Édition du 7 mai 2024

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Québec

Terres non cédées, rappel de l' obligation à redéfinir l’avenir en partenaires égaux

Entrevue avec Dalie Giroux

Dalie Giroux est professeure et auteure, elle enseigne la théorie politique à l’Institut d’études féministes et de genre et à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa depuis 2003. Elle répond ici aux questions de Presse-toi à gauche concernant la question des terres non cédées et de la lutte commune des nations autochtones et du mouvement populaire au Québec.

Voici le contexte et les questions. D’abord il y a la déclaration du Club de Hockey Les Canadiens concernant les terres non cédées. Cela a créé un débat où les chroniqueurs de la droite nationaliste comme Facal, Martineau, etc. ont déchiré leur chemise.

Mais pourquoi une institution conservatrice comme Les Canadiens fait-il cette déclaration ? Est-ce vraiment pour reconnaitre les nations autochtones et le tort causé par le colonialisme blanc ?

Pourquoi y a-t-il une généralisation de cette déclaration de terres non cédées à la fois dans la gauche et dans l’establishment, comme c’est le cas avec la Cie Molson ?
Est-ce que cela aide à construire la lutte, ou cela conduit-il à une banalisation ?

Ou serait-ce plus pour la gauche non autochtone, un symbole, un rappel que nous avons une obligation de redéfinir l’avenir en partenaires égaux ?

Cette pratique de reconnaissance de territoire s’inscrit dans un renouvèlement des rituels politiques du mainstream canadien à l’ère de la « réconciliation » annoncée par le gouvernement du Canada dans la foulée, notamment de l’importante Commission vérité et réconciliation et de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. C’est un processus de redéfinition de la norme diplomatique qui atteint une sorte d’aboutissement en ce moment, alors que des personnages corporatifs importants adoptent ce type de pratiques. Les institutions qui ont une figure publique, qui opèrent dans des espaces publics (gouvernements et ministères, institutions d’éducation, institutions culturelles, médias) ont largement effectué ce tournant depuis une décennie. Il y a dans cette pratique une dimension essentiellement symbolique, certains y verront de l’opportunisme, ou un effet de mode. C’est peut-être en partie le cas, mais il reste que cela a la qualité de donner une visibilité aux enjeux autochtones, une contemporanéité. Il y a une inscription du présent dans la réalité d’un territoire précolombien et d’une présence continue de l’autochtonie. Et cela envoie aussi un message d’inclusion aux communautés autochtones (qui est je crois généralement apprécié par de nombreuses personnes au sein de celles-ci), qui indique qu’un certain dialogue est peut-être maintenant possible. Ce n’est certes pas une panacée, mais je ne vois pas pourquoi la généralisation de ces pratiques devrait donner lieu à l’exercice de déni de légitimité de la revendication des territoires traditionnels qui a cours dans les médias québécois actuellement. Le pouvoir monopolisé semble plutôt nerveux autour de ces questions.

Quelle place prend dans ce contexte la conquête coloniale britannique envers la population blanche d’origine française ?

Il s’agit d’un épisode de l’histoire coloniale du continent – où les petites mains du colonialisme français (les engagés, les filles du roy, les habitants-soldats, les domestiques) ont été assujettis par le biais d’un traité signé entre la France et l’Angleterre à l’Empire britannique. Ce dont il s’agit lorsqu’on inclut dans cette conversation la question des territoires traditionnels autochtones, c’est de l’occupation précolombienne de ce territoire, de l’histoire complexe de la continuation sous les régimes coloniaux successifs du titre au territoire des peuples autochtones, et de la manière dont ces régimes, dont le Canada comme le Québec héritent juridiquement, politiquement, économiquement et culturellement, ont structuré la trajectoires des communautés autochtones contemporaines. En ce sens, la « conquête », lorsqu’on l’aborde à partir du prisme des territoires traditionnels, du point de vue d’une subjectivité politique autochtone contemporaine, constitue certes un élément de contexte important pour raconter avec précision et justice l’histoire coloniale de l’Amérique du nord, mais ce n’est pas le principe organisateur du paradigme qui cherche à s’établir. En somme : les Canadien français forment une population qui a été exploitée dans le cadre de l’impérialisme britannique et du capitalisme nord-américain qui en est issu, mais ils se sont intégrés en tant que Québécois à l’économie globale en tant que classe moyenne qui a pu compter sur le contrôle partiel d’un état et d’un territoire pour assurer sa prospérité et l’expression de sa culture. La question de la colonisation des peuples autochtones et la spoliation de leurs territoires sous les régimes politiques successifs qui ont fait l’histoire du Québec reste entière – son actualité politique est très réelle, et les injustices, qui prennent la forme d’une exclusion abjecte et d’un racisme persistant, sont concrètes.

