Édition du 30 avril 2024

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Fiscalité

Traités d’investissement, accords commerciaux et paradis fiscaux - Une inquiétante combinaison

En apparence, les paradis fiscaux et les traités commerciaux ont peu en commun. Les premiers sont dénoncés pour leur contribution majeure aux fuites fiscales et pour les secrets qu’ils cachent, bien qu’aucun gouvernement n’ait résolu de façon significative de s’en prendre à eux. Les seconds sont considérés comme nécessaires à l’ère de la mondialisation, alors que les échanges commerciaux sans restrictions assureraient à tous la prospérité. Lorsque les juristes de grandes entreprises combinent les « avantages » de l’un et de l’autre, toutefois, les répercussions sur l’ensemble de la société sont alors importantes et il devient nécessaire d’en prendre la mesure.

Un regard plus attentif porté sur les accords commerciaux, de même que sur les traités d’investissement, permet de constater qu’ils ne sont pas aussi avantageux pour les populations qu’on pourrait le croire. Ils sont négociés en secret, ratifiés le plus souvent sans réelle consultation de la population et sont dans les faits difficilement réversibles. Les divers gouvernements du monde en négocient toujours plus sans qu’aucun bilan sérieux n’ait été fait sur les avantages et les inconvénients du libre-échange. Les accords commerciaux – des milliers de pages dans un langage juridique abscons – ne sont pas expliqués par les gouvernements dont les membres parviennent difficilement à en comprendre toutes les implications. Bref, la lancée à l’aveugle dans le libre-échange se fait sans grand respect de la démocratie.

Les paradis fiscaux et les accords commerciaux réduisent tous deux la portée de l’État de droit. Les premiers permettent qu’existe pour certains individus et entreprises la possibilité de lui échapper : en ne payant pas – ou peu – d’impôts, en venant ainsi briser le principe d’égalité entre tous les citoyens, en rendant inaccessibles certaines informations nécessaires pour exercer la justice.

Les accords commerciaux intègrent eux aussi une tradition du secret dans leurs négociations. Ils réduisent le pouvoir des gouvernements de mener des politiques commerciales et de développement local en éliminant les droits de douanes, en offrant les marchés publics à la concurrence internationale, en encourageant les privatisations. Ils permettent très souvent à des entreprises de poursuivre les gouvernements – alors que l’inverse n’est pas possible. Si bien que l’autonomie des États et les marges de manœuvres des gouvernements se trouvent alors réduites.

Malgré les déclarations des chefs d’État en faveur du libre-échange, il faut constater qu’après plus de quinze ans de ce régime, la prospérité promise n’est pas au rendez-vous : les salaires ont stagné, les crises se sont succédées, les délocalisations ont affecté les populations les plus vulnérables, les écarts entre riches et pauvres ont augmenté et l’environnement s’est détérioré. Les paradis fiscaux ont quant à eux permis de gruger les revenus des États et donné la possibilité à un grand nombre d’entreprises d’échapper à des réglementations établies dans l’intérêt public, en maintenant des filiales offshore.

Quoi qu’on en dise, et malgré leurs différences fondamentales, il est plus que jamais nécessaire de s’attaquer à l’un et à l’autre si l’on souhaite vivre dans un monde plus juste. Mais il faut aussi comprendre quels sont leurs effets combinés.

Les investisseurs contre l’État

Les paradis fiscaux s’introduisent dans certains aspects reliés aux traités commerciaux surtout par la protection des investissements. Cette particularité de nombreux accords commerciaux a été connue du public par le chapitre 11 de l’ALENA. Non sans stupéfaction, plusieurs ont découvert qu’une compagnie étatsunienne ou mexicaine pouvait poursuivre le gouvernement canadien si celui-ci la privait de profits anticipés. Le cas d’Ethyl Corporation a été maintes fois rapporté : le Canada a dû payer 13 millions de dollars en compensation à la compagnie et retirer une loi interdisant un additif pour l’essence jugé nuisible à la santé.

Malgré la consternation que ce cas et d’autres encore ont soulevé chez certains, et malgré l’échec de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), qui devait reporter ce genre de mesure à l’échelle internationale, éliminé à cause de l’opposition de citoyens à travers le monde, ces ententes ont la vie dure et se multiplient. On retrouve ces dispositions en faveur des investisseurs dans la plupart des accords de libre-échange négociés aujourd’hui – dont l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne. Mais aussi, dans quelque 3000 traités bilatéraux sur l’investissement (TBI) négociés ou en cours de négociations dans le monde actuellement.

