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Amérique latine

Au Brésil, Marina Silva bouleverse la campagne présidentielle

L’ancienne ministre écologiste de Lula, qui avait rompu avec fracas avec le PT, menace directement la réélection de Dilma Rousseff. Mais son appartenance à une église pentecôtiste réputée pour son conservatisme social, son programme néolibéral et ses liens avec l’agrobusiness et les milieux financiers fragilisent son ascension. Enquête sur un itinéraire politique qui peut pourtant séduire les classes moyennes.

27 septembre 2014 | mediapart.fr

Amérique Latine — Enquête
Rio de Janeiro, de notre correspondante. Un ouragan. Un météore. Un coup de tonnerre. Depuis un mois, les analystes politiques brésiliens rivalisent de superlatifs pour tenter d’expliquer le phénomène qui semble porter Marina Silva aux portes du pouvoir et bouleverser une campagne électorale présidentielle jusqu’alors marquée par l’ennui et un brin de mélancolie.

C’est une tragédie, le 13 août, qui a changé la donne. À l’époque, la présidente sortante Dilma Rousseff est largement en tête des sondages pour le premier tour de l’élection présidentielle qui se tiendra le 5 octobre. Trois mandats successifs du Parti des travailleurs (PT) – Luiz Inacio Lula da Silva a gouverné de 2003 à 2010, avant de laisser place à sa dauphine – ont engendré une certaine lassitude, alimentée par une stagnation économique dont la presse ne cesse de souligner l’ampleur. Mais pour les électeurs, il n’y avait pas de réelle alternative à Dilma Rousseff.

Aécio Neves, le candidat du PSDB, le parti du centre-droit qui dispute au PT le pouvoir depuis vingt ans, ne convainc guère. Eduardo Campos, qui représente le Parti socialiste brésilien (PSB), ne dépassait pas 10 % dans les intentions de vote. Des dix prétendants au mandat de chef d’État, sept sont issus du PT, qu’ils ont quitté par opportunisme ou déception. Il semblait jusqu’à ce 13 août qu’il n’y aurait pas de place dans les urnes pour le souffle de révolte de juin 2013, qui avait jeté dans la rue des millions de Brésiliens pour protester contre la mauvaise qualité des services publics et la corruption des élites politiques.
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Ce 13 août, le jet privé d’Eduardo Campos s’écrase à Santos, une ville portuaire à proximité de São Paulo. En 48 heures, le PSB est contraint d’adouber Marina Silva, celle qu’il avait accueillie en son sein il y a à peine onze mois. Marina Silva, la pasionaria de l’environnement au Brésil, est détestée par la majorité des cadres du parti, mais elle avait été imposée par son chef, Eduardo Campos, dans un calcul d’intérêt bien compris. En 2010, elle avait en effet provoqué la surprise, en attirant près de 20 % des suffrages, deux ans après avoir claqué la porte du PT, dont elle a été membre puis cadre dirigeante durant vingt-trois ans.

Incapable par la suite d’imposer ses vues au Parti vert (PV), Marina Silva le quitte en 2012, pour monter la Rede Sustentabilidade, littéralement le « Réseau durable », une façon de se revendiquer de la société civile loin des batailles partisanes. Et quand, l’année suivante, elle tente de transformer son association en parti (pour pouvoir présenter des candidats aux élections), elle en est empêchée par le Tribunal supérieur électoral, qui considère que la Rede ne dispose pas des signatures nécessaires. « Ce fut une aubaine pour Dilma Rousseff, car dès l’époque, il était clair, au sein du gouvernement, que le danger viendrait d’un outsider », analyse Stéphane Monclaire, spécialiste du Brésil à la Sorbonne-Paris I, où il enseigne les sciences politiques.

