Édition du 7 mai 2024

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Québec

Le retour de l’épouvantail du multiculturalisme

Cette session parlementaire a donné lieu à des débats de qualité plutôt médiocre. Le premier ministre François Legault a sorti ses épouvantails en nous faisant part de sa définition du mot “woke” et a souvent pointé du doigt le multiculturalisme canadien, lors de la campagne fédérale. On risque de retrouver à nouveau ces thématiques dans le débat public. Nous voulons donc revenir sur le terme “multiculturalisme” qui a été prononcé ad nauseam par François Legault et par certains chroniqueurs de Quebecor, entre autres.

Ce texte va tenter de mettre un peu d’ordre, dans cette période qui ne semble plus se soucier de la signification des termes utilisés. Pour une critique et une remise en contexte du terme “woke”, on peut se référer à Jonathan Durand-Folco1.

Le ou les multiculturalisme(s) ?

Si nous pensons à un mot qui semble avoir perdu son sens, le multiculturalisme trône au sommet du palmarès. Il importe de dire que la critique du multiculturalisme est légitime, même nécessaire. Par contre, ce n’est pas une doctrine issue du marxisme et de Mai 68 en France, comme le répète sans arrêt Mathieu Bock-Côté, par exemple2. Il est important de bien comprendre les postulats théoriques et les implications du multiculturalisme. Nous allons donc distinguer deux façons de concevoir le multiculturalisme.

Premièrement, le multiculturalisme peut être compris comme étant une loi sanctionnée en 1988, par la chambre des communes. Voici un extrait de la loi :

que la Constitution du Canada dispose que la loi ne fait exception de personne et s’applique également à tous, que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, que chacun a la liberté de conscience, de religion, de pensée, de croyance, d’opinion, d’expression, de réunion pacifique et d’association, et qu’elle garantit également aux personnes des deux sexes ce droit et ces libertés (…)”3.

Nous pouvons clairement observer les postulats libéraux de la loi : la liberté individuelle, de religion, de croyance et l’égalité de ceux-ci entre eux. Ces valeurs sont promues comme étant une partie intégrale de l’identité canadienne. Ainsi, il n’y a donc pas de culture dominante ou qui prime sur les autres, c’est d’ailleurs pourquoi certains critiquent la politique du multiculturalisme et le « régime diversitaire », comme Mathieu Bock-Côté et Jacques Beauchemin. Selon le premier, le multiculturalisme serait issu de la gauche postmarxiste qui chercherait à transformer l’échec du projet révolutionnaire fondé sur la lutte des classes vers un projet diversitaire4. Pour Beauchemin, ces revendications mettraient à mal la cohésion de la nation, qui serait le sujet politique à privilégier5. Ces critiques se fondent sur une conception spécifique de la nation qui essentialise cette dernière. Or, le multiculturalisme est une théorie libérale, cela n’est pas discutable et repose sur une autre conception de la nation.

Deuxièmement, le multiculturalisme peut être vu sous l’angle de la philosophie politique. Les théoriciens souvent cités sont Will Kymlicka, Charles Taylor, Michael Sandel et Tariq Modood. Ici, il sera question de présenter sommairement le livre de Kymlicka “ La citoyenneté multiculturelle”, une référence incontournable.

Pour résumer celui-ci, il faut comprendre que l’auteur est un libéral, au sens philosophique du terme. Par contre, le philosophe est sensible aux différents types de cultures, minorités nationales et minorités ethniques6, ce qui distingue sa théorie de la politique canadienne du multiculturalisme. En effet, il fait la différence entre les États multinationaux et polyethniques7. Ce qui est important ici est l’État multinational. En effet, Kymlicka ne nie pas les différentes cultures et nations : “ (…) ce n’est pas nier que leurs citoyens se considèrent eux-mêmes comme constituant un peuple unique. (…) les États multinationaux ne peuvent survivre si les divers groupes nationaux ne se rattachent pas à la communauté politique plus vaste au sein de laquelle ils cohabitent ”8.

Il n’y a pas donc pas de reniement des nations ou des cultures. Il reste à souligner les trois groupes de droits qui servent à protéger les groupes. Le droit à l’autonomie gouvernementale, les droits polyethniques et les droits spéciaux de représentation politique sont présentés par Kymlicka9. En bref, Kymlicka ne relativise pas du tout les cultures, mais cherche à articuler les droits individuels et collectifs, puisqu’il reconnait bien que les nations et les cultures peuvent être importantes. Cependant, les droits collectifs sont un peu suspects, puisque les dépositaires des droits sont les individus et ceux-ci peuvent avoir des intérêts contraires à la majorité et donc certains droits collectifs peuvent brimer les droits individuels10. C’est bien ce dernier élément qui peut poser problème, pour certaines personnes qui se disent nationalistes.

Pour conclure, nous voyons que la politique du multiculturalisme et la pensée de Kymlicka ont des différences. C’est donc important de bien définir de quoi on parle et de comprendre que le multiculturalisme n’est pas un terme fixe et qui ne signifie qu’une chose. C’est d’ailleurs le but de ce texte : montrer quelques façons de concevoir le terme, même s’il existe de nombreuses autres théories du multiculturalisme et de nombreux débats qui en découlent11.

Notes

1.Durand-Folco, Jonathan, 2021, Au-delà des wokes (partie 1) : critique de la gauche identitaire, Ekopolitica, http://www.ekopolitica.info/2021/04/au-dela-des-wokes-partie-i-critique-de.html

2.Bock-Côté, Mathieu, 2016, Le multiculturalisme comme religion politique, éditions du Cerf, 368 pages.

3.Gouvernement du Canada, 1988, Loi sur le multiculturalisme canadien, site web de la législation, https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/c-18.7/page-1.html#h-71409

4.- Bock-Côté, Mathieu, 2016, Le multiculturalisme comme religion politique, Paris, Édition du Cerf, 366 pages.

5. Beauchemin, Jacques, 2004, La société des identités : Éthique et politique dans le monde contemporain, Outremont, Athéna, 184 pages.

6.Kymlicka, Will, 1995, La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale des minorités, Montréal, Boréal, 360 pages, pages

7. Ibid, page 24-25.

8.Ibid, page 27.

9.Ibid, page 46-55.

10.Ibid, pages 72-76.

11.Pour aller plus loin, voir l’ouvrage de Félix Mathieu, Les défis du pluralisme à l’ère des sociétés complexes, 2017, Presses de l’Université du Québec, 320 pages.

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