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Débats

L’État : d’hier à aujourd’hui

No 69 - avril / mai 2017
À bâbord ! no 69. Avril/mai 2017.
Yvan Perrier
Politologue
Cégep du Vieux Montréal

L’État. Ce petit mot de quatre lettres est probablement, avec Dieu, celui qui a fait couler le plus d’encre et, possiblement, qui a fait l’objet du plus grand nombre de… mensonges. Avant de cerner les éléments le concernant, il est important de préciser que ce mot vient rarement seul.

« Nous [les humains], nous savons dire des mensonges qui ressemblent à du vrai. »
– Hésiode, Théogomie. Paris, Gallimard, 2011. p. 34.

Mentionnons d’entrée de jeu que « personne n’a jamais vu l’État ». En clair, il s’agit d’une authentique abstraction qui, selon l’autre (ou les autres) mot(s) qui l’accompagne(nt), correspond à une véritable fiction et assurément à une grande illusion [1]. Autrement dit, nous ne nous en sortons pas ; il s’agit toujours d’un énorme mensonge qui peut quand même nous faire mal (et même très mal) quand nous nous y frottons de trop près. L’État peut, dans ses manifestations concrètes, s’avérer un phénomène brutal. Il a à sa portée plusieurs ressources pour se donner raison et imposer son point de vue autoritairement, presque en tout temps. Il dispose de ressources qui créent dans la société de la chaleur (redistribution de la richesse) ou de la froideur (utilisation de moyens de coercition et de répression, remise en question unilatérale des programmes sociaux et de certaines mesures sociales progressistes). L’État, qui comprend le pouvoir politique (le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif) et le pouvoir judiciaire, est exercé par des personnes qui sont les seules à avoir la possibilité d’adopter des lois et de recourir éventuellement à la force ou à la coercition pour les faire appliquer. L’État dispose ainsi d’une très grande capacité d’action et de contrainte sur ses ressortissant·e·s. Il s’arroge, de temps à autre, le droit de se servir impunément de la force, quand, selon lui, les circonstances le justifient.

Pour qu’un État (n’oubliez jamais le É majuscule) existe, il faut au moins deux choses : une population et un territoire. Pas n’importe quelle population. Une population humaine, devrions-nous préciser, car les sociétés animales, terrestres comme aquatiques [2], vivent sans État. Tristement, il faut s’y résoudre et l’admettre : l’État est l’invention, comme nous le verrons plus loin, de certaines personnes humaines. De plus, depuis son apparition, personne n’est encore parvenu à l’éradiquer. Pourquoi en est-il ainsi ? Bonne question. Avant d’y répondre, scrutons d’un peu plus près l’être humain.

L’attraction du pouvoir

L’humain ? Aristote le définit comme un animal social. Il y a donc forcément un lien qui relie les humains entre eux. Ce lien est appelé social. L’humain est un animal social qui dépend du groupe pour vivre et survivre. Dans sa lutte pour assurer sa survie, la personne humaine doit apprendre à dominer la nature. Dans cette lutte pour la domination de la nature, toutes et tous ne partent pas égaux. Certains s’en tirent mieux que d’autres et, entre autres pour cette raison, les plus forts assujettissent les plus faibles. Le lien social est d’abord et avant tout un lien de pouvoir, celui des grands sur les petits.

L’humain est un être capable du meilleur (donner la vie) et du pire (enlever la vie). Il peut emprunter la voie du bien, comme celle du mal. Il s’agit donc d’un être profondément complexe et perturbé. Il existe plusieurs différences chez les personnes humaines. Il y a des êtres forts, qui s’imaginent capables de domestiquer tant la nature que les autres ; ces autres personnes, plus faibles, admirent les personnes grandes fortes et se soumettent aux personnes grandes et fortes. Les rapports chez les humains ne sont pas vraiment des rapports de coopération ; il s’agit plutôt de rapports de concurrence et de domination. On retrouve chez les êtres humains des leaders et la masse, donc des personnes qui dirigent, d’autres qui sont dirigées. Il existe aussi chez les humains des différences liées au sexe, à l’âge, à la culture, etc. À une époque, on parlait même de sexe fort et de sexe faible ; d’une race supérieure et de races inférieures ; d’une langue supérieure et de langues vernaculaires ou de patois primitifs. Bref, chez les humains, on trouve de grandes personnes et de petites, des fortes et des moins fortes. Les grandes personnes aiment bien taper sur la tête des petites. C’est donc dire qu’on trouve parmi les humains des personnes qui sont habitées par une soif insatiable de domination. Ce sont ces personnes que nous retrouvons au sommet de l’État. Parmi elles, nous pouvons identifier des personnes qui veulent toujours voir leur point de vue triompher et d’autres qui ne respectent pas les règles du jeu et ne respectent pas les autres non plus. Parmi les dirigeant·e·s politiques il y a des mégalomanes, des personnes illuminées, des personnes corrompues, des menteurs, des illusionnistes, des personnes qui se croient investies d’une mission, etc.

