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Arts culture et société

César 2020 : l’ombre et les Lumières

Editorial de regards.fr

Le 28 février 2020 fera date dans l’histoire du septième art, comme le jour où l’arrière garde du cinéma français aura choisi de consacrer Roman Polanski sous les yeux d’Adèle Haenel, de Céline Sciamma, de tant d’autres. La honte !

Tiré de regards.fr

Vendredi soir, en remettant le prix de la réalisation à Roman Polanski pour « J’accuse », « les professionnels de la profession » ont fait un bras d’honneur au combat des femmes contre le harcèlement, les violences, la domination masculine. Pourquoi une telle décision qui a, comme c’était prévisible, heurté très largement ? Pour Adèle Haenel, pas de doute : « Ils pensent défendre la liberté d’expression, en réalité ils défendent leur monopole de la parole. Ce qu’ils ont fait hier soir, c’est nous renvoyer au silence, nous imposer l’obligation de nous taire. Ils ne veulent pas entendre nos récits. Et toute parole qui n’est pas issue de leurs rangs, qui ne va pas dans leur sens, est considérée comme ne devant pas exister », a-t-elle lancé à Mediapart. Et d’ajouter : « Ils font de nous des réactionnaires et des puritain·e·s, mais ce n’est pas le souffle de liberté insufflé dans les années 1970 que nous critiquons, mais le fait que cette révolution n’a pas été totale, qu’elle a eu un aspect conservateur, que, pour partie, le pouvoir a été attribué aux mêmes personnes. Avec un nouveau système de légitimation. En fait, nous critiquons le manque de révolution. »

« C’est la honte, c’est la honte ! », a lancé Adèle Haenel, en quittant la salle Pleyel lorsque le nom de Roman Polanski a été cité, sans gêne aucune, par Emmanuelle Bercot et Claire Denis, chargées de dévoiler le lauréat de la meilleure réalisation. Oui, c’est la honte. « Ils voulaient séparer l’homme de l’artiste, ils séparent aujourd’hui les artistes du monde », a ajouté si justement Adèle Haenel à Mediapart. Un monde visiblement déconnecté des réalités. Que Jean Dujardin, héros de Polanski, « se casse » parce que « ça pue dans ce pays » (sic). Que Nicolas Bedos n’ait rien à dire sur « cette espèce de séquence sur le combat des femmes » et préfère taire « sa voix de mâle blanc dominant, comme on dit de manière discutable » parce que « tout de suite là maintenant, c’est aux femmes de parler, ça n’est pas à moi » (dit-il) – même « s’il y aura beaucoup à dire sur tout ça ». Que Fanny Ardant ait envie de « défendre » Polanski et lui « donner de la chaleur » parce que c’est « la famille ». Que ce petit entre-soi de ce bout de famille du cinéma défende à demi-mot l’indéfendable est aussi révélateur de la médiocrité d’une partie de la création française. Ils ne pensent pas. Ou si peu. Et face à leur bloc conservateur un brin trouillard, Adèle Haenel et Céline Sciamma se sont placées à la hauteur des Lumières.

Les historiens avaient discuté la vision proposée par le film de Polanski. Ainsi, Vincent Duclert, l’un des grands spécialistes de l’affaire Dreyfus, écrit : « Jamais Picquart n’a été le précurseur de Zola, jamais il n’aurait écrit "J’accuse". Cette héroïsation de Picquart a pour regrettable effet de donner de Dreyfus, par contraste, une image de pure victime. […] Or, Dreyfus fit montre d’un grand stoïcisme et d’une remarquable capacité de résistance. Sa correspondance avec sa femme Lucie en témoigne fortement. Dreyfus est en vérité ce qu’on semble encore avoir beaucoup de mal à concevoir : un héros juif. » [1]. Politiquement ce film est indigent et réactionnaire. Il revient sur un épisode essentiel de l’antisémitisme français et sur le naufrage de l’armée, mais il en fait une affaire interne à la grande muette, sauvée par un des siens. Ainsi le combat pour le capitaine Dreyfus ne serait que très accessoirement un vaste mouvement qui mobilisa foules, intellectuels et artistes. Zola n’est qu’une ombre, la Ligue des droits de l’Homme et Jaurès totalement absents. Comble d’ironie, la femme de Dreyfus est une pale image de la vraie madame Dreyfus, qui fut décisive dans le combat pour la réhabilitation de son mari. Enfin, ce film est conventionnel, voire académique. Certainement conçu pour drainer les classes d’adolescents, « J’accuse » assemble des images posées et léchées. Que Polanski sache cadrer et filmer c’est certain. Mais qui a vu là la moindre invention cinématographique ? Il n’y avait donc aucune nécessité impérieuse à honorer ce film. En aucune façon, on ne peut comparer le « J’accuse » de Polanski au Voyage au bout de la nuit de Céline.

Pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur le sens de leur vote, la majorité des 4313 membres actifs de l’Académie des César à jour de cotisation ont battu froid le film de Céline Sciamma, « Portrait de la jeune fille en feu ». La réalisatrice a magnifiquement filmé trois femmes libres de l’univers masculin au 18ème siècle. Et elle est repartie bredouille. Ni son film, ni sa comédienne Adèle Haenel n’ont été salués. II y avait pourtant, c’est évident, une inventivité, une ambition et une originalité dans ce film. Aurait-on voulu les faire taire ? Pas question de donner une tribune à ces femmes qui disent ce que dominer veut dire. Pas question de reconnaître que le cinéma français a bel et bien un léger problème interne. Tout au contraire, le prix décerné à Polanski est un signe de défiance d’une corporation à l’égard d’une partie d’elle-même et du reste du monde. « Ce qui se joue dans le cinéma français ne concerne pas que notre milieu hyper privilégié, cela concerne toute la société… N’est-ce pas, monsieur, qui est sur votre téléphone portable ? », comme l’a souligné l’actrice Aïssa Maiga.

Catherine Tricot et Pierre Jacquemain

Notes

[1] Le Monde, 12 novembre 2019

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