Édition du 30 avril 2024

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Aux sources de l’abstentionnisme politique

Thomas Amadieu et Nicolas Framont publiaient l’an dernier Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter. [1]. Il s’agissait pour eux, non de surfer sur la vieille rengaine des “élections piège à cons” ou de faire le procès des citoyennes et citoyennes qui s’abstiennent, mais de tenter d’éclairer les fondements de la montée de l’abstentionnisme politique.

Quelques constats essentiels sur la réalité de l’abstention.

 Les ouvrières et les ouvriers et les employéEs (la classe populaire) représentant la majorité de la population.
 C’est cette classe populaire qui s’abstient le plus.
 Les cadres et les professions intellectuelles supérieurs sont ceux qui participent le plus aux élections.

Ils rejettent pour expliquer ces constats l’idée qui ferait de l’incompétence politique de la classe populaire l’explication de l’abstention. L’affirmer serait un pur mépris de classe pour la majorité de la population. Alors comment expliquent-ils la montée de l’abstentionnisme politique ?

La déconnexion de la classe politique

La classe politique (les députéEs, maires,... ) est formée essentiellement par des cadres et des membres des professions intellectuelles supérieures -avocats, médecins, économistes, journalistes, publicistes et professeurs. Ils sont souvent fortunés. Les femmes forment pour leur part autour de 30% de la députation et la progression de leur représentation est maintenant fort lente.

Ici au Québec, à la direction des partis, les Couillard, Péladeau, Legault et autres Marois sont des millionnaires. Mais, l’importance du patrimoine de ces possédants ne semble pas faire débat, car ils et elles sont élus par une majorité populaire. Ils soulignent que plus on est riche plus en a une chance d’être élu. Et inversement, plus on fait partie de la classe populaire, moins on a la chance d’être élu. Combien y a-t-il d’ouvrières ou d’ouvriers à l’Assemblée nationale ? Aucun-e.

Les conditions salariales de la députation en France les placent d’emblée parmi les 10 % de la population les mieux payés. Les discours sur le nécessaire renouveau de la classe politique évoquent rarement l’appartenance sociale des éluEs. De plus, comme il n’y a pas de limite au nombre de mandats électifs, la politique s’est professionnalisée et une véritable oligarchie s’est constituée qui est assez déconnectée des conditions d’existence de la majorité de la population. Mais cette classe politique est connectée par mille liens aux affairistes et aux possédants qui dominent l’économie de la société et la vie politique. Le pantouflage, le passage de postes de responsabilités politiques à des postes dans les grandes entreprises, en est une illustration particulièrement frappante. Cela nous fait penser immédiatement à des politiciens d’ici. Philippe Couillard qui migre du poste de ministre de la Santé à un poste de responsable d’une entreprise pharmaceutique puis qui revient à la direction du Parti libéral du Québec puis se fait élire comme premier ministre. Péladeau, dirigeant d’un empire médiatique qui devient chez de l’opposition péquiste et qui retournera sans doute (bientôt ?) à son empire. Et sur la scène fédérale, Paul Martin, le premier ministre, propriétaire d’une compagnie maritime, qu’il faisait voguer sur des pavillons de complaisance afin d’éviter de payer ses impôts... La Commission Charbonneau a bien montré que ces accointances avec les grandes entreprises étaient généralisées et arrosées par l’argent. Les politiques économiques des différents gouvernements, de gauche comme de droite, ont comme dénominateur commun de redistribuer les richesses vers le haut de la société. Face à ces réalités qui sont en partie visibles pour la majorité populaire, il n’est pas étonnant pour un citoyen ou une citoyenne de développer une défiance à l’égard des membres de la classe politique.

Les partis politiques - ou la logique du blanc bonnet et du bonnet blanc.

Dans l’opposition, les politiciens miment l’indignation devant des coupures et promettent des changements importants si leur parti accède au pouvoir. Une fois au pouvoir, ils mènent les politiques similaires à celles qu’ils dénonçaient dans l’opposition. Alors, comment croire que ces politiciens puissent diminuer les inégalités économiques, protéger réellement l’environnement face aux grandes entreprises pétrolières par exemple, en finir avec les paradis fiscaux alors qu’ils ont utilisé toutes sortes de stratagèmes pour ne pas payer leur juste part. Quels que soient les partis au pouvoir, les dépenses sociales sont diminuées, les services publics sont privatisés, mais l’État ne cesse d’intervenir pour protéger le secteur privé, particulièrement les grands groupes. Ces derniers mois, au Québec, les exemples se sont multipliés à cet égard. Alors que le gouvernement Couillard réduisait ses dépenses dans les écoles et les garderies, au nom du manque d’argent, il trouvait rapidement un milliard et demi de dollars pour aider la multinationale Bombardier... sans s’assurer aucun contrôle sur cette entreprise. Dans son dernier programme, le Parti québécois se fendait d’articles écologistes sur le Québec bleu et vert, mais aussitôt au pouvoir, il donnait son aval au passage du pipeline en provenance de l’Ouest canadien et il subventionnait l’exploitation du pétrole sur Anticosti.

