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Retraites : le coup de force de Macron

Retraites : face à un pouvoir radicalisé, les syndicats ont besoin d’une nouvelle stratégie

Après trois mois de mouvement social contre la réforme des retraites, la radicalité du pouvoir rend nécessaire une révision de la stratégie syndicale. Les grandes journées de manifestation ont atteint leurs limites. Comment aller plus loin ? En visant un objectif : rendre le monde du travail ingouvernable.

13 avril 2023 | tiré de medipart.fr | Photo : Des dirigeants syndicaux au départ de la manifestation du 6 avril 2023 à Paris. © Photo Chang Martin / Sipa

Comment ne pas se résoudre à l’épuisement du mouvement contre la réforme des retraites ? La « journée nationale d’action » de ce jeudi pourrait bien marquer un moment clé dans le mouvement contre le projet du gouvernement. Et pas seulement parce qu’elle a lieu la veille de la décision du Conseil constitutionnel sur ladite réforme. Mais également car la nécessité d’une révision de la stratégie d’opposition semble s’imposer.

Pour comprendre comment faire, il faut mesurer le caractère unique de ce mouvement vieux de trois mois, qui peut déjà être considéré comme un moment majeur de l’histoire sociale récente du pays. Pour plusieurs raisons.

D’abord, l’ampleur des manifestations, qui s’explique en partie par l’unité syndicale, elle aussi remarquable. Les cortèges imposants ont structuré le mouvement, permis de le renouveler et donné voix à l’opposition de la population contre la réforme, avec une énergie et une créativité jamais vues depuis des décennies.

Ensuite, parce que les mobilisations ont su rebondir et muer. Après le point haut du 31 janvier, les journées du 7 mars puis du 23 mars ont débouché sur un regain de participation, en réaction aux fins de non-recevoir du gouvernement et à l’usage de l’article 49-3. Des relances qui ont conduit de nouveaux publics dans l’opposition à la réforme des retraites, notamment les étudiants, les jeunes et les lycéens.

Enfin, le mouvement s’est diffusé dans la société : il s’est accompagné d’une agitation permanente et polymorphe, sous forme de blocages de sites, de manifestations spontanées et bien sûr d’un certain nombre de grèves classiques. Ces journées ont permis de créer ce « quelque chose », comme le note l’autrice Lola Lafon dans Libération : une réflexion commune, une atmosphère, une détermination, une solidarité.

Mais il faut se rendre à l’évidence : la répétition de ces manifestations n’est pas une condition suffisante pour faire céder un pouvoir « radicalisé » (terme utilisé par la nouvelle secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet). Pour l’exécutif, l’enjeu est de discipliner définitivement le mouvement social en le forçant à reconnaître sa défaite.

La scansion des « journées de mobilisation », multipliées comme un réflexe par l’intersyndicale, n’a pas fait bouger d’un iota le gouvernement sur le fond. À l’indifférence et au mépris s’est même ajoutée la répression. Depuis le 23 mars, et les incidents de la place de l’Opéra, les manifestations syndicales déclarées sont elles-mêmes l’objet de violences policières.

En parallèle, et c’est la deuxième limite du mouvement, la mobilisation massive, l’unité syndicale et le soutien de l’opinion n’ont pas débouché sur un quelconque blocage de l’économie. Alors que la crise sociale s’est très clairement, malgré les dénis du gouvernement, muée en crise politique et de régime, elle est restée quasi anodine sur le plan économique.

Les grèves sont certes nombreuses, mais elles demeurent ponctuelles, locales et peu coordonnées. L’impact sur la croissance est imperceptible et le contrôle général de l’économie n’est pas remis en cause. La question du « blocage » de l’économie a bien été mise à l’ordre du jour, mais sans stratégie cohérente. Le 7 mars, quand l’intersyndicale a appelé au blocage pour une journée, elle a couplé cet appel à une nouvelle « journée de manifestation », et en a donc dissous les effets : la grève s’est faite moins pour le blocage que pour manifester.