Seules des compagnies étrangères peuvent entreprendre des poursuites. Cela parce que ces dispositions ont été créées à l’origine pour empêcher que des compagnies soient expropriées ou victimes de traitements injustes dans des pays aux gouvernements instables. Les compagnies comprendront très tôt les avantages évidents qu’elles peuvent tirer des mesures qui en découlent. On cherchera par la suite à en étendre la portée. Une question se posera alors à de nombreuses entreprises : si l’on peut profiter de ces traités contre des gouvernements étrangers, comment les utiliser contre son propre gouvernement ?

La solution : ouvrir une filiale dans un paradis fiscal inclus dans un traité et déclencher la poursuite à partir de cette base. Un cas très révélateur s’est produit à l’OMC alors que le plus petit État membre de cette organisation, Antigua et Barbuda (population : 88 000 habitants) a poursuivi le plus puissant, les États-Unis, et a gagné contre une interdiction de jeux en ligne.

Autre cas significatif : celui d’AbitibiBowater contre le gouvernement canadien. Le règlement de la poursuite intenté par la compagnie s’est élevé à 130 millions de dollars et a été le plus coûteux dans le cadre de l’ALENA. La compagnie avait fermé ses installations de Grand Fall – Winsor à Terre-Neuve et mis à pied des centaines d’employés. Le gouvernement de Terre-Neuve a alors tout simplement décidé de reprendre les actifs hydroélectriques et les droits sur les autres ressources qui avaient été loués à la société, une décision sage que n’a pas acceptée la compagnie. Mais comment une telle compagnie, avec son siège social à Montréal, a-t-elle pu intenter cette poursuite ? Elle s’est constituée en vertu des lois de l’État du Delaware, un paradis fiscal notoire au cœur même des États-Unis.

Le Costa Rica et le Panama

Le Canada a signé deux accords commerciaux avec des paradis fiscaux, l’un avec le Costa Rica en 2002 et l’autre avec le Panama en 2010. Aucune de ces ententes n’a fait beaucoup de bruit, et la seconde, bien que toute récente, a été ratifiée dans un silence particulièrement inquiétant.

Ces accords correspondent à une politique du gouvernement canadien de conclure des traités commerciaux bilatéraux, ce qui semble devenir d’autant plus nécessaire pour lui que les négociations multilatérales à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont dans un cul-de-sac. On peut se demander toutefois si notre gouvernement ne se lance pas à l’aveugle dans ce type de traités, sans développer une véritable réflexion sur ses choix. Il a ainsi ratifié un accord avec la Colombie, un pays peu respectueux des droits humains et cela, malgré l’importante désapprobation de nombreuses organisations citoyennes et syndicales des deux pays. Un accord a aussi été signé avec Israël.

Le fait de conclure des accords avec des paradis fiscaux soulève aussi un questionnement éthique : n’est-ce pas là une forme de légitimation des politiques de ces pays, à qui l’ont dit que leurs pratiques fiscales et leur secret bancaire ne dérangent pas ? Le cas du Panama est particulièrement inquiétant. Ce petit pays abrite quelque 400 000 sociétés, soit quatre fois plus que le Canada. Mais surtout, il est lié au narcotrafic, offre des services financiers au crime organisé et permet à haute échelle de laver l’argent sale ; il s’est aussi spécialisé dans l’attribution très accommodante de pavillons de complaisance, qui permettent à qui le veut de naviguer sans se préoccuper des lois [1].

Cet accord a aussi des effets sur les régulations canadiennes. Invité à donner son avis par le Comité permanent du commerce international du Canada le 17 novembre 2010, Todd Tucker, directeur de la recherche de Public Citizen’s Global Trade Watch, s’inquiétait du chapitre 9, portant justement sur la protection des investisseurs. Selon lui, « des centaines de milliers d’entreprises américaines, chinoises, caïmanaises et même canadiennes peuvent contester la réglementation canadienne en faisant appliquer par leur filiale panaméenne une planification agressive de la nationalité [2]. » La « protection » des investisseurs contre des lois conçues dans l’intérêt public pourrait ainsi avoir une portée plus grande que jamais.

Le piège des traités bilatéraux sur l’investissement

L’organisation Droits et démocratie a d’ailleurs produit une importante étude sur le sujet : Droits humains et traités bilatéraux sur l’investissement par Luke Eric Peterson. L’auteur s’interroge sur les possibilités de conflits entre les intérêts des investisseurs étrangers protégés par ces traités et les droits des personnes qui vivent dans les pays d’accueil, ce qui se produit indubitablement, conclut-il.

Dans sa démonstration, l’auteur aborde la complexité de la grande toile formée par ces accords. Ainsi, les entreprises peuvent facilement se défaire de ce qui les lient à leur pays d’origine pour poursuivre qui elles veulent, comme elles le veulent, sur des matières très diverses, à condition de trouver le TBI qui leur convient : « Même lorsque le pays d’origine d’un investisseur a conclu un TBI avec le pays hôte, l’investisseur peut choisir d’invoquer le traité d’un autre pays d’origine que le sien en structurant son investissement avec créativité [3]. » (Notons bien l’euphémisme dans l’usage du mot « créativité ».) Il donne l’exemple de la société Aeroport Development Corporation, qui a son siège à Montréal, mais qui s’est servie de filiales dans le paradis fiscal de Chypre pour avoir recours à un TBI Chypre/Hongrie qui lui a permis d’attaquer le gouvernement hongrois dans un différend concernant la construction et l’exploitation d’un terminal à l’aéroport de Budapest.