La conclusion pour une partie de la population, c’est que voter pour de tels partis c’est jouer à bonnet blanc ou blanc bonnet. Que cela débouche sur de forts taux d’abstention n’est donc guère surprenant. Les 10% des plus riches, qui forment aussi la vaste majorité de la classe politique, doivent donc trouver des personnalités ayant une forte notoriété (dans la presse, de la télévision, du monde du spectacle...), des leaders d’opinion capables de jouer sur les affects des gens pour développer un clientélisme électoral afin de bloquer cette érosion de la participation au vote.

La gauche de gauche n’a pas rompu un certain élitisme de la classe politique ?

Nos auteurs se penchent également sur les difficultés de la gauche de la gauche (le Front de gauche est particulièrement examiné) de connaître une percée importante dans l’électorat. Ils avancent l’hypothèse que l’offre politique de la gauche de la gauche n’est pas lisible pour la majorité de la population française. Il y aurait une élitisation de ces formations politiques, dominées par les intellectuel-les, par des débats compliqués. Ils soulignent le manque d’unité des formations à la gauche du Parti socialiste et les difficultés de lire, pour la majorité populaire, les multiples manoeuvres tactiques de ces composantes. Ils rappellent enfin la surreprésentation des professionnel-les du secteur public, de l’enseignement, de la culture ainsi que de la jeunesse universitaire dans ces organisations. Bref, il existe aussi dans ces organisations un élitisme, d’un type particulier, qui ne semble pas reconnu, mais qui constitue un blocage sur une éventuelle percée électorale.

Au-delà de l’élitisme de la classe politique, une situation sociale qui favorise le désengagement

Mais au-delà de l’élitisme de la classe politique qui nourrit l’abstention, les auteurs soulignent deux facteurs qui nuisent à l’engagement politique : l’atomisation géographique de la classe populaire et les inégalités sociales en termes de gestion de son temps, temps libre y compris.

Avec le développement de la sous-traitance, la taille des entreprises a diminué, les concentrations de milliers d’ouvriers sur un lieu de travail ont pratiquement disparu. Cela a favorisé un processus de désyndicalisation, l’individualisation des salaires et l’explosion des contrats précaires. Ces phénomènes sociaux ont brisé de nombreux liens de solidarité et les possibilités de l’action collective. Combinés à l’élitisme de la classe politique, ces phénomènes ont également nourri l’abstention politique.

Cette fragmentation des lieux de travail et le renforcement de la précarité ont eu des conséquences sur la maîtrise sur le temps de travail - et donc du temps libre - et sur la capacité de prendre part à des activités associatives et politiques.

Comment s’en sortir ?

Les auteurs nous préviennent contre une illusion. On ne pourra pas restaurer la démocratie sans bouleverser profondément la société notamment ses structures socio-économiques. Les citoyens et les citoyennes doivent pouvoir délibérer y compris sur les choix économiques de la société. La démocratie économique ne peut être ignorée.

Mais ils insistent particulièrement sur le renouvellement de la classe politique. Et pour cela, ils proposent les pistes suivantes :

A. Bloquer les connivences entre les éluEs et les grandes entreprises du secteur public : interdire le pantouflage, écarter les lobbys. Pour restaurer la confiance du public, il faut écarter le contrôle des agents de la classe dominante sur les éluEs.

B. Assurer le contrôle de la population sur ses éluEs. Dans ce sens il est nécessaire d’instaurer des mandats impératifs pour les éluEs, avec le devoir de rendre des comptes et établir des mécanismes qui rendent possible la révocation des éluEs à partir de pétitions recueillant un quorum de signataires défini par la loi.

C. Empêcher la professionnalisation et ses conséquences en termes de coupure avec la vie de la majorité populaire, en limitant les carrières politiques dans le temps en fixant un nombre maximum de mandats.

D. Empêcher qu’un mandat politique soit l’occasion d’un enrichissement. Il faut un revenu qui ne s’écarte pas radicalement du salaire médian de la majorité populaire.

E. Permettre au peuple d’agir politiquement en démocratisant radicalement le fonctionnement des partis politiques afin que ces derniers ne deviennent plus des instruments de sélection d’une nouvelle élite politique, fût-elle de gauche.

F. Assurer la présence substantielle de membres de la classe populaire parmi les candidatEs (et les éluEs dans les élections comme une représentation égalitaire des femmes.

En somme, ce livre fait réfléchir. Il ne parle pas seulement de la situation française, il parle également de notre situation et de nos pratiques politiques. Les auteurs nous invitent à les transformer si nous voulons pouvoir travailler à une démocratie populaire authentique.


[1Thomas Amadieu, Nicolas Framont, Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter, Éd. Le bord de l’eau, 2015. 156 pages

Bernard Rioux

Militant socialiste depuis le début des années 70, il a été impliqué dans le processus d’unification de la gauche politique. Il a participé à la fondation du Parti de la démocratie socialiste et à celle de l’Union des Forces progressistes. Militant de Québec solidaire, il participe au collectif de Gauche socialiste où il a été longtemps responsable de son site, lagauche.com (maintenant la gauche.ca). Il est un membre fondateur de Presse-toi à gauche.

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