Par ailleurs, un blocage d’une journée n’avait pas vraiment de sens sur le plan stratégique. Mais sans coordination et dans une logique de conflit « à la carte », une telle démarche n’avait aucune chance de permettre un blocage du pays ou de constituer une menace sur l’économie. Il faut garder à l’esprit que même un mouvement dur comme celui de 1995 a eu un impact mineur sur le produit intérieur brut (PIB) : 0,2 point sur le trimestre concerné.

Vingt-sept ans plus tard, un mouvement ponctuel et peu cohérent ne pouvait avoir l’ambition de faire mieux. Pendant la protestation, l’économie continue de fonctionner. Ce qui permet au pouvoir de rouler des mécaniques. « Qu’on n’aille pas m’expliquer que le pays est à l’arrêt. Ce n’est pas vrai ! », pouvait ainsi pérorer Emmanuel Macron depuis la Chine. Et puisque l’économie n’est pas mise en danger, l’exécutif peut se permettre de tabler sur la répression et le pourrissement.

L’inévitable questionnement de la stratégie syndicale

Logiquement, une grande partie des citoyennes et citoyens mobilisés s’interrogent sur la pertinence de la stratégie des confédérations. Dans le rapport de force avec un pouvoir dont l’identité s’est construite sur le refus de toute concession à « la rue », demander poliment ne suffit pas. Et ne pas prévoir de réponse différente à l’entêtement du pouvoir est dangereux.

Or, si beaucoup de choses ont bougé depuis le 19 janvier, une est restée immuable pendant trois mois : le soir même de chaque manifestation, une nouvelle date était fixée pour la prochaine « journée d’action ». En d’autres termes : tout a changé sauf la stratégie, qui était déjà celle des anciennes mobilisations de 2010, 2016 et 2019-2020.

Le risque est donc bien celui d’un épuisement du mouvement. Et si cette hypothèse se vérifie, il faudra que les syndicats expliquent comment ils ont pu échouer alors que, jamais depuis des décennies, les conditions d’un mouvement social ont été aussi favorables, tant par le soutien global de la population que par la capacité de plusieurs secteurs économiques et sociaux de se mobiliser.

L’insuffisance de la scansion des « journées de mobilisation » est évidente. Mais le risque serait alors de basculer dans une logique d’« action directe » et d’avant-garde insurrectionnelle.

Il faut donc porter dès maintenant la question de la stratégie, pour revivifier le mouvement. Mais aussi, quelle que soit l’issue de la lutte actuelle, pour construire à l’avenir, contre l’esprit de défaite, une résistance durable et efficace.

L’insuffisance de la scansion des « journées de mobilisation » est évidente. Mais le risque serait alors de basculer, en réponse aux provocations du pouvoir et à l’inertie de cette stratégie, dans une logique d’« action directe » et d’avant-garde insurrectionnelle. Cette logique est souvent avancée comme une sortie possible, en se prévalant du « succès » des « gilets jaunes ». Mais ce dernier mouvement a été diabolisé et fortement réprimé.

Quant aux « concessions » faites par le gouvernement en décembre 2018, elles étaient principalement… des baisses d’impôts. Ce qui est en jeu aujourd’hui est plus central pour Emmanuel Macron, c’est le cœur de son projet : faire pression sur le marché du travail par une réforme des retraites complémentaires de celles de l’assurance-chômage.

Cette fois, la répression a devancé la violence des manifestants, dès les événements de la place de la Concorde, le 20 mars, au soir du vote de la motion de censure. Et toute réponse par une montée de brutalité ne fera qu’accélérer le surgissement d’un nouvel agenda du pouvoir basé sur une logique de « parti de l’ordre ». La réforme des retraites sera alors oubliée derrière le discours de retour à l’ordre social.

Organiser l’agitation économique

La seule voie possible semble donc celle autour de laquelle tourne une partie de l’intersyndicale depuis quelques années : la massification du mouvement visant le fonctionnement normal de l’économie. Mais on le sait, le simple appel à la « grève générale » n’est pas une solution miraculeuse.

C’est d’ailleurs une objection que l’on retrouve souvent en défense de la poursuite de la stratégie syndicale actuelle : les syndicats feraient ce qu’ils peuvent, compte tenu de la faiblesse de la mobilisation dans les entreprises. Le réalisme fermerait les portes à d’autres options, obligeant à l’éternelle répétition du même.