De fait, avant même les manifestations de juin 2013, qui font connaître au monde entier le ras-le-bol de la classe moyenne à l’égard de ses élites, les Brésiliens sont dans une posture paradoxale. La grande majorité trouve l’action du gouvernement globalement « correcte, bonne ou excellente », selon les études d’opinion. Mais quand on les interroge sur des thèmes de leur quotidien, l’insatisfaction est patente. En juillet 2011, alors que la popularité de Dilma Rousseff bat des records, quelque 69 % des Brésiliens estiment insuffisante l’action du gouvernement en matière de santé. Ils sont 52 % à penser de même sur l’éducation. Et la tendance va en se dégradant.

Le soutien des grands médias

En clair, même si elle est en tête au premier tour, Dilma Rousseff sait déjà qu’elle devra faire face à un groupe d’électeurs anti-PT prêts à se jeter dans les bras de n’importe quel candidat susceptible d’empêcher sa réélection. « Au-delà de la campagne et du gouvernement, le travail des universitaires de l’UERJ montre aussi que les grands médias entretiennent un discours de dénigrement à l’égard de la politique et de ses institutions », poursuit Miguel do Rosario.

Or Marina Silva est une victime de l’arbitraire de ces institutions. Malgré les vingt millions de voix récoltées en 2010, elle a été bloquée dans sa tentative de créer sa propre formation. Au point d’accepter, à un an de l’élection, l’invitation d’Eduardo Campos d’intégrer le PSB pour devenir, à ses côtés, candidate à la vice-présidence. À deux, ils comptaient présenter cette « troisième voie » qui attire une partie de l’électorat, las d’un match entre le PT et le PSDB assimilé, par beaucoup, à un « Fla-Flu », le « classico » entre le Flamengo et le Fluminense, les deux principaux clubs de football de Rio de Janeiro.

Depuis la mort de l’ex-gouverneur du Pernambuco, Marina Silva s’envole dans les sondages. Elle retrouve son statut de femme populaire, dont l’histoire, comme celle de Lula, permet aux Brésiliens de croire qu’il est possible de dribbler le destin dans un des pays les plus inégalitaires au monde. Née dans une petite communauté de récolteurs de caoutchouc dans l’État amazonien d’Acre, analphabète jusqu’à l’âge de 16 ans, avant d’apprendre à lire dans un couvent de sœurs, où elle a été accueillie, gravement atteinte par une hépatite, et de finir diplômée d’histoire à l’université. Proche de Chico Mendes, le grand défenseur de l’Amazonie, assassiné en 1988, elle participe à la création, dans son État, du Parti des travailleurs (PT) et de la centrale syndicale CUT.

Elle est successivement élue conseillère municipale, députée, puis sénatrice, avant d’être la première personne à être choisie par Lula pour intégrer son gouvernement en 2003, quand l’ex-ouvrier de la métallurgie emporte finalement la présidence. Ses cinq années à la tête du ministère de l’environnement peaufinent son image de David face aux Goliath du puissant secteur de l’agroalimentaire, même si dans les coulisses, ses proches au gouvernement pestent sur son peu de capacité en gestion.

Physiquement aussi, elle incarne l’anti-politique. Comme Dilma Rousseff, c’est une femme. Mais alors que cette dernière a multiplié séance de botox, cure d’amaigrissement et teintures de toutes sortes – son coiffeur est un des plus courus de São Paulo –, Marina Silva affiche une sobriété qui séduit une jeunesse urbaine. Les cheveux ramassés en un strict chignon, elle n’utilise que des artifices naturels pour se maquiller. Les lourds traitements subis dans sa jeunesse pour la délivrer des maladies souvent mortelles contractées du temps où elle recueillait du caoutchouc l’ont rendue allergique à de nombreux produits. En guise de rouge à lèvres, elle passe un concentré de betterave et d’huile d’olive, une façon de faire saluée par la presse brésilienne. Quant à ses bijoux, tous réalisés à partir de matériaux de la nature, entre graines de l’Amazonie et coques de noix de coco, elle les fabrique elle-même pour la plupart, ou les acquiert auprès de communautés indigènes. Rien à voir avec Dilma Rousseff qui s’est présentée à un entretien avec le journal O Globo avec des chaussures Louis Vuitton. Alors que, jusqu’aux tailleurs de marque, Dilma Rousseff a l’allure de l’élite, Marina Silva, comme Lula en 2002, personnifie le changement.

