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Plaidoyer pour la kippa du juge Goldberg

Depuis la Commission Bouchard-Taylor, un bon nombre de groupes et d’individus ont repris l’idée que les signes d’appartenance religieuse devraient être prohibés pour une courte liste de professions mais pas pour les autres. Cette liste est généralement construite sur la base du critère de l’autorité que détiendraient ces personnes, autorité qui leur serait déléguée par l’État. Il s’en suivrait que si l’État est laïque et donc neutre sur le plan des croyances, les personnes qui incarnent son autorité devraient avoir « l’apparence » de la neutralité.

Ce point de vue est problématique pour plusieurs raisons. D’abord, il sera toujours difficile de s’entendre sur le contenu de la courte liste en question. On l’a vu avec les positionnements de la CAQ et de la CSN, par exemple, qui ont ajouté à la liste de Bouchard-Taylor (juges, policiers, procureurs, gardiens de prison), les 100 000 enseignantes et enseignants du système scolaire public. En tant qu’enseignant moi-même, je m’objecte à ce qu’on considère ma profession comme équivalente à la police. Notre autorité n’est pas un prolongement de celle de l’État, comme on peut le constater en observant le travail de nos collègues du secteur privé !

Mais le principal problème est qu’il n’y a pas de justification, du point de vue de la laïcité, pour une telle prohibition. Celle-ci va à l’encontre de la liberté de religion et du principe de la séparation de l’État et des religions. Elle constitue en fait un abus d’autorité injustifié de la part de l’État contre des minorités religieuses qui n’ont rien fait pour mériter une telle attaque contre leur liberté.

Un juge juif peut-il porter une kippa ?

Prenons comme exemple la profession qui dispose de la plus grande autorité, celle des juges, avec comme cas fictif, un juge juif portant la kippa. Appelons-le David Goldberg. Pour quelle raison voudrions-nous qu’il ne porte pas ce signe distinctif ? Avons-nous une objection à ce que les Juifs occupent des postes de juges ? Espérons que non. Est-ce que cette tolérance pour les juristes juifs se limite à ceux qui sont de culture et d’ascendance juive mais ne pratiquent pas leur religion ? Ce serait difficilement justifiable. On ne peut pas présumer qu’une personne croyante n’est pas capable de distinguer entre sa religion et la loi.

Est-ce que le juge Goldberg remet en cause la laïcité du tribunal en portant sa kippa ? Non. Le fait qu’il porte une kippa ne change rien au fait qu’il a le devoir l’appliquer les lois du Québec. Il ne va pas se mettre à poser ses jugements sur la base du Talmud. Il ne va pas se mettre à discriminer envers les accusés ou les avocats qui ne sont pas juifs. Pas ailleurs, s’il agissait de la sorte, il serait probablement démis de ses fonctions assez rapidement par le Conseil de la magistrature.

On peut toujours lui répondre : "Non, monsieur Goldberg, votre religion ne vous demande pas de porter une kippa." Ce qui pourrait générer une conversation intéressante dans un restaurant kasher... C’est un point de vue légitime au niveau des débats dans la société civile. Celui qui conteste cette interprétation du judaïsme aurait peut-être raison sur le plan de l’exégèse et de la théologie. Mais l’État ne peut pas répondre ainsi.

Un État laïque doit respecter le droit des personnes d’interpréter leur religion comme bon leur semble. Les religions relèvent de la croyance et de l’interprétation, par définition. Si des Juifs disent : "Notre religion nous demande de porter une kippa", alors c’est vrai pour eux, c’est leur croyance, leur interprétation de leur religion. L’État laïque ne peut que constater l’existence de cette croyance. Si l’État se mettait à légiférer sur l’exégèse de la Torah et du Talmud et décrétait une interprétation officielle du judaïsme, il ne serait plus laïc. Il ne respecterait pas la séparation des Églises et de l’État.

On tomberait en fait dans le gallicisme, un courant fort dans l’histoire de la France, quand l’État monarchique cherchait à contrôler l’Église catholique pour renforcer son propre pouvoir. Il y a un prolongement de cette tradition dans les tentatives récentes des gouvernements de droite à encadrer un "Islam de France", par exemple.

