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Introduction de Jean Pierre Terrail à son livre : Pour une école de l’exigence intellectuelle

Publié le 11 mars 2016 | Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Editions La Dispute obtenue par le site Entre les lignes entre les mots

On ne discute guère aujourd’hui des missions de notre système éducatif autrement que pour rappeler ses responsabilités dans la préparation des qualifications requises par le marché du travail, ainsi que dans le maintien de la paix sociale et de la cohésion nationale.

Ce livre part d’une autre conviction : celle de l’exigence, dans le monde d’aujourd’hui, d’une éducation scolaire pour tous de haut niveau, une éducation qui ne vise pas d’abord à inculquer des messages, mais à former des capacités instruites de réflexion et d’analyse.

Nos sociétés n’ont pas d’avenir sans changements profonds dans nos façons de produire, de créer, de consommer, de vivre et de décider ensemble, et ces changements appellent une élévation massive et générale de nos ressources intellectuelles. L’aptitude de chacun, et non plus seulement d’un cercle d’experts, à repenser le monde et à innover devient décisive. Les métiers les plus traditionnels sont de plus en plus affaire de matière grise, les travaux les moins qualifiés sont en voie d’automatisation ou souvent susceptibles de l’être, le besoin d’une maîtrise démocratique de technologies de plus en plus puissantes et ravageuses est vital et impose un essor inédit de nos capacités délibératives. Ou nous acceptons un univers de violence et de chaos, et ce que nous vivons aujourd’hui en donne à peine un avant-goût, ou nous parvenons à reprendre la main sur les puissances qui nous dominent. Et pour cela nous avons besoin d’une compréhension élaborée du monde.

La « société de la connaissance » célébrée par nos élites mondiales ne répond pas à ce besoin. Parce que la connaissance dont il s’agit vise la compétition et l’emploi, non la solidarité, les coopérations, l’émancipation du travail, la culture. Parce que cette société concerne une partie de la population, et admet un grand nombre de laissés-pour-compte1 : ceux dont l’existence est précisé ment un instrument de la domination, armée de réserve économique, masse de manœuvre politique.

Plus que jamais la valeur émancipatrice du savoir, entendons par là d’un savoir réfléchi et critique qui ne se suffit pas de connaissances utiles, est à l’ordre du jour. Et elle l’est pour tous. Or, malgré l’urgence historique, notre école n’y fait guère droit.

Bien que celle-ci ait rendu possible, en sa forme d’« école unique »2, un essor considérable de la scolarisation des jeunes générations, elle échoue tout particulièrement depuis cinquante ans à assurer un accueil satisfaisant à la masse des élèves issus des classes populaires. Année après année ces derniers fournissent le gros des bataillons d’« échoués » ; ils constituent toujours aujourd’hui l’essentiel des cent cinquante mille jeunes qui se retrouvent à 15 ans « en grande difficulté de compréhension de l’écrit ».

C’est là une réalité bien connue, et qui l’est de longue date. Au point que, tout au long de ce demi-siècle, c’est le souci d’améliorer le destin de ces élèves qui anime ou justifie, selon les cas, les entreprises de réforme scolaire.

Ces entreprises ont toutes échoué. Certes, tous les milieux sociaux ont vu leurs espérances scolaires augmenter grâce à l’école unique ; mais sans que soit réduite de quelque façon l’inégalité sociale des chances de réussite, ni qu’on en finisse avec un volant important d’échec assez radical. Au point qu’au tournant du siècle, la quête des moyens de lutter contre ce dernier et d’assurer ladite « égalité des chances » a fini par céder la place à la visée d’un « socle commun », appelé à définir ce que les échoués devaient malgré tout acquérir avant de sortir sur le marché du travail.

Devrait-on s’en tenir à cette sorte de constat d’impuissance ? Ce serait le cas si l’école était accablée par le poids de déterminismes sociaux et culturels qui la dépassent. Mais elle dispose en réalité d’une marge de jeu significative. Les enquêtes PISA n’indiquent-elles pas que notre système éducatif est l’un de ceux, sur le plan européen, qui corrigent le plus mal les inégalités sociales ? Et, de fait, les raisons le plus souvent invoquées cherchant à rendre compte de sa faible efficacité par des facteurs extérieurs à l’institution scolaire ne sont guère convaincantes. Les élèves de milieu populaire seraient-ils dépourvus de ressources intellectuelles suffisantes ? Mais tous les enfants entrant à l’école élémentaire sont dotés d’un intellect largement suffisant pour leur assurer une scolarité normalement réussie. Ces élèves seraient-ils animés d’une appétence insuffisante pour les savoirs scolaires ? Mais le désintérêt qu’ils manifestent, le cas échéant, au collège est quasiment toujours le résultat d’un échec des apprentissages initiaux. Faudrait-il incriminer un investissement insuffisant de leurs parents ? Non : le temps consacré à l’aide au travail scolaire est exactement le même dans tous les milieux sociaux. Que dire alors de l’impact de la crise socio- économique et des politiques néolibérales ? Ce sont certes là des facteurs aggravants. Mais ce ne sont pas les plus déterminants : les difficultés de l’école à remplir ses missions leur sont en effet historiquement bien antérieures.

