Édition du 7 mai 2024

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Histoire

Se souvenir de 14-18 sans verser dans le nationalisme

Comment se souvenir de 14-18 à l’heure de la récupération nationaliste de ses lieux de mémoire ? Louis Barthas, tonnelier socialiste de l’Aude, et ses Carnets de guerre (1919) nous offrent des pistes précieuses pour éviter à la fois le moralisme anesthésiant du « plus jamais ça » et l’injonction religieuse du « devoir de mémoire ». Un souvenir de 14-18 qui est donc profondément politique.

Tiré du blogue de l’auteur.

En dépit de la mise à distance critique qu’opère l’historiographie sur le passé, le discours produit par les acteurs historiques au sujet d’eux-mêmes demeure comme une matrice pour les mémoires et l’histoire. Cela est vrai pour le regard que l’on porte, par exemple, sur la Grèce ancienne - souvent très "athéno-centré" - et cela s’avère également vrai pour notre regard sur la Première Guerre mondiale - très ethnocentré, c’est-à-dire très national et même nationaliste, sans parler de l’emprise de la mémoire officielle produite et diffusée par l’appareil d’Etat.

Comment alors se souvenir de 14-18 sans se renier et sans en rester à la déploration lorsqu’on partage l’horizon de l’émancipation ? Comment éviter tous les 11 novembre de verser dans une mythologie nationaliste que colportent nombre de monuments aux morts montrant les vainqueurs de la guerre sortant du champ de bataille sans une égratignure dans une apothéose de gloire et d’héroïsme ? Comment, enfin, ne pas être dépossédé·es des expériences rétives à se couler dans le moule de la raison d’état et des espoirs révolutionnaires d’un monde différent nés dans l’horreur de cette guerre ?

Ce billet n’a évidemment pas la prétention d’apporter des réponses à des questions aussi vastes, mais il voudrait modestement restituer un souvenir subalterne de 14-18 en retrouvant une parole venant d’en bas et qui sonne aujourd’hui avec autant de justesse qu’il y a un siècle. Celle de Louis Barthas.

Parole d’en bas : l’extrait qui suit a été écrit par un tonnelier socialiste de l’Aude ayant fait la guerre de 1914 à 1918 et qui au retour chez lui écrit ses Carnets de guerre, devenus au fil du temps un classique parmi les récits autobiographiques de 14-18. Ce n’est donc pas un récit d’un général, d’un ministre, d’un parlementaire ou d’un écrivain. C’est le récit d’un pacifiste partisan de Jaurès qui ne comprend pas l’enthousiasme de son village, Pyeriac-Minervois, lors de l’entrée en guerre en août 1914. A cette date, il a 35 ans, marié, et deux enfants. Louis Barthas a été mobilisé dès le début du conflit dans l’infanterie. Il devient caporal. Il a connu des souffrances intenses au cours de plusieurs moments forts de la guerre, dont Verdun en 1916. La richesse de ses Carnets de guerre, initialement écrits pour sa famille, tient au fait que tout au long de la guerre, il a pris des notes car il voulait garder une trace de ce vécu. C’est lors de son retour chez lui en 1919 qu’il a commencé à rédiger ses Carnets de guerre d’où est extrait le texte qui suit, tiré de l’édition présentée par Rémy Cazals aux éditions de La Découverte : Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, 2013 (1978), p. 551-552.


"Enfin le jour tant désiré arriva pour moi le 14 février 1919.

Ce jour-là à Narbonne après de multiples formalités imposées aux démobilisés et passages dans une série de bureaux, un adjudant rond-de-cuir me tendit ma feuille de libération en me disant cette phrase attendue avec plus d’impatience que le Messie : "Allez, vous êtes libre."

J’étais libre après cinquante-quatre mois d’esclavage ! J’échappais enfin des griffes du militarisme à qui je vouais une haine farouche.

Cette haine je chercherai à l’inculquer à mes enfants, à mes amis, à mes proches. Je leur dirai que la Patrie, la Gloire, l’honneur militaire, les lauriers ne sont que de vains mots destinés à masquer ce que la guerre a d’effroyablement horrible, laid et cruel.

Pour maintenir le moral au cours de cette guerre, pour la justifier, on a menti cyniquement en disant qu’on luttait uniquement pour le triomphe du Droit et de la Justice, qu’on n’était guidés par aucune ambition, aucune convoitise coloniale ou intérêts financiers et commerciaux.

On a menti en nous disant qu’il fallait aller jusqu’au bout pour que ce soit la dernière des guerres.

On a menti en disant que nous, les poilus, nous voulions la continuation de la guerre pour venger les morts, pour que nos sacrifices ne soient pas inutiles.

On a menti... mais je renonce à écrire tous les mensonges sortis de la bouche ou sous la plume de nos gouvernants ou journalistes.

La victoire a fait tout oublier, tout absoudre ; il la fallait coûte que coûte à nos maîtres pour les sauver, et pour l’avoir ils auraient sacrifié toute la race, comme disait le général de Castelnau.