À cette histoire, viennent s’ajouter le soutien de Renata Campos, la veuve du candidat du PSB, et l’enthousiasme des médias. Son habileté lui permet, dès la fin du mois d’août, d’égaler Dilma Rousseff dans les sondages du premier tour, et de la battre au second. Aux électeurs orphelins du changement, concentrés dans la jeunesse urbaine, elle agrège une partie de la gauche déçue par le PT, ainsi que les élites financières convaincues que leur poulain naturel, le candidat Aécio Neves, est incapable de l’emporter.

Membre pratiquante de l’Assemblée de Dieu, une église pentecôtiste caractérisée par son conservatisme social, Marina Silva attire aussi une partie des évangéliques, y compris dans les couches populaires. Ils représentent 22 % de la population, un bloc loin d’être homogène politiquement, mais sensible au discours de grands pasteurs relayés par la télévision.

C’est toutefois l’intervention de l’un d’entre eux dans le débat électoral qui provoque le premier raté dans l’ascension de celle que ses concurrents ont baptisée ironiquement « la sainte ». Alors que le 29 août, elle fait sensation auprès des milieux progressistes, en se disant en faveur du mariage pour tous, elle fait marche arrière dès le lendemain, obtempérant sous la menace du pasteur Silas Malafaia. La virevolte fait scandale (voir mon billet de blog) et éloigne ceux qui redoutent une montée en puissance des conservatismes religieux. « Vous nous avez mentis, vous vous êtes jouée de l’espérance de millions de personnes, vous ne méritez pas la confiance du peuple brésilien », déclare alors Jean Wyllys, l’unique député fédéral à se revendiquer homosexuel.

La publication de son programme de gouvernement jette une lumière crue sur les alliances de la candidate avec les milieux financiers. Marina Silva cultive depuis 2010 une forte amitié avec la sociologue Maria Alice Setubal, l’héritière de Itaú, la principale banque privée brésilienne. Ses économistes de référence sont André Lara Resende et Eduardo Giannetti, deux porte-parole du néolibéralisme. Elle propose l’indépendance de la Banque centrale – au Brésil, le président garde en théorie le dernier mot sur la politique monétaire –, un geste que même le candidat de la droite traditionnelle n’avait pas osé faire.En février 2014, la présidente sortante est en tête des sondages, mais 67 % des Brésiliens, interrogés sur ce qu’ils voudraient idéalement comme président, répondent « un nouveau visage ». Là encore, ce désir va s’accentuant, alimenté par l’aveuglement du gouvernement, dont ni l’action, ni la communication ne changent d’axe. À Brasilia, on semble ne pas percevoir l’ampleur de l’insatisfaction diffuse, ni surtout le croissant sentiment « anti-PT ». Le parti de Lula et Dilma est à la fois de plus en plus ancré dans le pays, étant devenu la référence des couches populaires, et aussi beaucoup plus détesté, et plus seulement par les élites. La petite classe moyenne devient plus critique à son endroit, dénonçant les promesses non tenues et la corruption. Elle est aussi la plus sensible au discours des grands médias, en campagne contre le PT.

Des chercheurs de l’Université d’État de Rio de Janeiro (UERJ) ont monté depuis le début de l’année un « manchetômetro » (littéralement, un mesureur de « unes de journaux » 3) qui recense les sujets positifs, négatifs ou neutres consacrés aux candidats à la présidentielle, et ce sur les trois principaux quotidiens (Folha de S. Paulo, Estado de S. Paulo et O Globo), comme sur le journal télévisé roi, celui de la chaîne Globo. « Les chiffres sont sans appel, ils montrent que Dilma Rousseff est la cible d’une campagne négative systématique », note l’analyste politique Miguel do Rosario, auteur d’un blog, « O cafezinho » 3, très lu dans les milieux politiques.