Ainsi, pour être en présence d’un État, il faut une population qui vit sur un territoire donné. Qu’est-ce que ça donne au juste une population qui vit sur un territoire donné ? Ça donne du désordre et du conflit. L’État naît en effet d’une condition première : le désordre conflictuel. Compte tenu du fait que dans cette population qui vit sur un territoire donné, il y a des différences majeures au niveau du genre et de l’âge, certains, c’est-à-dire les mâles plus âgés, les plus ratoureux, les plus opportunistes, les plus costauds, les plus ambitieux, voudront imposer leur ordre, l’ordre patriarcal qui engendre des conflits sans fin. L’ordre et le désordre sont consubstantiellement liés. Toutefois, avant que l’État émerge, il faut que l’être humain ait quitté sa condition primitive. Autrement dit, l’État apparaît là où l’humain est réputé « civilisé ». Ce sont certaines personnes, à une époque historique pas encore établie de manière précise, qui ont décidé d’ériger, sur certains territoires, cette institution qui a pour nom l’« État ».

La genèse d’une institution

Puisque nous ignorons où exactement le premier État a vu le jour, commençons notre récit à partir de l’Égypte antique. Il y a 5 100 ans y régnait un roi du nom de Ménès. Ici, le pouvoir politique étatique se confond avec un être humain réputé omniscient et omnipotent : le pharaon. Certains Égyptiens étaient convaincus que leurs dieux étaient d’anciens rois. Le plus ancien livre juridique est l’œuvre du roi Hammourabi. Il a été rédigé en 1 700 avant notre ère, c’est-à-dire il y a 3 800 ans. Ce code comporte des sanctions qui correspondent à la loi du talion (« œil pour œil, dent pour dent »).

Poursuivant sa route dans le temps et l’espace, l’État a été désigné comme étant : Cité-État, État-empire, État moderne, monarchie absolue, État libéral, État-gendarme, État-Nation, État social, Welfare state, État providence, État du peuple tout entier, État régulateur, État de droit, État démocratique, État néolibéral, et nous en passons. Certains auteurs, dont Aristote et Montesquieu, ont examiné comment le pouvoir est distribué entre différents groupes sociaux. Cela donne la monarchie (le pouvoir d’un seul), l’aristocratie (le pouvoir exercé par une minorité de personnes riches) et la démocratie (le pouvoir du plus grand nombre de citoyens).
Il faut poser ici une question toute simple : quel est le but ou la finalité de l’État ? Certains avancent qu’il vise « le bonheur », « le bien commun », « la paix », « l’ordre social » et « la propriété privée ». D’autres par contre voient dans l’État un pouvoir social de domination d’une minorité dirigeante sur une majorité dirigée. L’État disposerait du monopole de la violence légitime et de la possibilité d’adopter, de modifier, d’appliquer (comme il l’entend) des lois qui vont toucher la totalité de la population vivant sur son territoire. L’expérience historique donne raison à celles et ceux qui définissent l’État comme étant une institution au service d’une minorité sociale dirigeante.

L’État en tant que forme particulière du pouvoir politique n’est rien de moins que l’instrument qui permet aux personnes dirigeantes de soumettre les personnes dirigées à leur volonté. L’État est un appareil social de domination du groupe le plus puissant dans la société. Il prend en charge la société tout entière. Il « enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile ». Il dispose d’une autonomie qui confine presque à l’indépendance face à la société. L’État, en tant que forme particulière du pouvoir politique, est présenté chez Karl Marx comme une machine gouvernementale qui dispose d’un certain nombre d’institutions. « Le pouvoir centralisé de l’État avec ses organes partout présents, armée permanente, police, bureaucratie, clergé, magistrature, organes façonnés selon un plan de décision systématique et hiérarchique du travail, date de l’époque de la monarchie absolue où il servit à la bourgeoisie naissante d’arme puissante contre le féodalisme. [3] » Ce pouvoir centralisé se constitue en pouvoir public et bureaucratique ; il se sépare de la société pour recouvrir l’ensemble du corps social. « Au fur et à mesure que le progrès de l’industrie développait, élargissait, intensifiait l’antagonisme de classe entre le capital et le travail, le pouvoir d’État prenait de plus en plus le caractère public organisé aux fins d’asservissement social, d’un appareil de domination. [4] »

Friedrich Engels, de son côté, attribue à l’État un rôle de médiateur entre les classes sociales. Cette médiation que jouerait l’État permettrait d’assurer la domination politique de la bourgeoisie et de garantir les conditions propices à la reproduction du mode de production capitaliste. Ce pouvoir qui gère et produit la société veille aussi au maintien de la cohésion sociale. En tant qu’instigateur d’ordre, il doit viser à limiter et à atténuer les luttes inévitables en raison des antagonismes de classes. À ce sujet, il écrit : « L’État n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors de la société, il n’est pas davantage “la réalité de l’idée morale”, “l’image de la réalité de la raison”, comme le prétend Hegel. Il est plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en opposition inconciliable qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts opposés, ne se consument pas, elles et la société, en lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de “l’ordre” ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État. [5] »

