Édition du 7 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE ?

Après "Le déclin de l’empire américain" et "La chute de l’empire américain", assisterons-nous bientôt au déclin de la démocratie américaine ? On peut se poser la question.

Les défenseurs du système politique américain vont évidemment rétorquer que la défaite de Donald Trump à la dernière présidentielle et la réaction de la majorité de la classe politique de ce pays à son égard prouvent au contraire l’attachement viscéral de l’opinion publique et de ses représentants au Congrès au régime libéralo-électoral, ce qui n’est pas tout à fait faux. Mais il ne s’agit là que de l’une des dimensions de la situation politiqueaméricaine.

Tout d’abord, la défaite électorale de Trump n’était pas acquise il y a un an. Il conservait ses chances de rester à la présidence,selon divers sondages publiés à l’époque. Ce qui l’a privé d’un segment précieux de l’électorat républicain, c’est sa gestion désastreuse et erratique de la pandémie, laquelle continue d’ailleurs à faire des ravages aux États-Unis. S’il avait adopté une stratégie plus habile, il aurait peut-être obtenu un second mandat.

Difficultés de l’impérialisme américain dans le monde (le maintien de l’hégémonie des États-Unis) et turbulences politiques internes sont étroitement liés.
Depuis les déboires américains au Vietnam fin des années 1960 et début de la décennie 1970, et la montée de la concurrence japonaise, européenne et depuis peu, chinoise, l’hégémonie américaine est menacée sur le plan commercial comme politique.

À l’affaiblissement relatif de l’impérialisme américain dans le monde correspond un recul de la démocratie à l’intérieur même du pays, en tout cas si on se fait de celle-ci une idée qui dépasse sa dimension formelle.

Ces difficultés externes ont tout d’abord favorisé l’arrivée au pouvoir des bien-pensants en la personne du président républicain Ronald Reagan en 1980. Avec l’arrivée au poste de premier ministre britannique Margaret Tatcher en 1979, cette émergence d’une droite agressive et décomplexée a marqué le coup d’envoi de ce qu’on devait baptiser par la suite le néolibéralisme (ou le néoconservatisme) ; je préfère pour ma part le terme de rétrolibéralisme, lequel souligne mieux le côté réactionnaire des mesures préconisées par ses tenants : privatisations en série, recul du rôle social de l’État, taux de chômage non inflationnaire, précarisation poussée de l’emploi, taux d’intérêt élevés (qui ressemblaient à du "shylocking") ; ceux-ci ont favorisé le capitalisme rentier à un degré inégalé jusque là et dépenses militaires poussées. Vu le poids des États-Unis (et dans une moindre mesure de la Grande-Bretagne) dans le monde, beaucoup de gouvernements ont du les imiter, tout dépendant du contexte national des pays concernés.

Le résultat de ces politiques n’a pas tardé à se faire sentir : des inégalités sociales de plus en plus marquées, voire tranchées, l’appartition et consolidation au sommet de la société d’une classe de financiers et de gens d’affaires élitistes, acquis au libre-échange débridé et à la mondialisation, et à une certaine conception du cosmopolitisme raffiné ; au bas de l’échelle sociale, on a observé la formation correspondante d’une nombreuse classe de perdants : ouvriers non spécialisés, petits agriculteurs, employés de bureau subalternes. En fait, une partie de la classe moyenne s’est alors effondrée.

Aux États-Unis comme ailleurs, républicains et démocrates ont longtemps fait la sourde oreille aux griefs de ces groupes, les seconds,s’étant rallié aux politiques rétrolibérales, devenues la norme en matière d’emploi et d’économie. Les démocrates comme les autres formations "de gauche" (social-démocrates ailleurs en Occident) n’ont plus défendu la social-démocratie que du bout des lèvres. Toute une partie de l’électorat a perçu cette orientation comme une trahison, une imposture. On les comprend.

Ils avaient sous les yeux le spectacle de dominants et de dominantes plus familiers avec leurs équivalents de Tokyo, Londres, Paris. New-York et Bruxelles qu’avec eux. Ils et elles se sont sentis méprisés par les membres sophistiqués de ces élites. C’est ce qui explique, du moins en bonne partie selon moi, l’appui que plusieurs de ces exclus ont apporté à Donald Trump lors de la présidentielle de 2016, au lieu de soutenir la candidate démocrate Hillary Clinton, une parfaite incarnation de l’élite démocrate. Trump au moins parlait le même langage que plusieurs exclus, il adoptait un ton colérique similaire au leur, et promettait de faire revenir au pays les usines américaines délocalisées dans des pays du Tiers-Monde, ce qui a séduit une importante frange d’ouvriers blancs. De plus, il garantissait un relèvement du prestige États-Unis dans le monde.

Il y aurait ici un parallèle à établir avec le Brexit. L’attitude des frustrés américains ressemble à celle des partisans anglais de la sortie de l’Union européenne ; ils n’étaient pas tous eux non plus, tant s’en faut, des xénophobes ni des réactionnaires invétérés. Mais ils refusaient de se faire imposer indéfiniment des politiques concoctées à Bruxelles par les eurotechnocrates, sans égard pour les besoins du petit peuple anglais.

De toutes ces considérations, il faut retenir que la démocratie formelle ne suffit pas à garantir à tous et toutes une chance réelle d’influer sur les politiques gouvernementales ni à assurer une certaine justice sociale. C’est une condition nécessaire pour qu’on puisse parler de régime démocratique, mais pas suffisante. Il y faut aussi une bonne injection de mesures redistributives.

Une "modernité" très inégalitaire qui profite avant tout à une classe restreinte de financiers et d’industriels, couplée à la montée en puissance d’ensembles politiques étrangers perçus comme hostiles et à la baisse de l’influence nationale dans le monde, tout cela a favorisé l’appartition et le développement de groupes réactionnaires, non seulement aux États-Unis, mais dans divers autres pays occidentaux (y compris au Québec).
C’est dans ce contexte qu’on peut interpréter les incidents qui ont secoué le Capitole le 6 janvier dernier.

Il faut donc un changement majeur de cap du côté de l’administration Biden par rapport aux politiques antérieures. Un travail complexe et de longue haleine, qui nécessiterait des mesures sociales audacieuses dont la tradition s’est évaporée chez les démocrates. Biden possède-t-il les appuis, le souffle et la volonté pour y arriver ? Cela me semble douteux, mais laissons la chance au coureur...
Peut-être la gauche démocrate, même assez marginale en termes d’élus, pourra-t-elle imposer certaines réorientations salutaires dans la gestion des finances publiques et les mesures redistributives. Croisons les doigts...

Jean-François Delisle

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