Édition du 23 avril 2024

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Économie

AuditFest, une rencontre entre mouvements sociaux et ’municipalités du changement’ pour l’abolition des dettes illégitimes

Ces 14 et 15 octobre, plus d’une centaine de participantEs se sont retrouvéEs à Barcelone pour l’AuditFest organisé par la PACD (Plateforme pour un Audit Citoyen de la Dette en Espagne) durant la traditionnelle semaine internationale contre la dette
et les institutions financières internationales en hommage à Thomas Sankara.

28 octobre par Jérôme Duval , Jérémie Cravatte , Gilles Grégoire

L’objectif de cette rencontre était de rassembler des personnes impliquées dans l’audit citoyen municipal, tels des éluEs et/ou employéEs des « municipalités du changement » ou militantEs d’organisations citoyennes comme la PACD. L’enjeu étant de mettre sur la table différentes stratégies possibles pour enclencher des audits citoyens municipaux, se coordonner pour mettre fin au paiement d’une dette largement illégitime et désobéir, s’il le faut, à un carcan législatif qui impose son paiement. Le tout permettant de reconstruire une certaine autonomie municipale capable d’impulser le changement souhaité. L’audit doit être entendu comme un outil de transformation sociale, de construction de pouvoir populaire.

Comme Jeza Goudinoff de la PACD l’a rappelé lors de l’introduction de ces deux journées, il y a à peine quelques années on ne parlait que très peu de dette
publique en Espagne. Aujourd’hui, de nombreuses municipalités veulent remettre en cause son paiement jugé injuste. « Nous voulons voir la facture avant de payer ! » souligne t-elle.

C’est dans le Nau Bostik, lieu alternatif, décoré d’une grande banderole « El Deute Mata » (« La Dette Tue » en catalan), lors d’un événement particulièrement bien organisé, qu’ont eu lieu ces riches débats.

L’audit citoyen ne vient pas de nulle part

Iolanda Fresnillo de la PACD et Ekona a rappelé que la démarche d’audit pour réclamer des comptes à un pouvoir oppressif, ne vient pas de nulle part, mais relève d’un long parcours parsemé de luttes. Si son origine vient des pays du Sud, il s’étend maintenant aux quatre coins de la planète et particulièrement en Europe du Sud où les effets de la crise sont sévères. Jusqu’à maintenant se sont principalement les institutions qui se sont emparées de la question un temps donné. Or il s’agit dorénavant que les populations concernées soient les acteurs de cette revendication, que l’audit devienne réellement citoyen et permanent. En effet, si des audits très intéressants ont eu lieu dans de nombreux pays (Brésil, Argentine, Norvège, Équateur et plus récemment Grèce), le manque de participation et de contrôle citoyen sur ces processus – ou sur la suite donnée à ces processus – expliquent en grande partie qu’ils n’ont pas eu l’impact souhaité en termes de justice et de transformation sociales |1|.

« que l’audit devienne réellement citoyen et permanent »

Jérémie Cravatte a abondé dans ce sens en rappelant que les campagnes d’audit citoyen sont nées dans un contexte particulier. Quand la dette dite « souveraine » a commencé à être utilisée pour justifier des cures d’austérité faisant suite aux sauvetages bancaires, des initiatives ont commencé à se développer pour déconstruire le discours dominant sur les origines de cette dette publique et pour mettre en avant des alternatives à son paiement aveugle (comme en Grèce lors du mouvement des places) : le CAC français est alors né en 2011, la PACD espagnole en 2012 et l’ACiDe belge en 2013. En expliquant comment se concrétise l’audit communal en Belgique (voir la présentation jointe à cet article), il a souligné l’importance d’espaces comme ICAN pour mutualiser les expériences de ces audits citoyens et les renforcer.

Fanny Malinen a décrit la dynamique de Debt Resistance UK au Royaume-Uni en soulignant que, à l’inverse de l’Espagne, elle n’est pas partie d’un mouvement social large. Si les municipalités se financent traditionnellement envers l’État central, celui-ci favorise de plus en plus leur recours aux banques privées et à leurs produits toxiques.

Enfin, un point commun aux trois pays est que le droit à l’information n’y est pas respecté mais que ces campagnes d’audit citoyen le revendiquent à l’aide de différents outils et actions (comme l’OCM).

