Édition du 30 avril 2024

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Postface « Qu’est-ce que je peux faire, moi ? » d’Alain Deneault au livre de François Samson-Dunlop : Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner

Parler des paradis fiscaux sur un mode critique suscite immanquablement la question : « Mais qu’est-ce que je peux faire, moi ? » Certains préciseront : « Moi, comme simple citoyen démuni » ou « comme simple individu isolé » ? François Samson-Dunlop a fait la démonstration par l’image, et par l’absurde, de l’impossibilité de se mobiliser contre les paradis fiscaux de manière strictement individuelle. Nous formons des peuples et c’est en se mobilisant collectivement que nous parviendrons à établir un rapport de force sur ce front.

tiré de : Entre les lignes et les mots 2019 - 19 - 11 mai : Notes de lecture, textes, pétitions, annonce

L’auteur ne nous invite donc pas à baisser les bras ou à mettre fin à toute tentative de boycottage, par exemple, mais il soutient au contraire implicitement une lutte de nature politique contre les paradis fiscaux ainsi que le développement de formes nouvelles de production qui esquivent le formidable appareil industriel des multinationales.

Comme le rappelle d’entrée de jeu l’intrigue agréablement mise en images par François Samson-Dunlop, le Québec a eu à la tête de son gouvernement un médecin affairiste. L’intéressé, un manœuvrier qui a noué un partenariat suspect dans le domaine des services de santé avec le réfugié légal et fiscal qu’est Arthur Porter, avait surtout lui-même inscrit 600 000 dollars dans un compte ouvert au paradis fiscal de Jersey tandis qu’il travaillait comme médecin dans une dictature liberticide, répressive et rétrograde, soit l’Arabie Saoudite. Si le revenu qu’on est à même de dégager de ce type de collaboration semblait largement sous-estimé, aucune enquête ne s’est révélée possible dans une législation de complaisance telle que celle-là. Et quelle administration fiscale, en temps de médiocratie, oserait de toute façon braver directement le premier ministre ? Il fallait s’en tenir à la parole de l’habile homme, et aux quelques experts se présentant aux élections sous sa bannière, prêts à tout pour soigner leur carrière et satisfaire leurs ambitions.

François Samson-Dunlop avait l’embarras du choix. Il aurait pu citer le ministre fédéral des Finances qui détient des actifs dans une entité financière de Toronto qui porte son nom, Morneau Shepell, laquelle a des participations dans des structures de la Barbade, au moins. Ou le Parti libéral fédéral, qui confie la gestion de son trésor de campagne électorale à des larrons s’agitant dans les paradis fiscaux. Les journalistes parlementaires, le plus souvent, n’y voient que du feu, au sens où, pour s’enquérir de la fumée qui nous étouffe, la conflagration doit leur avoir sauté au visage sous la forme de « preuves » juridiques qu’ils ne cherchent pas eux-mêmes. Au Canada comme ailleurs, les paradis fiscaux corrompent les esprits en politique autant que les pratiques dans le domaine marchand.

Critiquer les paradis fiscaux n’est pas une chose vaine. Parce que les nombreux volets de ce discours se déploient aussi longtemps qu’on persiste à l’entretenir, il s’est trouvé repris par maints acteurs sociaux différents, au point de faire l’objet d’une étrange unanimité de la gauche à la droite du spectre politique. C’est l’histoire du lionceau abandonné que Jean de Lafontaine relate, celui qu’on aura adopté le long du chemin, puis nourri, au point d’en faire imperceptiblement un redoutable animal, qui détruit tout sur son passage. Voilà ce à quoi fait penser la critique des paradis fiscaux. Il s’agit d’un objet de pensée des plus légitimes qu’on pose innocemment là devant, même les médias de masse s’en emparent, tout le monde s’émeut de l’injustice dont ils témoignent : de très riches contribuables contournent grâce à eux le fisc tandis qu’on peine à financer collectivement nos services publics. Dans le premier cercle, des professeurs de droit fiscal ou leur double dérisoire, les psittacistes de la bonne gouvernance, s’assurent de contenir l’enjeu dans le domaine de la réflexion technique. Sauf quand ils ont, comme Brian Arnold ou André Lareau, de la culture et de l’esprit, le comment l’emporte sur le pourquoi. Tout devient quincaillerie, mesures, lois, règlements. C’est alors très complexe, et tout changement s’annonce conséquemment compliqué.

Mais pour les citoyens curieux qui ne succombent pas à cette rhétorique viennent de surcroît les questions : qui profite des stratagèmes fiscaux offshore ? Qui offre les services à ces gens ? Que font les gouvernements ? Combien cela nous coûte-t-il ?… Cette ouverture débouche inévitablement sur le fait de nombreuses collusions entre le monde des affaires et celui de la politique. La loi qui permet l’évitement fiscal n’est pas voulue par les dieux mais par de complaisants députés. Le phénomène des portes tournantes devient inquiétant. On n’est en rien rassuré de voir l’ancien ministre fossoyeur du système de santé public universel devenir affairiste ensuite dans le domaine des services de santé privés, pour revenir après en politique comme premier ministre. On ne voit pas d’un bon œil l’ex-président d’une société de transport aérien présente dans les paradis fiscaux lui succéder au poste de commande du gouvernement, ou ailleurs dans le monde un ancien banquier accéder à la présidence d’une grande république… La série de scandales ayant porté les noms d’Offshore Leaks, Swiss Leaks, Lux Leaks, Panama Papers ou Paradise Papers, ne nous donne aucune de raison de croire que les responsables politiques, au vu du milieu dont ils proviennent ou auquel ils doivent leur élection, aient quelque motif sérieux de faire la lutte aux paradis fiscaux.