Il faut donc se résoudre à chercher l’origine de ces difficultés dans les fonctionnements mêmes de l’institution scolaire. Et c’est aux caractéristiques générales de l’« école unique » qu’il convient de s’intéresser, puisque cette organisation du système éducatif n’a jamais permis, quels que soient les ajustements et les changements introduits à tel ou tel moment du dernier demi-siècle, d’en finir avec les inégalités sociales dans l’accès aux savoirs élaborés de la culture écrite.

C’est ainsi que j’ai été amené à faire retour sur les conditions historiques qui ont présidé à la mise en place de l’école unique et à l’adoption des principes pédagogiques dont elle s’est dotée.

La réforme des structures est inaugurée par le décret Berthoin de 1959, qui jette les bases de la réunification du primaire et du secondaire et de la généralisation de l’accès au collège. La rénovation de la pédagogie a lieu, elle, avec un temps de retard : mûrie au long des années 1960, c’est la réforme de l’enseignement du français en primaire de 1972 qui commence à lui donner corps. Il s’agit avec cette rénovation de bien plus qu’une modernisation, ou qu’un aggiornamento. C’est un véritable bouleversement des perspectives pédagogiques régissant l’institution scolaire depuis cinq millénaires qui s’est joué, au profit d’une conception qui valorise l’activité autonome de l’élève, devenu l’« apprenant ».

Le nouveau paradigme pédagogique qui s’installe va inspirer une reconfiguration d’ensemble des dispositifs pratiques d’enseignement. Il se réclame de principes universels concernant l’enfance et les apprentissages ; mais tout aussi bien des contraintes de la scolarisation prolongée des jeunes issus des classes populaires. La conviction domine en effet qu’une confrontation trop brutale aux savoirs abstraits et « cultivés » condamne- rait ces derniers à l’échec (chapitre premier). Devenu rapidement hégémonique, ce paradigme résiste depuis un demi-siècle aux démentis d’une expérience qui met pourtant cruellement en lumière les limites de son efficacité : les modalités de son emprise méritent d’être interrogées, afin d’identifier les conditions d’une sortie de crise (chapitre 2).

Cet examen permet alors de dégager les principes d’un nouveau paradigme pédagogique, adapté à l’objectif d’une entrée normale des élèves des classes populaires dans la culture écrite (chapitre 3), puis d’inventorier les conditions pratiques possibles de sa mise en œuvre (chapitre 4).

L’une de ces conditions s’impose avec force. L’on ne peut demander aux enseignants de s’investir de façon déterminée et durable dans la réussite de tous tant que perdure la mission que leur confie l’école unique, d’inséparablement former et sélectionner. L’institution scolaire doit clairement signifier, par la suppression de la concurrence entre les élèves et la mise en place d’un tronc commun, qu’elle attend d’eux qu’on en finisse avec la sélection et qu’ils conduisent tous leurs publics à l’appropriation d’une culture commune de haut niveau. La clé d’une véritable réforme pédagogique, si l’on préfère, ne saurait être d’ordre purement pédagogique. Elle implique le passage de l’actuelle école unique, organisée en vue de la différenciation des flux d’élèves et de la reproduction des classes sociales, à une école véritablement commune.

Pour autant, cet ouvrage reste centré sur la façon de conduire les apprentissages. Pour le dire d’un mot, les politiques scolaires n’ont cessé, depuis cinquante ans, de chercher à rendre l’école plus attractive pour les enfants du peuple en gommant les aspérités inévitables de tout accès aux savoirs élaborés. Elles n’ont réussi qu’à leur rendre cet accès majoritairement très difficile, souvent impossible. Il est plus que temps qu’elles adoptent à leur égard les exigences intellectuelles qui seules permettent une pleine appropriation de ces savoirs par les « héritiers ». C’est l’argument que je vais m’attacher ici à étayer et à développer.


Jean Pierre Terrail : Pour une école de l’exigence intellectuelle

Changer de paradigme pédagogique

La Dispute – L’enjeu scolaire, Paris 2016, 142 pages, 14 euros

1 Le communiqué de la réunion des ministres de l’Éducation de l’OCDE rappelle par exemple en 2001 que « tout le monde ne fera pas partie de la nouvelle économie » et que « les petits boulots ont encore de l’avenir ».

2 Il est convenu d’appeler « école unique » le système éducatif actuel, mis en place dans les débuts de la Ve République, qui accueille tous les enfants indépendamment de leur milieu social, du primaire au secondaire, et oriente leur parcours scolaire en fonction de supposées « aptitudes » mesurées par les épreuves d’évaluation auxquelles ils sont régulièrement soumis.

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