Un manuel d’audit citoyen municipal

Cette rencontre fut aussi l’occasion de présenter un guide d’audit citoyen municipal tout juste sorti de l’imprimeur. L’auteur Yago Álvarez, nous a présenté son ouvrage nourrit de ses débats avec différentes initiatives d’audits municipaux lors de ses déplacements. L’apport de chacune de ces expériences a permit au fil du temps de construire un véritable outil didactique au service des populations qui veulent auditer les comptes de leur municipalité. Un nouveau site http://auditoriaciudadanamunicipal.com/ est mis en place autour de cette publication afin de visualiser les différentes initiatives au niveau municipal, où l’on peut également télécharger le livre de Yago Álvarez.

Quelques exemples d’expériences d’audit ou complémentaires à l’audit

Vicente Losada nous explique qu’un des premiers groupes d’audit citoyen sectoriel et transversal s’est créé en mai 2013 dans la communauté de Madrid sur le secteur de la santé. Ce groupe de travail organiquement lié à la PACD a surgi dans un contexte d’attaques néolibérales dévastatrices et en réaction à une brutale offensive de privatisation de sept hôpitaux. En réaction s’est développée une énorme mobilisation, la ’Marée blanche’ (en référence aux manifestations de blouses blanches de travailleuses et travailleurs de la santé). C’est aussi l’époque de la fameuse revue catalane ’Café Amb Llet’ qui passait au vitriol la corruption et la politique antisociale du gouvernement en matière de santé. Audita Sanidad tient maintenant un site Internet, http://auditasanidad.org/, où l’on peut suivre ses travaux et lire ses rapports. Ils estiment qu’au moins 240 millions d’euros de dépenses en produits pharmaceutiques et technologies médicales correspondent à une dette illégitime par corruption.

Adriana Losada de Stop Pujades, la coordination pour un transport public accessible, nous informe qu’il est question de privatiser toute la gestion de tous les transports publics de toute la Catalogne, à une entreprise liée à la banque Caixa pour un contrat de 15 ans. La mobilisation a permis de rendre public ce contrat jusqu’alors inconnu. Les activistes de Stop Pujades font régulièrement des actions dans le métro et ouvrent gratuitement les accès au public pour revendiquer une gestion 100 % publique, un retour immédiat aux tarifs de 2013 et une table ouverte de négociation pour décider des futurs tarifs. L’ATM (Autorité du Transport Métropolitain, Autoritat del Transport Metropolità), dont la gestion demeure très opaque, accumule une dette de 540 millions d’euros avec le secteur financier.

Sarah Forq a présenté le principe du budget participatif et l’expérience de la commune de Santa Cristina d’Aro, en Catalogne, à laquelle elle a participé activement. Si les budgets participatifs (au même titre que les budgets alternatifs) sont des outils qui peuvent nourrir les réflexions sur l’audit citoyen permanent, ils ne concernent le plus souvent qu’une partie minoritaire du budget et, surtout les dépenses et non les recettes, laissant ainsi peu de marge de manœuvre.

Decidim a exprimé le fait que le projet assumé de Google est de remplacer l’État (tout en étant le Marché). Nous pouvons décider de lutter sans prendre en compte les outils digitaux et cette évolution technologique (comme le secteur public qui utilise actuellement des outils dépassés), ou d’intégrer cette donne dans notre lutte et de nous les approprier. La technologie peut – sous certaines conditions (comme l’usage du logiciel libre) – faciliter et augmenter la participation de la majorité sociale à la gestion publique. Si cela passe aujourd’hui par l’amélioration de l’administration publique, l’horizon doit être l’auto-organisation de la population. Les intervenantEs ont souligné que le but n’est pas de remplacer la participation physique mais bien de la compléter.

Simona Levi et l’avocate Carmen Herranz ont rappelé le travail d’investigation extraordinaire de l’organisation 15MPaRato qui a abouti à l’inculpation de Rodrigo Rato, ancien président du FMI , ex vice-président du gouvernement de José María Aznar du PP et ancien président de Bankia (conseiller de la multinationale Telefónica depuis 2003). Dans un contexte de corruption généralisée, 65 banquiers de Caja Madrid et Bankia (dont Rodrigo Rato), se retrouvent sur le banc des accusés dans l’affaire des cartes de crédit au « black » avec lesquelles 83 anciens hauts responsables ont dépensé 15,2 millions d’euros à des fins personnelles entre 2003 et 2012.

