Édition du 30 avril 2024

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Des usages et mésusages possibles de la pensée du philosophe marxiste Antonio Gramsci

Récemment, Jonathan Durand Folco dans un article publié sur son blogue et intitulé « Convergences inédites du paysage politique québécois », faisait appel à Antonio Gramsci et à son célèbre concept de « bloc historique » pour tenter de légitimer la possibilité d’une alliance féconde entre QS et le PQ lors des élections annoncées de 2018.

Ce que nous aimerions cependant montrer ici, c’est comment l’usage qu’il fait de Gramsci et de son concept de « bloc historique », loin de nous aider à y voir clair sur la question des alliances possibles avec un parti comme le PQ (avec ou sans PKP à sa tête !), nous entraîne au contraire dans une série de contradictions ou d’impasses insolubles. Et cela, parce qu’il s’enferme bien malgré lui, dans une interprétation réductrice de la pensée de Gramsci, interprétation qui tend notamment, à la manière de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe [1], à mettre entre parenthèses des déterminants économiques de fond et ainsi à imaginer que des transformations sociales d’envergure (de type structurel) pourraient être le fait de simples dynamiques politiques et culturelles conjoncturelles.

Il est vrai qu’il existe des auteurs qui ont l’insigne avantage d’avoir pu résister au temps en restant d’une incroyable actualité et qui nous ont laissé en legs une série de concepts et d’analyses extrêmement riches, nous permettant d’interpréter avec grande acuité… jusqu’à la réalité de nos propres temps présents. Et tout comme Walter Benjamin, Antonio Gramsci (1891-1927) est de ceux-là : même si plus de 80 ans d’une histoire tumultueuse nous séparent de lui ; même s’il a écrit la majeure partie de ses thèses les plus importantes dans des conditions extrêmement difficiles et au fin fond d’une prison italienne ; même s’il vivait à une époque de grande noirceur —celle de la montée des fascismes européens— différente à bien des égards de celle que nous pouvons connaître aujourd’hui, il n’en a pas moins été capable de développer et d’enrichir la réflexion révolutionnaire de son temps, à tel point d’ailleurs que ses découvertes d’alors pourraient bien nous être d’une grande utilité pour résoudre quelques-unes des difficultés dans lesquelles la gauche contemporaine se trouve enfermée, dans l’ici et maintenant de ce début de 21e siècle.

Il ne faut pas en effet oublier que la gauche d’aujourd’hui traverse une profonde période de crise (pensez à ce qui se passe en France avec les déboires du Front de gauche ou du NPA, ou encore avec cette fin de cycle ou épuisement de projets si dramatique que connaît la gauche latino-américaine, toutes tendances confondues). Une crise qui se traduit par une profonde désorientation des uns et des autres, et partant —lorsque le cynisme ne l’emporte pas— par une recherche tout azimut de points de repère théoriques nouveaux. Ce qui dans un sens est une très bonne chose, puisque les défis d’aujourd’hui —qu’on pense à la crise écologique par exemple ou encore à l’ampleur de la crise de représentation politique affectant les régimes de démocratie représentative— sont à toutes fins pratiques bien différents de ceux du passé, nécessitant innovations et nouvelle tentative de penser. Il n’en demeure pas moins que gisent dans les efforts des révolutionnaires passés, une série de savoirs et leçons dont nous aurions tort de ne pas nous servir et de reprendre à notre compte. Ne serait-ce que pour ne pas retomber dans les travers et tragiques difficultés qu’ils ont pu connaître à leur époque et dont nous restons —vaille que vaille— encore redevables.