Et dans les villages on parle déjà d’élever des monuments de gloire, d’apothéose aux victimes de la grande tuerie, à ceux, disent les patriotards, qui "ont fait volontairement le sacrifice de leur vie", comme si les malheureux avaient pu choisir, faire différemment.

Je ne donnerai mon obole que si ces monuments symbolisaient une véhémente protestation contre la guerre, l’esprit de la guerre et non pour l’exalter, glorifier une telle mort afin d’inciter les générations futures à suivre l’exemple de ces martyrs malgré eux."


A l’heure d’une campagne présidentielle où l’espace public est saturé de nationalisme haineux, de propos xénophobes et d’un racisme décomplexé, ce témoignage d’un poilu a le mérite de rappeler les méfaits du nationalisme au cours de cette catastrophe sans précédent qu’a été la Première Guerre mondiale. A notre époque de crises multiples, le gouvernement, la classe dirigeante, la gauche de gouvernement, les droites et les extrêmes droites ne cessent d’en appeler sous une forme ou une autre au "patriotisme", au "sens civique", à l’adhésion derrière le président et le pouvoir exécutif, derrière l’armée et la police, derrière le drapeau, la République, etc. : façon de rappeler que le nationalisme pose en principe le devoir pour l’ensemble du corps politique d’adhérer et soutenir l’Etat qui représente la nation, laissant les autres questions politiques au second plan et imposant ainsi une censure aux critiques, aux luttes et aux conflits qui traversent la société française.

Que nous dit aujourd’hui Louis Barthas à propos du nationalisme et du militarisme en 14-18 ?

Que "la Patrie, la Gloire, l’honneur militaire, les lauriers ne sont que de vains mots destinés à masquer ce que la guerre a d’effroyablement horrible, laid et cruel." Masquer l’horreur de la violence de masse, faire taire les souffrances et les colères, cacher le visage hideux et effroyable de la barbarie moderne. Il n’y a bien sûr pas de guerre en cours aujourd’hui en France. Mais, il importe tout de même de noter que l’hystérie nationaliste dont elle souffre depuis maintenant quelque temps ne saurait avoir d’autre fonction que d’occulter et de taire ce que notre monde capitaliste et ce que la société française ont "d’effroyablement horrible, laid et cruel".

Car Louis Barthas témoigne dans ses Carnets de guerre de cette lucidité politique et pratique que possèdent tous les dominé·es ayant rompu avec l’ordre établi : le monde social n’a rien d’un espace homogène et lisse. Au contraire, il est divisé, radicalement : d’un côté, "nos maîtres", "nos gouvernants ou journalistes", en un mot les classes dominantes. De l’autre : les combattants, "martyrs malgré eux", "victimes de la grande tuerie". Entre les deux camps, Louis Barthas a choisi le sien, même si cela implique d’aller à contre-courant des idées dominantes de son temps. La vrai frontière n’est donc point à ses yeux entre les peuples mais entre les classes. S’il voue une "haine farouche" au militarisme et au nationalisme, c’est bien parce qu’il aime profondément la vie, les hommes et les femmes de son pays et d’ailleurs, son village, mais aussi la vérité.

Se souvenir de 14-18 aujourd’hui, c’est enfin se souvenir également de certaines leçons que nous enseigne cette expérience. Parmi ces leçons, Louis Barthas insiste dans l’extrait ci-dessus sur l’ère du grand mensonge qu’a été cette guerre. Non pas un mensonge pour tromper l’ennemi comme l’on s’y attend entre deux belligérants. Plutôt un mensonge de "nos maîtres" envers les masses populaires, à propos de la guerre, pour les mobiliser dans l’effort de guerre et maintenir ce dernier coûte que coûte, pendant des années, au prix de millions de vies humaines et d’une destruction apocalyptique de l’Europe. Les discours et la culture de guerre ont donc été une des conditions de possibilité des violences de masse.

C’est en effet ce que Louis Barthas décrit : "on a menti cyniquement en disant qu’on luttait uniquement pour le triomphe du Droit et de la Justice, qu’on n’était guidés par aucune ambition, aucune convoitise coloniale ou intérêts financiers et commerciaux. On a menti en nous disant qu’il fallait aller jusqu’au bout pour que ce soit la dernière des guerres. On a menti en disant que nous, les poilus, nous voulions la continuation de la guerre pour venger les morts, pour que nos sacrifices ne soient pas inutiles. On a menti... mais je renonce à écrire tous les mensonges sortis de la bouche ou sous la plume de nos gouvernants ou journalistes." Les discours guerriers ne sont pas étrangers à notre temps ; pourtant, rares sont les voix officielles aujourd’hui qui rappellent leurs conséquences imprévisibles et dévastatrices, en prenant exemple sur 14-18. Le mensonge dont parle Louis Barthas n’a par ailleurs rien de complotiste : il désigne la domination idéologique de la classe dirigeante au pouvoir et non pas quelque manipulation ou conspiration par un pouvoir occulte.

Pour toutes ces raisons, à un siècle de distance, Louis Barthas nous est contemporain. "Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps" (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, 2008).

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