Éléments de diagnostic concernant l’État

L’État est-il réellement nécessaire ? La réponse à cette question n’est pas évidente et dépend beaucoup de l’orientation politique du répondant. Les conservateurs et les réactionnaires lui accordent une présence absolue et universelle. Les utopistes et les anarchistes affirment a contrario la possibilité d’une organisation spontanée de la société, c’est-à-dire une société sans « Dieu ni maîtres », ni État. D’autres ont imaginé que l’État était un phénomène historique et transitoire ; selon ceux-ci, le communisme devait amener la suppression de l’État. Là où l’expérience communiste a été tentée, le phénomène étatique a été paradoxalement renforcé. En fait, en ce début du XXIe siècle, force est de constater que la capacité d’action et d’intervention de l’État est tentaculaire.

Pour être en mesure de cerner des éléments de diagnostic au sujet de l’État, il faut regarder ce que certains auteurs qui l’ont ausculté ont écrit sur le sujet. Friedrich Nietzche, à l’instar de Thomas Hobbes, définit l’État comme étant « le plus froid de tous les monstres froids ». Il ajoute à son sujet que l’État « ment froidement, et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : Moi, l’État, je suis le peuple. C’est un mensonge ! [6] » De fait, l’État aime mentir. Il aime prétendre qu’il représente le peuple tout entier, alors qu’il poursuit l’intérêt d’une simple minorité de personnes riches et puissantes.

Pour ce qui est maintenant de la « raison d’État », disons que cet oxymore vise à camoufler le potentiel qu’a l’État d’agir en s’octroyant le privilège exorbitant de casser les règles et de recourir à l’usage de la force quand cela fait son affaire. L’État n’accepte pas de perdre. Il fabrique donc une expression mensongère pour qualifier ses décisions qui relèvent de la déraison et de l’abus de pouvoir.
Nicolas Machiavel a démontré que le jeu politique est un domaine où la raison occupe peu de place. Il s’agit plutôt d’un espace social qui se structure autour de la passion de dominer, de gouverner et de se venger. C’est à travers l’image du lion (la force) et du renard (la ruse) qu’il illustre le rôle de l’homme d’État. Machiavel dit qu’on « peut combattre de deux manières : ou avec des lois, ou avec la force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l’autre : il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. [7] » Et voilà pourquoi l’État se réserve le monopole de la violence légitime.

Mais celui qui a peut-être le mieux saisi l’État est Paul Valéry. Il écrit : « L’État est un être énorme, terrible, débile. Cyclope d’une puissance et d’une maladresse, enfant monstrueux de la force et du droit, qui l’ont engendré de leurs contradictions, il ne vit que par une foule de petits hommes qui en font mouvoir gauchement les mains et les pieds inertes et son gros œil de verre ne voit que des centimes et des milliards. L’État, ami de tous, ennemi de chacun… [8] »

Difficile de contester ce point de vue. Sans égard pour le mot qui l’accompagne, il est important de souligner que l’État est une excroissance parasitaire qui s’impose à la société civile. Il s’agit, au départ, d’un monstre acéphale aux mille bras aveugles. Malheureusement, nous ne connaissons pas encore le remède pour l’abolir.

[1] Illusion au sens d’« Opinion fausse, croyance erronée qui abuse l’esprit par son caractère séduisant. » Le Petit Robert
[2] Voir à ce sujet l’article de Guy Rocher paru dans la revue Commentaire, no 136 / Hiver, 2011-2012, p. 1070-1072. Celui-ci indique qu’à son avis les avenues futures de recherche pour la sociologie se trouvent dans l’étude des sociétés animales : « La sociologie ne s’est pas encore souciée de l’immense champ de recherche des sociétés animales, des plus petites aux plus grandes, des terrestres et des maritimes. La collaboration entre la sociologie et les savants de la faune est encore à venir. »
[3] Marx, Karl. [1871] 1968. La guerre civile en France. Paris : Éditions sociales, p. 60.
[4] Ibid., p. 60.
[5] Friedrich Engels. [1884] 1974. L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Paris : Éditions sociales, p. 178.
[6] Friedrich Nietzche. 1997. Ainsi parlait Zarathoustra : un livre qui est pour tous et qui n’est pour personne. Paris : Éditions Gallimard, p. 66.
[7] Nicolas Machiavel. 1980. Le Prince et autres textes. Paris : Gallimard, p. 107.
[8] Paul Valéry, cité dans Gérard Bergeron. 1990. Petit traité de l’État. Coll. « La politique éclatée ». Paris : Presses universitaires de France, p 1.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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