Lors d’un atelier consacré à la question de la fiscalité au niveau municipal, il a été rappelé que la marge de manœuvre en matière de fiscalité des nouveaux gouvernements municipaux est fortement réduite. Ce fut l’occasion de souligner qu’en Espagne les églises ne payent aucun impôt et que la Mairie de Barcelone ne perçoit rien de la Sagrada Familia, propriété du diocèse, malgré ses 2,3 millions de visiteurs annuels. De même les grande entreprises utilisent les méandres de l’administration pour échapper à l’impôt comme ce fut le cas d’Ikea à Sadabell qui avait omis de payer plus d’un million d’euros entre 2012 et 2015 mais qui, le jour même de l’annonce dans la presse, s’est empressé de payer ses dettes.

Une autre lutte récente et sœur de l’audit citoyen est la pression citoyenne pour l’inclusion (et l’application) de clauses sociales et environnementales dans les contrats de marché public. Actuellement, la pression vient plutôt des lobbys entrepreneuriaux |2| et, par exemple, 6 euros sur 10 dépensés par le public dans la santé à Madrid va aux plus grosses entreprises privées du secteur.

Parmi les expériences complémentaires, on compte également la municipalisation des services et biens communs.Et puisque qui dit « démocratie », dit forcément « proche des citoyenNEs », la gestion des services et de biens communs doit, de fait, être envisagée à une échelle locale et en cogestion entre les municipalités et les collectivités citoyennes. Les obstacles sont nombreux (financement des services publics insuffisant et administrations traditionnellement opaques et rigides, mais aussi politique énergétique réservée exclusivement à l’exécutif de Madrid qui délègue la production et la distribution à des sociétés privées) mais le développement d’outils visant la mise en place effective d’une gestion locale est bien réelle. Une structure de partage entre municipalités progressistes pour échanger des idées, expériences et ressources a été mise en place dans cet objectif en Catalogne. Des ponts sont également créés entre les municipalités et le niveau provincial pour forcer la relocalisation des processus décisionnels. David Navarro, conseiller municipal de Cadix (120 000 habitantEs) a mis en avant le travail en cours pour re-municipaliser les services de nettoyage des plages. L’arrivée en juin 2015 du nouveau Maire, José María González Santos « Kichi », a été saluée avec enthousiasme et a rempli les places comme jamais vu ces dernières années |3|, l’espoir est palpable. Il y a urgence à légiférer et faire de la politique autrement.

À l’épreuve des institutions

L’économiste Bibiana Medialdea est intervenue pour informer de l’audit en cours à Madrid. Madrid est une des villes les plus endettées d’Europe, sa dette est passée de 990 millions d’euros fin 2000 à 7,7 milliards d’euros en 2012. Bibiana Medialdea est coordinatrice du Conseil consultatif de l’Audit de la Dette et des Politiques Publiques de la Mairie de Madrid. Elle a rappelé que l’audit de la gestion municipale était inclue dans le programme de Ahora Madrid, formation politique maintenant à la tête de la municipalité et qu’aussitôt après les élections de mai 2015, le processus a été adopté en juillet avec l’appui du PSOE (Ahora Madrid n’a pas la majorité pour gouverner). Dans cette Commission d’audit institutionnelle participent des fonctionnaires de Ahora Madrid, du PSOE et de Ciudadanos. La période étudiée comprends les trois dernières législatures de Ruiz-Gallardón et Ana Botella. mais avec la volonté d’aller plus loin et de laisser le processus fonctionner sur le long terme. Les perspectives sociales, environnementales et de genre, souvent désastreuses et produits de politiques sociales mal orientées ou négligées, sont prises en compte. Cet audit est fondamental mais des craintes sont exprimées quant à la participation citoyenne et la nécessité d’avoir une pression sociale, notamment de celles et ceux qui espèrent un changement et qui tardent à le voir venir.

« Madrid est une des villes les plus endettées d’Europe »

Carlos Sánchez Mato, conseiller économique à la Mairie de Madrid a rappelé notre responsabilité de lutter contre la Loi Montoro qui limite les dépenses des municipalités aux dépens des services publics pour satisfaire le service de la dette. La municipalité de Madrid, qui a payé toutes ses dettes et se retrouve en situation de surplu budgétaire, va pouvoir présenter un plan de dépenses en services sociaux pour la population. Si ce plan est rejeté par l’exécutif, il faudra rendre compte de cette injustice à tous les niveaux pour faire tomber la loi prévient Carlos Sanchez Mato.