Lors de la fin de la manifestation contre la réforme des retraites à Rennes, le 6 avril 2023. © Photo Justin Picaud / Sipa

Cet argument est sérieux. Après quatre décennies de bombardement néolibéral et de défaites à répétition des mouvements sociaux, l’état de la culture de la lutte n’est pas bon, y compris en France. C’est même déjà un miracle que la France de 2023 trouve la force de se lever contre une réforme des retraites après les violences réelles et sociales qui ont suivi les échecs de 2010 et 2016. À cela s’ajoute que les conditions sont particulièrement dures. L’inflation frappe les classes populaires avec une force rare et rend l’acte de grève encore plus difficile à réaliser.

Pour autant, tenir pour acquise l’impossibilité de durcir le mouvement n’est pas une voie possible. Cela reviendrait à reconnaître une forme d’inutilité syndicale, alors même que ces organisations sont implantées dans les entreprises et sont redevenues populaires dans l’opinion. Il faut donc tenter de mettre en place une autre stratégie.

Certes, la grève générale ne peut se décréter. Mais l’ampleur de la mobilisation actuelle et son inscription dans la réalité quotidienne du pays constituent des éléments qui permettent potentiellement de modifier cette passivité globale. Mais pour cela, il faut, comme on disait jadis, « saisir le moment propice ». En clair : si l’on n’essaie pas, on ne peut réussir.

Il s’agit d’organiser l’agitation économique permanente, précisément parce que ce qui fonde le système productif, c’est avant tout la stabilité, la prévisibilité et la confiance dans l’avenir.

L’échec du 7 mars n’est pas probant de ce point de vue, on l’a vu. Dans un article précédant cette journée, nous évoquions la nécessité d’« élargir le front » et de « durcir le ton ». L’idée était de tenter de prendre au sérieux le principe d’une offensive économique de grande ampleur en s’inspirant de la stratégie de « grève de masse » prônée par Rosa Luxemburg.

La nuance avec la vision classique de la « grève générale » n’est pas que de simple vocabulaire : elle implique un travail plus long et plus systématique sur la société pour organiser une forme de déstabilisation permanente du système productif. L’idée est en effet de permettre l’organisation d’un mouvement de grande ampleur fondé non pas sur un « grand moment » mais, au contraire, sur une myriade d’actions déterminées et successives dans les entreprises, venant perturber la sécurité économique et cherchant à imposer en permanence un ordre du jour politique.

Il s’agit d’organiser l’agitation économique permanente, précisément parce que ce qui fonde le système productif, c’est avant tout la stabilité, la prévisibilité et la confiance dans l’avenir. En frappant ici, on touche l’économie en profondeur. Autrement dit, il faut porter le combat sur les lieux de travail pour que le débat politique s’amplifie.

Une telle stratégie peut s’appuyer sur le mouvement actuel en cherchant à l’élargir et le coordonner le plus possible. Il ne s’agit pas d’en finir avec les manifestations, mais de capitaliser sur ce qu’elles ont apporté. La spontanéité des luttes que décrit Rosa Luxemburg n’est pas inexistante, mais elle est clairement insuffisante aujourd’hui.

Et c’est là que les syndicats ont sans doute un rôle à jouer, dans la coordination et l’entretien du mouvement. C’était la stratégie proposée récemment par la sociologue Aurore Koechlin. L’unité syndicale est sans doute le bon point de départ pour cet élargissement, qui permettrait de toucher des secteurs jusque-là peu mobilisés, notamment celui des services, le cœur de l’économie actuelle.

Une politisation nécessaire ?

Pour éviter les pièges de la répression, du pourrissement et du retour d’un « parti de l’ordre », il semble nécessaire de relancer le mouvement social. Et de ne pas reculer devant la politisation de ce mouvement. Ce dernier terme peut prêter à confusion : politiser, ce n’est pas lier le mouvement social à tel ou tel mouvement politique. La politisation ne signifie pas l’entrée dans le jeu électoral, elle signifie l’élargissement du combat aux déterminants politiques et économiques qui ont produit cette réforme et ses conséquences.