Dans son étude, Peterson mentionne l’un des reproches souvent adressé aux TBI : ces traités imposent de dures obligations pour les États, mais « pas de contreparties ou d’obligations équivalentes aux investisseurs [4] ». Ainsi les investisseurs peuvent poursuivre des États contre des réglementations d’intérêt public, par exemple pour protéger l’environnement ou assurer le droit à l’eau. Par contre, puisqu’ils sont libérés de toutes obligations, ces traités ne peuvent pas être un moyen d’attaquer une compagnie, par exemple pour non-respect de certains droits ou pour fuites fiscales. Certes, il existe d’autres tribunaux pour ces délits, dans les faits très peu mis en pratique. Mais les TBI, très utilisés par les entreprises, mettent les gouvernements sur la défensive, renversent le rapport de force et envoient un drôle de signal : ce sont les investisseurs – naturellement bons – qui doivent se protéger des gouvernements, et non pas les États qui doivent protéger les populations de la voracité des entreprises.

De plus, le recours aux TBI sont coûteux et contribuent à la mise en place d’une justice à deux vitesses. Les poursuites se déroulent pendant deux ans ou plus, les frais d’avocats sont particulièrement élevés [5] et les sommes déboursées par les gouvernements en compensations aux compagnies qui les ont poursuivies sont importants : 912 millions de dollars pour 51 poursuites contre l’Argentine, 157 millions pour 28 poursuites contre le Canada dans le seul cadre de l’ALENA. Des sommes qui sont payées à même l’impôt des contribuables. Un individu qui dénonce des actions douteuses ou carrément illégales d’une multinationale peut lui, par contre, faire face à des poursuites abusives contre lesquelles il n’est pas armé pour se défendre.

Enjeux démocratiques

Il est aisé de constater à quel point tant les traités commerciaux que les paradis fiscaux conviennent aux intérêts des entreprises qui échappent aux contrôles de l’État. La combinaison des avantages des uns et des autres ne sont pas l’effet de juristes « créatifs » qui utilisent des failles du système à leur profit et contre celui de la population, mais bien de moyens acceptés et voulus par les pouvoirs en place, qui trouvent convenable de donner à la grande entreprise d’immenses privilèges.

Il devient donc particulièrement impératif de mettre fin aux TBI et aux dispositions sur l’investissement dans les accords commerciaux. L’Australie a décidé quant à elle de ne plus inclure ce genre de disposition dans les accords qu’elle négocie en affirmant avec sagesse que les États n’ont pas à compenser pour les risques que prennent les investisseurs. Les négociations de l’accord commercial entre le Canada et l’Union européenne sont particulièrement significatives : puisque l’accord couvrira plus de secteur que l’ALENA, la portée de son chapitre sur l’investissement sera plus grande. Comme le Canada a manifesté son intention de négocier des accords commerciaux avec d’autres puissances économiques, comme l’Inde et le Japon, il ne faudra pas que le modèle à suivre soit celui d’une entente entièrement modulée selon les besoins de la grande entreprise.

La question de la démocratie et la protection de l’État de droit doivent aujourd’hui rester des enjeux majeurs. Il devient donc essentiel de comprendre les structures mises en place par nos gouvernements qui justifient leur propre abdication devant leur devoir de diriger le pays dans l’intérêt du plus grand nombre. Tant les mécanismes de protection des investissements dans les traités internationaux que les paradis fiscaux n’ont aucune raison d’être, sinon de permettre à une minorité de conserver d’immenses privilèges.


[1] Alain Deneault et Claude Vaillancourt, « Accord de libre-échange entre le Canada et le Panama : s’acoquiner avec le paradis du narcotrafic », Le Devoir, 21 décembre 2010.
[2] Luke Erik Peterson, Droits humains et traités bilatéraux sur l’investissement ; le rôle du droit relatif aux droits humains dans l’arbitrage des différends entre investisseurs et États, Droits et Démocratie, 2010.
[3] Ibid., p. 15
[4] Ibid., p. 14.
[5] Lire à ce sujet : Nick Buxton et al., Legalized profiteering ? How corporate lawyers are fuelling an investment arbitration boom, Amsterdam, Transnational Institute (TI) et Bruxelles : Corporate Europe Observatory (CEO), novembre 2011.


Claude Vaillancourt, ATTAC-Québec

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