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Des nazis aux astrocapitalistes : l’histoire anti-écologique de la conquête spatiale

Dans « Une histoire de la conquête de l’espace », Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin décortiquent les assauts spatiaux de l’humanité. Et montrent les biais idéologiques mortifères qui motivent les États et les milliardaires.

Tiré de Reporterre
8 février 2024

Par Vincent Lucchese

Il y a quelque chose de fondamentalement toxique dans la conquête spatiale. En remontant aux racines philosophies et industrielles de l’épopée spatiale, Irénée Régnauld, chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne et Arnaud Saint-Martin, sociologue au CNRS, déroulent le fil d’un récit aussi fascinant qu’inquiétant. Dans leur récent livre, Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes de New Space (La Fabrique), on découvre la puissance et la constance d’une vision du monde empreinte de mysticisme. Une conception qui a structuré l’ensemble des projets spatiaux et dont les conséquences délétères continuent de nous toucher.

La contribution décisive du régime nazi à l’émergence de l’histoire spatiale est connue. Les ingénieurs du IIIᵉ Reich ont conçu les premières « bombes volantes » puis les premiers missiles balistiques, les V2, qui ont notamment frappé Paris et Londres à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Dès 1945, les Alliés s’arrachèrent ces spécialistes allemands de la balistique. L’enjeu était avant tout militaire, puisqu’il s’agissait de maîtriser au plus vite cette nouvelle technologie que constituaient les missiles. Mais ceux-ci ont rapidement été convertis en fusées, permettant d’envisager le développement des vols spatiaux. L’URSS, la France, le Royaume-Uni et bien sûr les États-Unis exfiltrèrent massivement des ingénieurs allemands, dont l’iconique Wernher von Braun, principal concepteur des V2, qui deviendra étasunien et développera les fusées Saturn V du programme Apollo.

À gauche, Wernher von Braun tenant une maquette de V2 en 1955. À droite, Joseph Goebbels (au milieu) et Albert Speer (à droite) assistant à un lancement de V2 depuis Peenemünde les 16 et 17 août 1943. Domaine public / Nasa via Wikimedia Commons ; Bundesarchiv, Bild 146-1992-093-13A / Hubmann, Hanns / CC-BY-SA 3.0

Ce que soulignent les auteurs, c’est que la parfaite acclimatation de ces savants allemands — dont bon nombre furent des nazis convaincus — aux bases militaires et spatiales étasuniennes, n’a rien d’un hasard. Les influences étaient fortes entre les deux côtés de l’Atlantique : le fordisme et le taylorisme étasuniens suscitèrent dès le début du XXᵉ siècle un fort engouement en Allemagne où ils servaient de modèle de rationalisation du travail et d’efficacité économique.

L’organisation autoritaire du travail dans les usines de Ford, lui-même antisémite, raciste, nationaliste et décoré par Hitler en 1938, symbolise la porosité entre les cultures managériales des deux mondes. Les ingénieurs nazis importés aux États-Unis y trouvèrent donc un terrain favorable pour y implanter leur organisation, décrite comme un « ordre féodal » centré sur le culte du chef charismatique, du «  seigneur - ingénieur en chef  ».

La « matrice organisationnelle  » de tout le secteur aérospatial serait ainsi durablement marquée par ses racines allemandes. Sa philosophie et ses objectifs en sont également imprégnés. Wernher von Braun avait pour vision une colonisation de l’espace par l’humanité en quatre étapes : développer d’abord des navettes, puis une station spatiale, puis conquérir la Lune, puis Mars. Ce « paradigme von Braun » perdure jusqu’à aujourd’hui dans le discours de la Nasa et des États-Unis.

Étendre l’humanité au nom de Dieu

La mission de coloniser l’espace est une obsession qui transcende elle aussi les époques. Elle est teintée d’une forme de religiosité qui a précédé le régime nazi. Dès le XIXᵉ siècle, la science-fiction émergente qui imaginait la conquête de l’espace est bourrée de renvois à la religion, à l’instar du précurseur De la Terre à la Lune et de toute une partie de l’œuvre du « très chrétien Jules Verne  », notent les auteurs.

La «  destinée manifeste » de l’espèce humaine à s’étendre imprègne aussi l’idéologie calviniste, écrivent-ils, qui a confié aux États-Unis d’Amérique la «  mission divine » d’expansion de la civilisation vers l’Ouest. Cette foi dans l’appel de Dieu à « bâtir un nouvel Israël dans un Nouveau Monde  » serait ainsi un inépuisable moteur théologique, convoqué de la colonisation de l’Afrique à celle de la Lune, en passant par le mythe étasunien de la Frontière.