Alfredo Sánchez de la PACD Madrid a dénoncé les projets pharaoniques aux coûts exorbitants qui ont endetté la ville. Par exemple, la mise en souterrain du périphérique M30 qui a bénéficié aux entreprises ACS et Ferrovial, et dont les travaux initialement budgétisés à 1,7 milliards d’euros en 2004 coûteront finalement près de 10 milliards d’euros à la population madrilène.

La suspension et l’annulation difficiles à envisager

Au-delà de difficultés de fonctionnement inhérentes à l’Institution, les personnes présentes dans les administrations municipales et issues des mouvements sociaux se confrontent à un problème de taille : le cadre légal mis en place par le vieux système.

L’élément majeur de ce cadre qui est le plus souvent revenu dans les discussions est la « Loi Montoro ». Cette loi priorise le remboursement de la dette au dépend des dépenses publiques capables de répondre aux besoins de la population. Si une municipalité arrête de rembourser sa dette en tout ou en partie |4| dans le rapport de forces actuel, non seulement les intérêts de retard s’accumuleront mais elle risque de se voir couper les vivres par le pouvoir central.

« Il ne faut pas répéter l’expérience désastreuse de Syriza en Grèce. »

Partant de là, les seules pistes envisagées – parfois déjà mises en place – pour gérer le problème de la dette de manière plus juste sont la fiscalité, la lutte contre la corruption, les investissements considérés productifs, la restructuration de dette (par l’allongement du remboursement et/ou la diminution des taux d’intérêts, comme cela se faisait déjà avant), etc.

Toutes ces pistes sont complémentaires à l’audit et à l’annulation de la dette illégitime. Mais certains des programmes des formations politiques à la tête des « municipalités du changement » ne se limitaient pas à cela et, si le cadre existant fait tout pour rendre la suspension et l’annulation très difficiles à envisager, nombre d’entre elles comptent bien tenir leur engagement – quitte à désobéir s’il le faut. Il ne faut pas répéter l’expérience désastreuse de Syriza en Grèce.

Un front uni des municipalités contre la dette illégitime

Nombre de « municipalités du changement » se battent de façon isolée et mettent en avant leurs propres solutions par rapport à l’impasse dans laquelle veut les pousser le gouvernement central. Elles créent des brèches, certes, mais il faudrait qu’elles se coordonnent pour amplifier ces pistes de solutions alternatives. Seule une lutte collective, organisée et bien coordonnée pourra libérer les populations du joug de la dette illégitime.

C’est bien de cette volonté partagée dont il a été question et la rencontre de l’AuditFest s’est terminée par une déclaration d’intention de créer un front des municipalités unies contre la dette illégitime. Ruben Rosson, conseiller de la mairie d’Oviedo a donné rendez-vous le 25 et 26 novembre à Oviedo pour construire ensemble cette proposition. Il a aussi fait mention du Manifeste d’Oviedo qui rejette l’endettement illégitime et l’austérité, signé à ce jour par plus de 580 personnalités politiques dont des maires, conseillers municipaux ou députéEs. Il a aussi été question de l’articulation des mouvements sociaux dans ce processus tant leurs participations est essentielle, d’une part parce qu’ils représentent les citoyenNEs - les premiers concernés par les politiques misent en cause - et d’autre part parce que le pouvoir politique ne pourra pas construire le rapport de forces seul.

Notes

|1| Iolanda Fresnillo souligne ainsi que la participation citoyenne est la clé des processus d’audit. Preuve en est que les institutions proches des créanciers ont récupéré le concept et proposent aujourd’hui elles-mêmes des audits (FMI, Deloitte, etc.).

|2| Voir, par exemple, l’onglet « corruption du site www.numeroteca.org

|3| Voir la vidéo de l’investiture de José María González ’Kichi’ à Cadix : https://www.youtube.com/watch?v=1sK...

|4| Même dans le cas, par exemple, de factures illégales décrit par un fonctionnaire de la mairie de Séville.

Jérôme Duval

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

Jérémie Cravatte

Milite au Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) et travaille actuellement comme animateur chez Barricade à Liège (Belgique).

https://www.revue-ballast.fr/author/jeremie-cravatte/

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