Cela permet de relier concrètement les conflits salariaux à la lutte contre la réforme, d’organiser l’agitation permanente évoquée plus haut, et de déboucher sur des moments de socialisation entre les travailleurs qui renforcent et organisent l’action. La clé est la même : éviter la passivité d’une position de spectateur et d’attente au sein du mouvement social.

Le but est bel et bien de rendre le monde du travail ingouvernable, et de favoriser une prise de conscience qui préparera les luttes futures.

C’est sans doute aux travailleurs et travailleuses, dans leurs syndicats et en dehors, de déterminer les formes concrètes d’une telle stratégie. Mais le but est bel et bien de rendre le monde du travail ingouvernable, et de favoriser une prise de conscience qui préparera les luttes futures.

Cela dit, il faut reconnaître que trois obstacles se dressent devant une telle stratégie. D’abord, le refus de toute « politisation » du mouvement social par plusieurs syndicats, qui veulent éviter toute récupération par un mouvement politique. La tradition syndicale française est fortement ancrée dans cette logique. C’est évident le cas à la CFDT, mais aussi à la CGT, qui est traumatisée par ses années de vassalisation au PCF.

Rappelons toutefois que la charte d’Amiens, adoptée en 1906 par la CGT, ou la CFDT des débuts rejetaient certes l’étatisme et la dimension électorale de la politique, mais en portant des projets hautement politiques de transformation sociale. Et c’est cela qu’il s’agit aujourd’hui de reprendre.

Là encore, les conditions sont idéales : la question de la retraite a ouvert une réflexion et une discussion plus larges sur la question du travail. Cette question est structurante dans le régime capitaliste et pose immédiatement sur la table d’autres sujets aujourd’hui brûlants : la rémunération, les conditions de travail, la finalité de la production. Poser sérieusement la question de la retraite revient donc immanquablement à interroger la structure de l’économie.

C’est en cela que le débat actuel est politique : il élargit la lutte. Or, cet élargissement est aussi une condition concrète de la victoire. Car toute « suspension » de la réforme reviendrait à faire revenir la question dans l’avenir. Et donc à ouvrir la voie à une potentielle défaite future. Ce fut le cas en 1995 : le pouvoir avait réformé la Sécurité sociale l’année suivante, puis les retraites en 2003. C’est là aussi où le combat syndical doit s’assumer comme politique : il doit construire les moyens de rendre ces défaites futures plus difficiles.

La conséquence de cette situation mène au deuxième obstacle : les syndicats se sont largement repliés sur des logiques de négociations au sein des entreprises. Il leur est donc désormais beaucoup plus difficile de porter des combats plus globaux sur les lieux de travail. C’est sans doute aussi pour cette raison que l’unité syndicale n’a pas pu déboucher sur une vague importante de grèves : le cadre syndical ne permet plus cette translation microéconomique de la lutte macroéconomique.

Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, a constaté les réponses du pouvoir à la modération et à la raison, et a par conséquent déjà fait bouger plusieurs de ses propres lignes rouges.

Enfin, l’unité syndicale s’est faite sur le plus petit dénominateur commun, le rejet du recul de l’âge légal de départ à la retraite. La stratégie des « journées d’action » traduit sans doute cette unité minimale. Aller plus loin demande une prise de conscience des limites de cette stratégie.

Le mouvement est sans doute en cours. Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, a constaté les réponses du pouvoir à la modération et à la raison, et a par conséquent déjà fait bouger plusieurs de ses propres lignes rouges. À la CGT, la nouvelle secrétaire générale, Sophie Binet, a clairement durci le ton en refusant toute « pause » dans le mouvement.

Il reste à savoir si cette unité syndicale est capable de survivre à un changement de stratégie. Ou si cette unité, qui faisait la force du mouvement, deviendra sa limite. Il faut prendre acte du moment stratégique crucial que vit le mouvement social : la violence économique et sociale, symbolique et concrète, qui suivrait une défaite serait telle qu’elle rend nécessaire de tout faire pour l’éviter. Les syndicats seraient les premiers à en payer le prix.

Romaric Godin

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