Le livre nous rappelle comment tout une élite savante, porteuse d’un fort tropisme occidental, masculin et techniciste, a religieusement entretenu et assuré la transmission de cet imaginaire messianique. Y compris via la mise en place de cérémonials quasi liturgiques autour des lancements de fusée et de l’adulation des astronautes. Un climax de cette évangélisation cosmique étant la lecture d’un extrait de la Génèse depuis l’orbite lunaire, par les astronautes de la mission Apollo 8, diffusée dans une émission de télé massivement écoutée le soir de Noël 1968.

Même les voyages sur la Lune se déroulent dans une optique colonisatrice, d’appropriation des ressources et de compétition avec les autres puissances. Nasa via Unsplash

Les mêmes désirs de «  dissémination céleste  » de l’humanité pour la sauver de l’extinction se retrouvent en Russie, sous la plume notamment de Constantin Tsiolkovski. Adepte du « cosmisme » russe, il est l’un des pères de la cosmonautique et auteur de la célèbre maxime expansionniste, devenu poncif pour start-uper en mal d’inspiration : «  La Terre est le berceau de l’humanité, mais qui a envie de passer sa vie dans son berceau ?  »

L’enracinement profond de cette foi dans le destin cosmique de l’humanité permet de mieux comprendre l’hubris et les délires démiurgiques des nouveaux milliardaires de l’aérospatial, dont les figures de proue Jeff Bezos et Elon Musk ne cessent de promettre des cités spatiales géantes et la colonisation de Mars.

« Celui qui contrôle l’espace contrôle la Terre »

L’autre pilier essentiel de l’industrie spatiale, incontournable pour comprendre les colossaux efforts financiers et techniques déployés depuis près d’un siècle, c’est la militarisation de l’espace. Après 1945, le potentiel de ces nouveaux missiles balistiques, associés aux bombes nucléaires, a incarné la menace ultime. États-Unis et URSS se lancèrent dans une course aux armements : pour éviter d’être anéanti par une pluie de missiles balistiques nucléaires, chacune des deux superpuissances devant rester à la pointe de la technologie pour assurer un sinistre équilibre de la terreur.

Or, une fusée est avant tout un missile, martèlent les auteurs dans leur ouvrage, à l’instar de cette filiation directe entre V2 allemandes et programmes lunaires. Tous les programmes spatiaux, façonnés par les États, sont passés par le prisme militaire de cette priorité stratégique.

Le fil directeur de décennies de conquête spatiale tient au concept « d’astrodéterminisme  ». L’idée que «  celui qui contrôle l’espace, contrôle la Terre » hante la course à l’espace et la course à la Lune entre les deux blocs. La crainte très actuelle d’une arsenalisation de l’espace, faiblement freinée par le droit, et l’utilisation massive de satellites espions, sont les catalyseurs du développement d’un «  État sécuritaire global hypertrophié », «  ivre de son hubris technophile », insistent les auteurs en citant Kristie Macrakis, l’une des historiennes des sciences convoquées dans leur démonstration.

Un long-termisme anti-écologique

Au-delà du danger sécuritaire et militaire immédiat, le projet du «  complexe militaro-industriel-spatial » est aussi mortifère d’un point de vue purement ontologique, au travers de son discours mystique. Car il sous-tend une relativisation de l’importance de préserver la planète. Vu par le fantasme prométhéen de colonisation du cosmos, le « vaisseau spatial Terre  » n’est plus si irremplaçable. Cela s’incarne notamment dans l’engouement pour le long-termisme, en vogue dans la Silicon Valley et dans le monde anglo-saxon.

Ce courant philosophique prétend défendre les intérêts du long terme de l’humanité par un calcul utilitariste : la vie de dix humains vaut plus que la vie d’un seul. Donc si 99 % des humains sont encore à naître — si l’on fait en sorte que l’espèce survive encore de nombreux millénaires —, ce plus grand nombre confère à leur bien-être plus de valeur qu’à celui des humains d’aujourd’hui. D’où une relativisation de la crise écologique : même si la catastrophe est immense, l’humanité devrait y survivre. Mieux vaut donc placer les efforts dans la lutte contre les menaces vraiment existentielles, en investissant dans les artefacts technologiques afin de rendre notre espèce multiplanétaire et donc immortelle.