Quel est le sens réel de l’idée de terres non cédées. À quoi cela fait-il référence ?

Dans le régime colonial britannique, depuis la Proclamation royale de 1763, les terres autochtones ne peuvent être que cédées à la Couronne, sous la forme d’un traité (elles ne peuvent pas être vendues à des particuliers). C’est de cette disposition que sont issus les traités numérotés du 19e siècle, par lesquels plusieurs communautés autochtones, de l’Ontario jusqu’au Nord-Ouest ont cédé leurs territoires traditionnels, dans des conditions de négociation pour dire le moins, extrêmement défavorables, en échanges de modestes émoluments et de mesures de protections sociales, dont l’uniformisation graduelle a donné lieu à l’actuelle Loi sur les Indiens. Le gouvernement canadien a généralement signé des traités dans les zones où étaient projetées des activités d’industrialisation du territoire et de capture des ressources naturelles (passage du chemin de fer, foret, minerai – c’est une démarche classique de ce que Marx appelait « clearing of estates »). Les traités modernes (dont la Convention de la Baie James constitue le premier du genre) découlent de la même logique juridique et économique, avec à la clé des conditions de cession plus décentes, notamment par la participation aux retombées du développement économique et par des éléments d’auto-gouvernance. Dans l’ancienne Nouvelle-France, ce genre de traité n’existe pas, et le droit colonial, jusqu’en 1996 alors que cette interprétation a été renversée par un juge québécois, estimait que le titre autochtone devait être tenu pour éteint. Dans tous les cas, cela signifie, et c’est une revendication qui remonte au milieu du 20e siècle chez les peuples autochtones, et qui prend une forme officielle au début des années 1970 avec la mise en place du programme de revendications particulières et globales par le gouvernement canadien, qu’un nombre important de territoires traditionnels, notamment au Québec et en Colombie-Britannique, n’ont jamais été cédés. C’est dire que le colonisateur et son héritier, le gouvernement du Canada, et pour ce qui nous concerne le gouvernement du Québec, n’ont jamais établi, selon leur propre droit, leur pleine souveraineté sur ces territoires.

Cette idée de territoire non-cédé, au delà de la dimension juridique, a également une dimension politique au delà du symbolisme institutionnel dont je parlais plus haut. C’est un outil pour les militant.e.s autochtones et leurs alliés pour forcer une conversation sur la question de la présence autochtone contemporaine, et en particulier sur les usages qui sont faits de ces territoires, et au premier chef, leur exploitation industrielle.

Comme tu le mentionnais dans ton article publié dans les NCS « L’identification collective indigène allait au mode de vie, qui permettait à tous et toutes les membres du groupe de vivre librement dans un territoire donné. Cette qualité du territoire compris comme usage se mesure mal en kilomètres carrés ou en tonnes de minerai, et ne relève absolument pas d’un art de l’arpentage ! »

Les Algonquins du Lac Barrière considèrent quant à eux que la terre n’appartient à personne. « Nous la protégeons pour les générations futures, tous peuvent l’occuper en la respectant et en s’assurant de la pérennité de ses ressources. Mais nos gouvernements voient ce même territoire non pas comme un précieux écosystème à respecter, mais comme un bien à dilapider » (Michel Thusky).

Alors comment penser l’avenir ? Parce-que c’est à cette question qu’il faut aussi répondre.

Comment vois-tu la lutte commune des nations autochtones et du mouvement populaire au Québec pour se réapproprier le contrôle de la terre, (VS les minières, industries forestières, industrialisation…) ?

Et au Canada ? Avec des dynamiques de luttes différentes ?