La richesse du legs théorique gramscien

Et s’il y a bien un auteur qui mériterait qu’on lui prête attention à ce niveau, c’est Antonio Gramsci. Car à l’encontre d’un marxisme étriqué et gangréné par le réductionnisme ou le matérialisme grossier, Gramsci a su montrer toute la richesse créative d’un paradigme marxiste pensé d’abord comme « théorie de la praxis », notamment en en approfondissant et en enrichissant le versant plus directement politique. Au-delà de toutes les antinomies qui traversent son oeuvre, c’est ainsi qu’il semble le plus fécond de l’interpréter : comme cet effort de penser la réalité humaine dans toutes ses dimensions ; sans donc en oublier aucune, et en cherchant à les lier dialectiquement les unes aux autres à travers justement le concept de « praxis », et plus particulièrement de praxis sociopolitique. Car pour lui l’infrastructure socio-économique et la superstructure politique et culturelle sont toujours étroitement imbriquées l’une à l’autre et ne peuvent jamais être pensées les unes sans les autres. Dans un même mouvement !

D’où cet ensemble de concepts gramsciens si éclairants (y compris pour lire la réalité d’aujourd’hui), à propos du pouvoir dominant tel qu’il peut se déployer dans les sociétés capitalistes taraudées par les conflits de classes : ce n’est pas seulement par la coercition et la violence brute (police, armée, guerres, etc.) qu’une classe finit par s’imposer sur une autre et devenir économiquement et politiquement dominante, mais aussi par la conquête d’une hégémonie de type culturel, une hégémonie qui se construit à travers de multiples institutions de la société civile oeuvrant au consentement intellectuel et émotif des secteurs subalternes (école, famille, etc.), et qui implique au passage la constitution possible d’alliances avec d’autres classes ou fractions de classes, et par conséquent de « blocs historiques » permettant ainsi à la domination de perdurer dans le temps.

Or pour Gramsci, ce qui peut se lire ainsi à propos de la bourgeoisie et de ses appuis politiques doit pouvoir servir au prolétariat et à ses alliés de... leçons et de… clef stratégique. Particulièrement dans les pays dits « industrialisés avancés » où les rapports de production capitaliste sont implantés depuis suffisamment longtemps pour que le pouvoir politique qui leur corresponde ait acquis une véritable stabilité façonnée justement par ce qu’il appelle une « hégémonie cuirassée de coercition ». C’est pourquoi dans la perspective de Gramsci, plutôt que d’envisager la prise de pouvoir politique, seulement comme « une guerre de mouvement », il faut la concevoir aussi et en même temps comme « guerre de position », c’est-à-dire comme une stratégie de lutte permettant, notamment au travers de la constitution d’un bloc historique, de bâtir pas à pas —à travers des processus de ruptures transitoires— ce « pouvoir contre hégémonique » des subalternes, seul capable de rivaliser avec le pouvoir hégémonique de la bourgeoisie pour le mettre à bas.

On le voit Gramsci, s’il innove par rapport à un certain marxisme ossifié hérité de la tradition stalinienne, et s’il redonne au passage une place centrale à l’art stratégique de la politique (prise au sens noble du terme), il n’en garde pas moins de l’analyse marxiste classique cette idée qu’en mode de production capitaliste c’est autour de 2 classes opposées de par leurs places respectives au sein des rapports de production, que se nouent les conflits sociaux récurrents les plus fondamentaux, et que par conséquent doivent être pensés sur le long terme les processus émancipateurs de transformation sociale. Loin de disparaître ou d’être gommée, c’est d’ailleurs cette donnée de fond (celle des conflits de classe ; pensez au 1% d’un côté et au 99% de l’autre des Indignés !) qu’on ne cesse de voir réapparaître en filigrane dans le déploiement du néolibéralisme contemporain. Et cela, au-delà même de l’émergence en parallèle de nouveaux mouvements sociaux (écologistes, féministes, altermondialistes, indigènes, etc.) qui pour importants, actifs et enrichissants qu’ils soient, se trouvent néanmoins toujours en dernière instance déterminés en profondeur par le contexte capitaliste mondialisé dans lequel ils se déploient. (à suivre)


[1Voir entre autres leur ouvrage majeur : Hégémonie et stratégie socialiste

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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