Si l’Humanité s’étend à travers la galaxie, alors préserver l’habitabilité d’une planète - la Terre - n’est plus si important, raisonnent les promoteurs d’une conquête spatiale infine. Nasa via Unsplash

L’argumentaire colle parfaitement au récit des acteurs capitalistes du New Space. Les auteurs rappellent à ce titre que ces entreprises, à l’instar de l’emblématique SpaceX d’Elon Musk, sont largement subventionnées par les États, notamment par la Nasa aux États-Unis, et sont les héritières d’une longue histoire industrielle, loin du storytelling de l’acteur génialement disruptif surgi de terre ex nihilo.

Ces acteurs du New Space prolongent le projet presque centenaire du complexe militaro-industriel-spatial, tout en incarnant l’ultime étape du capitalisme : sur un monde aux ressources finies et qui s’épuisent, l’espace fait figure de dernière échappatoire pour garantir la poursuite de l’accumulation du capital. Tant du point de vue du discours (les promesses très incertaines d’exploiter des ressources minières de la Lune et des astéroïdes) que par l’ouverture plus concrète de nouveaux marchés, dans les télécommunications surtout, via les projets de mégaconstellations de satellites.

Ambitions fragiles et alternatives cosmosocialistes

La relecture de l’histoire spatiale qu’offrent Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin est dense et convaincante. Elle échappe heureusement au fatalisme en soulignant que la poursuite du projet prédateur et mystique de l’« astrocapitalisme » repose sur des bases fragiles.

L’enthousiasme pour les startups du New Space ressemble d’une part à une énorme bulle spéculative qui pourrait bien éclater. Le modèle économique de SpaceX, dont est fortement dépendante la Nasa, est d’autre part lui aussi vacillant. L’entreprise poursuivrait une vertigineuse fuite en avant dans les investissements pour rentabiliser le développement de sa mégaconstellation de milliers de satellites. Or, pour se déployer à l’échelle et à un coût abordable, le projet dépend de l’arrivée du Starship, plus grande fusée du monde en devenir. Celle-ci prend du retard, a encore explosé en vol test fin 2023 et Elon Musk a lui-même dramatisé les enjeux existentiels de la réussite de ce projet pour son entreprise.

Surtout, les auteurs rappellent qu’une autre culture spatiale est possible. La science, souvent mise en avant de manière fallacieuse pour justifier l’hubris de conquête, reste une excellente raison d’explorer l’univers, mais questionne l’intérêt des coûteux vols habités face aux progrès de la robotique. La science du climat, par ailleurs, et toutes celles qui permettent de mieux comprendre et surveiller l’écologie terrestre, dépendent de données extrêmement précieuses récoltées par les satellites, qu’il s’agirait de pérenniser et prioriser face aux risques de saturation de l’orbite terrestre générés par les mégaconstellations.

Préserver l’orbite terrestre de la pollution et se débarrasser des œillères de « l’esprit de conquête », forme pour certains scientifiques la base d’une « éthique de l’espace ». Nasa via Unsplash

Face au discours hégémonique qui tend à naturaliser le concept de conquête spatiale, plusieurs récits alternatifs sont ainsi d’ores et déjà mobilisables. De plus en plus d’astronomes se fédèrent pour contester la pollution visuelle et l’appropriation du ciel par SpaceX et ses concurrents. L’astronomie elle-même peut réorienter sa mythologie et s’employer à tourner notre regard vers la Terre, comme nous le proposait l’astronome Frédéric Boone l’an dernier.

La montée des critiques, notamment face aux pollutions diverses, dans le ciel et sur les bases de lancement, rend de plus en plus audible le travail de chercheurs sur une « éthique de l’espace ». La prise en compte des cosmologies non occidentales, le remplacement de l’esprit de conquête par un mélange d’exploration et de contemplation astronomiques sont autant de pistes pour explorer d’autres astrocultures.

Une vision communaliste de la science astronomique, stimulée par la quête de connaissances littéralement universelles, pourrait même préfigurer l’avènement d’une nouvelle forme de socialisme cosmique, ose le chercheur Peter Dickens.

L’utopie peut faire sourire. Mais elle n’est probablement pas moins irréaliste que la promesse astrocapitaliste de mégapoles flottant dans le vide spatial. Et elle est, assurément, moins délétère.

Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin, aux éditions La Fabrique, février 2024, 282 p., 20 euros.

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Vincent Lucchese

Vincent est journaliste d’Usbek & Rica depuis 2016. Il explore le futur de la planète, du climat, de la science, anime le podcast de vulgarisation des mystères du cosmos « 300 milliards d’étoiles » et s’attaque aux complotistes dans nos vidéos « arnaquologie ». Il a auparavant travaillé plusieurs années comme journaliste télé, notamment pour La Quotidienne sur France 5.

https://usbeketrica.com/profil-auteur/vincent-lucchese

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