Un État laïque, face à l’affirmation des Juifs qui insistent pour porter une kippa, ne peut se poser qu’une question : Est-ce que cette habitude vestimentaire particulière cause du tort à d’autres personnes dans la société ou à l’État lui-même ? Si la réponse est Non, alors l’État doit laisser ces Juifs faire ce qu’ils veulent et même s’assurer que des membres de la société civile ne vont pas utiliser cette habitude vestimentaire pour discriminer contre eux. Et je ne vois pas comment la réponse pourrait être un Oui. Les Juifs qui portent la kippa ne font de mal à personne. Ils ne font qu’affirmer leur identité, ce qu’on devrait accepter si on ne veut pas ouvrir la porte à l’antisémitisme en sous-entendant qu’il y a un problème à ce qu’un juge soit juif. Au-delà de la question des droits individuels, il y a aussi la solidarité contre l’oppression et un droit collectif à l’affirmation d’identités minoritaires.

Le fond de l’affaire est qu’il n’y a pas de lien entre le port de signes d’appartenance religieuse et la laïcité de l’État. La prohibition de ces signes contrevient en fait à la liberté de religion et à la laïcité de l’État. Elle repose sur une vision du rapport entre l’État et les Églises qui n’en est pas une de séparation, mais de domination de l’État sur la religion et d’hostilité politique envers a religion. C’est une vision qui prend sa source dans le gallicisme dont nous parlions plus tôt. Et aussi dans le jacobinisme (qui était en guerre, avec raison, contre l’Église catholique), le bonapartisme (qui a cherché à régenter les religions avec un gallicisme pluriconfessionnel) ou le stalinisme, qui veut faire de l’athéisme la religion de l’État.

La « courte liste » et Québec solidaire

L’idée de la prohibition des signes d’appartenance religieuse pour une courte liste de profession faisait partie des recommandations que Québec solidaire a faites dans son mémoire à la commission Bouchard-Taylor. Elle est revenue dans le discours du parti l’an dernier autour des débats sur la « charte » et dans le projet de loi déposé par QS sur la laïcité. Par contre, cette position est contraire à ce qui a été adopté au congrès de 2009. Voici l’extrait du programme qui parle des « signes religieux » :

"Port de signes religieux par les agent-e-s de l’État

C’est l’État qui est laïque, pas les individus. Le port de signes religieux est accepté pour les usagers et les usagères des services offerts par l’État. En ce qui concerne les agents et les agentes de l’État, ces derniers peuvent en porter pourvu qu’ils ne servent pas d’instrument de prosélytisme et que le fait de les porter ne constitue pas en soi une rupture avec leur devoir de réserve. Le port de signes religieux peut également être restreint s’ils entravent l’exercice de la fonction ou contreviennent à des normes de sécurité. "

On voit qu’il y a quatre critères dans le programme de QS qui justifient des restrictions au port de vêtements ou d’accessoires ayant une connotation religieuse : le prosélytisme, le devoir de réserve, l’exercice de la fonction et les normes de sécurité.

Si on prend l’exemple de la kippa du juge Goldberg, il est évident que cet accessoire n’entrave pas du tout l’exercice de sa fonction et ne contrevient à aucune norme de sécurité. Est-ce qu’on peut juger qu’il s’agit d’un geste de prosélytisme ? Est-ce que le juge Goldberg, en portant sa kippa, tente de convertir au judaïsme les avocats, témoins, accusés et autres personnes présentes dans son tribunal ? Rien ne le laisse croire. Tout ce que sa kippa nous dit c’est : « Je suis Juif ». On ne peut sous-entendre aucun autre contenu à cette forme d’expression.

Pour ce qui est du devoir de réserve, il concerne les propos et les actions de la personne. Si le juge Goldberg pose des jugements qui sont fondés sur le droit québécois et canadien et ne discriminent contre aucune catégorie particulière de personnes, comme on l’a discuté ci-dessus, est-ce qu’on peut considérer qu’il enfreint son devoir de réserve simplement en affirmant son appartenance religieuse ? Est-ce que le simple fait de porter la kippa signifie que M. Goldberg ne respecte pas les croyances diverses des personnes qui fréquentent son tribunal ? Une telle accusation ne tiendrait pas la route dans n’importe quelle cour de justice, peu importe ce que porte le juge qui la traiterait…

Québec solidaire devrait profiter de la période de la commission parlementaire pour faire ce que le gouvernement ne fera certainement pas, soit revoir ses propres positionnements à la lumière des diverses contributions au débat. Ce serait une occasion de revenir à l’esprit et à la lettre de son propre programme qui affirme, en fait, que le caractère religieux d’un accessoire ou d’un vêtement n’est pas une raison suffisante pour l’interdire. L’État doit avoir au moins une autre raison pour limiter le port d’un tel signe, sinon, il tombe en fait dans l’hostilité envers la religion en général ou certaines religions en particulier, ce qui contrevient aux principes de la laïcité.

Publié par Benoit Renaud 2 janvier 2014 à 09:47

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