Un programme néolibéral

Soucieuse de séduire les entrepreneurs, Marina Silva défend également une flexibilisation des lois du travail. Et assure que contrairement à ce que sa biographie pourrait laisser penser, elle n’a jamais été contre les OGM. Elle a d’ailleurs choisi Beto Alburquerque, un proche des milieux de l’agroalimentaire et de l’industrie de l’armement, pour être son candidat à la vice-présidence.

« Il n’y a pas de doute que Marina Silva est la candidate du changement, c’est ça, sa "nouvelle politique", un changement par jour, on est incapable de comprendre ses mouvements », grince Gustavo Castañon, professeur de philosophie à l’Université fédérale de Juiz de Fora, qui a rendu sa carte du PSB. « De quel côté êtes-vous ? » l’a interpellée Luciana Genro, candidate à la présidentielle pour le Parti socialisme et liberté (PSOL), durant un débat télévisé entre candidats.

C’est surtout sur la question de la capacité à gouverner que la présidente sortante a décidé d’affronter sa concurrente. Marina Silva a beau affirmer qu’elle gouvernera au-dessus des partis, en convoquant les « meilleurs » – elle a notamment assuré qu’elle voudrait l’appui de Lula et de son prédécesseur de centre-droit Fernando Henrique Cardoso –, la constitution brésilienne la rend prisonnière du Congrès. La coalition qui la soutient aujourd’hui ne dispose que de 35 députés et de quatre sénateurs (sur respectivement 513 et 81). Pour séduire d’autres partis, notamment le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien), une formation fourre-tout, sans idéologie autre que celle du maintien au pouvoir, elle devra céder des portefeuilles, des postes dans les grandes entreprises publiques, bref souscrire au contrat de la « vieille politique ».

Cette tentative de « déconstruction » de la candidate Marina Silva par le PT sera-t-elle suffisante ? Pour Dilma Rousseff, l’enjeu est maintenant de regagner un net avantage au premier tour, en mettant en avant le toujours très populaire Lula, notamment durant sa propagande électorale. Dans chaque bloc de 25 minutes diffusé obligatoirement sur les chaînes hertziennes à midi et en début de soirée, la présidente sortante dispose, grâce à l’ample coalition qui l’appuie, de 11 minutes 48 secondes, contre 1 minute et 49 secondes pour Marina Silva – et 4 minutes et 31 secondes pour Aécio Neves. Au second tour, en revanche, les deux candidats ont un accès identique à la propagande électorale gratuite.

Alors que l’élite a choisi dans sa majorité d’appuyer Marina Silva pour en finir avec le PT au pouvoir, et que l’essentiel des classes populaires, sensibles aux politiques sociales introduites depuis l’ère Lula, sont en majorité fidèles à Dilma Rousseff, c’est donc dans la classe moyenne, plus ou moins précaire, que se jouera l’élection. « Au Brésil, il est impossible d’emporter une élection sans attirer l’essentiel de ceux qui gagnent entre 2 et 5 salaires minimums, ce sont des électeurs à revenus peu élevés, mais qui ont dépassé la condition de pauvres », rappelle André Singer, professeur de sciences politiques à l’Université de São Paulo. Marina Silva est parvenue, par son histoire et en incarnant la nouveauté, à diviser le camp populaire.

Dilma Rousseff a quelques jours pour tenter de récupérer ces électeurs, en leur rappelant que leur ascension sociale est le résultat direct ou indirect des politiques des douze dernières années. « Il est possible qu’elle y parvienne, mais il est trop tôt pour l’affirmer », conclut André Singer. Comme l’affirmait début septembre Lula lors d’une réunion du comité de campagne, « nous sommes déjà dans le second tour, le plus long de l’histoire ».

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