Je trouve qu’il faut faire attention, lorsqu’on parle de la question des territoires traditionnels, de se dépêcher de dire, comme l’a fait le Ministre Marc Miller récemment, que les peuples autochtones n’ont pas une conception privative du territoire. C’est certainement vrai, et il est tout à fait important et intéressant de s’éduquer à ces modalités autres de relations aux autres et à la terre, de réfléchir à notre habitation coloniale à partir de cette perspective. Mais la situation actuelle n’est pas celle qui prévalait à l’époque précolombienne – nous sommes sur une scène partagée, où les rapports de pouvoir institués structurent la réalité dans laquelle nous vivons et agissons, et il faudra compter sur l’ensemble des facteurs qui définissent la situation pour repenser l’enjeu territorial autochtone et une quelconque démarche de décolonisation qui irait au-delà des pétitions de principe. Il y a un travail important à faire, en collaboration avec toutes les parties concernées, et pas seulement les représentants des institutions coloniales (auxquelles il faut joindre les conseils de bande, qui sont un pouvoir délégué d’un ministère fédéral) pour établir un nouveau paradigme pour aborder la question de l’injustice territoriale qui est au cœur de ce conflit des souverainetés qui est au fondement même de notre occupation juridique, politique, économique et culturelle du territoire. C’est notre manière de vivre qui est en question – parce que le rapport au territoire, qui s’exprime dans les découpages onto-juridiques que nous en faisons, déterminent en grande partie la manière que nous avons de vivre. Rappelons-nous que lors de la « crise ferroviaire » de février 2020 (drôle d’appellation contrôlée pour une mobilisation plurielle dans tout le territoire canadien en appui aux revendications des chefs traditionnels wet’suwet’en), les politiciens de tous les paliers ont crié à une atteinte au mode de vie des Canadiens – cela, essentiellement, parce que la chaîne d’approvisionnement en biens de consommation d’origine industrielle a été ralentie. L’enjeu est là, et il s’inscrit dans une nécessaire re-conceptualisation de l’économie et de la culture à laquelle nous sommes de toutes façons forcés par la détérioration rapide des écosystèmes mondiaux et donc des sources de vie qui s’opèrent dans l’économie et la culture actuelles.

Quant aux alliances possibles, elles sont importantes et nécessaires. Disant cela, il faut aussi rappeler que les terrains de lutte sont multiples et complexes. Je doute qu’on puisse aller très loin dans notre capacité d’agir concrètement si on choisit de trop généraliser les termes (« autochtones », « gauche », etc). Chaque lutte comprend sa dynamique particulière, et les enjeux locaux, de proximité, dans des territoires concrets, me semblent les plus importants pour ce qui est de l’apprentissage et de l’orientation politique dans le cadre de ces mobilisations. Il faut prendre le temps de mailler les luttes locales, de créer des ponts, et de distinguer les niveaux d’intervention, qui exigent des modalités d’action et même des vocabulaires différents. Intégrer la perspective des territoires traditionnels dans les luttes, et dans la manière de poser les problèmes politiques qui nous concernent toutes et tous, cela passe par une compréhension fine et nuancée de la scène, des acteurs, des cadres juridiques, des possibles politiques, et aussi des limites et des ambigüités qui ne manquent pas de définir chacune de ces situations. À ce titre, la connaissance que les Québécois ont historiquement dû développer du régime constitutionnel britannique pourrait constituer non pas la base d’un rejet des revendications autochtones au nom de cette blessure nationale qui n’est pas refermée et d’une poursuite du colonialisme en notre propre nom, mais plutôt un ensemble de connaissances à remobiliser dans une démarche de création d’alliances autour d’enjeux et d’objectifs qui seraient définis par de nouveaux collectifs, dont il faut impérativement embrasser le pluralisme.

Propos recueillis par André Frappier

André Frappier

Militant impliqué dans la solidarité avec le peuple Chilien contre le coup d’état de 1973, son parcours syndical au STTP et à la FTQ durant 35 ans a été marqué par la nécessaire solidarité internationale. Il est impliqué dans la gauche québécoise et canadienne et milite au sein de Québec solidaire depuis sa création. Co-auteur du Printemps des carrés rouges pubié en 2013, il fait partie du comité de rédaction de Presse-toi à gauche et signe une chronique dans la revue Canadian Dimension.

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