On comprend alors que ces derniers font partie du décor capitaliste, que les États ont rendu possible jusqu’à leur existence, car le raisonnement enclenché nous fait lorgner vers leur histoire. La plupart des législations de complaisance relèvent de la Couronne britannique, ce sont souvent des banquiers canadiens qui ont élaboré leurs lois au milieu du XXe siècle, les États-Unis qui leur ont ensuite offert leur bénédiction.

Il y a lieu de pousser encore plus loin l’analyse, et de faire entrer le crime organisé dans l’équation, le rôle des mafias et de l’argent sale dans les caisses noires des partis politiques et l’agir même de certaines organisations publiques, comme les douanes, les agences fiscales, la police, le transport, l’administration des municipalités… Les paradis fiscaux prévoient les paravents nécessaires à la gestion de fonds occultes. Comme Œdipe qui pose trop de questions, on en viendra ensuite à réfléchir au modèle dans d’autres secteurs que la fiscalité elle-même, pour comprendre que les stratagèmes d’évitement fiscal qui prévalent dans le domaine comptable se reproduisent à l’identique en ce qui concerne les lois environnementales dans le domaine du transport maritime, le Code du travail par rapport à l’univers manufacturier, les normes en ce qui regarde l’investissement quant à la finance à risque… En plus des paradis fiscaux, on se mettra à considérer aussi les zones franches qui asservissent des hordes de femmes et d’hommes y vendant au rabais leur force de travail, les ports francs permettant sans aucune contrainte l’immatriculation des navires, les paradis réglementaires comme les Caïmans favorisant la finance à risque… on retrouve parmi eux le Québec comme hôte des multinationales subventionnées du jeu vidéo, et le Canada comme paradis réglementaire d’une industrie extractive polluante et violente partout où on trouve des minerais dans le monde. C’est alors le capitalisme en tant que tel qui passe pour cette force aveugle ayant comme principales figures des banques et des multinationales qui opèrent brutalement dans l’impunité, grâce à ces législations de complaisance et à ces « États de droit » qui les ont rendues possibles.

Le centre droit continuera à l’occasion de partager une critique marginale des paradis fiscaux, disant vouloir s’assurer que les règles du droit bourgeois s’appliquent équitablement pour tous. Mais ce discours lionceau, aussi comestible par les médias, mutera au fur et à mesure qu’on l’aura approfondi, pour générer un soulèvement léonin de la part de démocrates ulcérés par la supercherie mégalomaniaque d’une classe de détenteurs de capitaux qui osent s’ériger en créateurs de richesse, alors qu’ils l’ont en réalité ponctionnée au fil du temps. La conscience aiguë qu’on peut alors avoir des paradis fiscaux est de nature à neutraliser la propagande habituelle sur le fonctionnement de l’État de droit, la rigueur du système judiciaire, les bienfaits de l’économie de marché, la souveraineté des États… Dès lors que les paradis fiscaux et autres législations de complaisance sont ramenés dans l’équation, plus rien ne peut tourner rondement dans les têtes. François Samson-Dunlop illustre un temps dans lequel le refrain idéologique s’enraye dès lors qu’on prend au sérieux cette critique.

C’est la puissance de l’image qui est à l’œuvre chez ce dessinateur. Comme bien des artistes qui l’ont précédé, ainsi qu’en témoigne le remix documentaire Je ne savais pas que je savais d’Alexandre Gingras et le chapitre 13 d’Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, les productions esthétiques ont été les premières à donner à voir le phénomène des paradis fiscaux. Jusqu’à présent, nous avions eu droit à une traduction par la fiction du phénomène : la bande dessinée grand public, le cinéma de répertoire comme de genre ainsi que les romans à intrigue situaient telle banque mafieuse au Luxembourg, tel navire requis pour le transport d’armes au Panama, tel banquier canadien engagé dans des maquillages de comptes aux Bahamas. De gré ou de force, il s’agissait à chaque fois de recourir aux réalités offshore afin de rendre vraisemblables les personnages de la fable, afin de susciter de la part du public une adhésion, suivant un procédé qu’Aristote avait théorisé il y a déjà très longtemps. Mais François Samson-Dunlop fait partie des rares qui se distinguent de toutes ces tendances dans la mesure où il croque pour sa part un couple de citoyens conscients des enjeux sur un plan politique. La différence est inouïe. Jusqu’à maintenant, les signataires d’œuvres s’étaient contentés de proposer des intrigues en faisant fond sur des procédés en vigueur dans les paradis fiscaux, les naturalisant ainsi. Tout au plus se risquaient-ils parfois à quelques incursions de nature pédagogique dans l’antre du système. On pouvait apercevoir un avocat transformer de l’argent liquide en chèques, un banquier d’affaires orchestrer des montages financiers à l’avantage d’un politique corrompu ou encore deux multinationales fusionner certains actifs par le biais d’une législation obscure. Mais ces films, tantôt cyniques, tantôt critiques, se trouvaient tous à présenter comme une fatalité ce vaste système d’États parallèles, comme s’il avait été là de tout temps, et que rien ne pouvait l’ébranler. Il fait bon voir l’entrée en scène de personnages qui, dans un quotidien pouvant paraître dérisoire, refusent cet état de fait, et personnifient l’acte de se consacrer à autre chose. L’histoire, la grande, nous dira où nous mènera collectivement cette propension…

Alain Deneault

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