaspard Koenig, essayiste, reprend au bond la balle lancée par Philippe Trainar. Non seulement Thomas Piketty c’est Staline et le Goulag en pire, mais c’est aussi le retour assuré à l’âge de pierre : « En refermant ce livre, il ne nous reste plus qu’à retourner vivre comme les chasseurs-cueilleurs », écrit-il. Lecteurs de Capital et Idéologie, sachez-le, vous mangerez bientôt des larves et des baies sauvages ! Dans les années 1970, les écologistes étaient accusés de prôner « le retour à l’âge de la bougie », par les industrialistes. On constate aujourd’hui qui avait raison…

Les Torquemada libéraux se jettent dans le procès en sorcellerie de « l’apôtre de l’égalité réelle », péché capital. On lit même que ce qui est grave dans la maladie mentale de l’auteur, c’est qu’il « pense que l’impôt c’est bien ». Et alors ? Les clercs montent au créneau avec de gros sabots, et en appelant à la rescousse les mânes de Rousseau, Fitch, Proudhon, Ferghuson, de Soto, Rawls, et même Marx et Gramsci. Cela fait beaucoup de monde pour imposer finalement le slogan de Margaret Thatcher dans les années 1980 : « Il n’y a pas d’alternative ! » au libéralisme. Mais n’ont-ils pas conscience d’être dépassés, alors que même Alain Minc et Guy Sorman cherchent désespérément une autre voie, avant que la cocotte-minute sociale n’explose ?

Thomas Piketty explore dans l’histoire, les sciences sociales et les statistiques comment les idéologies de la propriété ont permis le règne sans partage des capitalistes. Les Echos ont paradoxalement apporté leur pierre à ce débat en se faisant le haut-parleur sans filtre des idéologues du propriétarisme. Si l’on voulait faire la démonstration que le libéralisme est bien le rempart des possédants, on ne s’y serait pas pris autrement.

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