Édition du 23 avril 2024

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Entrevue

Blocage des nouvelles par Meta : « soyons réalistes, exigeons l’impossible ! »

Il y a un décalage entre le discours du gouvernement et ses actions pour limiter le pouvoir des géants du Web, selon le sociologue Philippe de Grosbois.

Les grands médias et le gouvernement sont très critiques des géants du Web et de leur mainmise sur la diffusion du contenu en ligne, mais ne font pas grand-chose pour s’attaquer sérieusement au pouvoir de ces entreprises, se contentant de réformes ciblées et peu efficaces. Pivot s’est entretenu avec le sociologue Philippe de Grosbois, auteur des livres Les batailles d’Internet et La collision des récits : le journalisme face à la désinformation, pour en discuter.

09 septembre 2023 | tiré de pivot.quebec | Photo Aline Dubois - montage Pivot
https://pivot.quebec/2023/09/09/blocage-des-nouvelles-par-meta-soyons-realistes-exigeons-limpossible/

Meta, l’entreprise qui possède les plateformes Facebook et Instagram, a mis sa menace à exécution et bloque maintenant le contenu des médias canadiens.

Cette mesure fait suite à l’adoption du projet de loi C-18 par le gouvernement Trudeau, qui force les géants du Web, comme Meta et Google, à s’asseoir avec les organisations médiatiques pour négocier des redevances en échange de l’utilisation de leur contenu d’information. Cela vise à compenser le fait que les géants du Web accaparent désormais les revenus publicitaires sur le Web, sur lesquels comptaient autrefois les médias.

Mais-est ce vraiment la bonne solution aux problèmes que posent les grandes plateformes ?

Pivot : De manière générale, le gouvernement libéral semble vouloir légiférer sur le pouvoir des géants du Web. Il y a eu un projet de loi pour obliger les plateformes de streaming à montrer du contenu canadien et il y a maintenant une loi pour tenter de récupérer une partie de l’argent de la publicité accaparée par Meta et Google. Est-ce que ces projets de loi sont à la hauteur du problème qu’ils prétendent aborder ?

Philippe de Grosbois : Le point commun de ces législations, comme C-18, c’est qu’elles ne visent pas à diminuer le pouvoir de ces entreprises-là. On leur demande seulement de l’exercer d’une façon plus raisonnable.

Supposons que C-18 aurait été appliquée sans problème, que Google et Meta n’avaient pas mis les freins et qu’elles payaient des redevances aux médias. Ce que cela ferait, c’est que ça consoliderait leur place dans l’écosystème médiatique.

Récemment, avec les feux de forêt dans les Territoires du Nord-Ouest, Pascale St-Onge, ministre du Patrimoine, demandait à Meta de cesser de bloquer les nouvelles. Elle disait que c’était une question d’intérêt public ! Mais justement, on voit maintenant que le fait que les géants du Web comme Facebook soient devenus des infrastructures de communication névralgiques pour nos sociétés, c’est un problème. Ça fait longtemps qu’il y a des penseurs, des critiques, des mouvements, qui identifient ce pouvoir comme étant le cœur du problème.

Ce sont les plus grandes entreprises de notre époque et la démonstration n’est plus à faire que leur profit passe avant l’intérêt public.

Cette loi-là ne change absolument rien à cette situation. La ministre St-Onge va dire « s’il-vous-plaît, arrêtez de bloquer les nouvelles », mais elle ne va pas prendre des mesures pour réagir au pouvoir démesuré de ces plateformes. On voit donc un discours qui, en surface, est très critique des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), mais l’objectif ultime de ces projets de loi-là, c’est davantage de les « civiliser ».

On peut se demander à quel point c’est réaliste. Ça me fait penser au slogan « soyons réalistes, exigeons l’impossible » : en fait, c’est peut-être plus réaliste d’avoir une analyse radicale.

Ce sont les plus grandes entreprises de notre époque et la démonstration n’est plus à faire que leur profit passe avant l’intérêt public. Justin Trudeau a fait une sortie récente pour dire que Meta faisait passer ses profits avant tout. What else is new ? Ça, on le savait !

Comment peut-on expliquer le décalage entre d’une part un discours qui évoque un danger pour la sécurité publique et d’autre part la timidité des mesures proposées ?

Philippe de Grosbois : C’est une chose de constater les contradictions entre le discours et les actions, c’est une autre chose de les expliquer. Il y a cependant plusieurs hypothèses qu’on pourrait évoquer.

Les libéraux, en général, font de belles sorties, de belles déclarations pro-immigration, pro-LGBTQ, contre les changements climatiques. On avance des belles formules, mais en étant incapables ou n’en ayant pas la volonté d’apporter des mesures plus fortes ou plus radicales.

Par ailleurs, en raison de la façon dont la loi a été conçue, le rapport de force [du gouvernement] est faible. Face à la réaction de Meta, il dit qu’on ne veut pas laisser faire [le blocage des nouvelles]. Mais qu’est-ce qui peut être fait dans la situation actuelle ? Ben, c’est de négocier. C’est à cela que le gouvernement revient tout le temps : « on demande à Meta de revenir à la table de négociation ».

À part ça, il y a eu un boycottage de publicité [sur les plateformes de Meta] de la part du gouvernement fédéral. Les Amis de la radiodiffusion ont aussi appelé à boycotter l’activité sur Meta pour deux jours.

Ultimement, le rapport de force est assez faible. La loi dit que ces entreprises doivent verser des redevances sur la base du contenu qu’elles diffusent qui provient de médias d’information et ces compagnies répondent en disant « OK, on va arrêter de publier cela ».

C’est plate, mais Facebook applique la loi. Ces entreprises appliquent la loi d’une façon qui n’a pas été suffisamment anticipée par le gouvernement et par les gens qui supportaient la loi.

[L’ex-ministre du Patrimoine] Pablo Rodriguez a dit à plusieurs reprises que Meta avait fait la même chose en Australie [en menaçant de bloquer les nouvelles lorsque le pays avait adopté une loi similaire] et que c’était du bluff. On n’a pas pris la possibilité [du blocage] au sérieux et là, le gouvernement se retrouve le bec à l’eau.

Les médias ont-ils eux aussi une responsabilité dans cette situation ?

Philippe de Grosbois : Les différentes lois autour de l’Internet — comme celle qui veut forcer les algorithmes à faire davantage découvrir le contenu canadien et celle qui est dans les cartons contre la haine en ligne —, ce sont des lois qui découlent de démarches de lobbying de la part du milieu journalistique et du milieu culturel. Or, ce sont des milieux qui ont construit leur critique des GAFAM, leur analyse de la sphère numérique, sans jamais avoir intégré la critique « libriste », la critique hacktiviste.

L’approche « libriste » [en référence à la libre circulation des œuvres et des informations] est une approche qui prône la décentralisation. Ce n’est pas juste de condamner le numérique, mais de voir ce qu’il apporte comme bénéfice, notamment pour le public. L’intérêt d’Internet, pour les libristes, c’est la décentralisation, c’est qu’il n’y a pas d’autorité centrale. Il y a une communication et un partage qui peut être fait de façon beaucoup plus souple.

On constate qu’il y a un contrôle de l’information et de la culture qui se remet en place. […] La critique libriste pose la question de comment on peut faire éclater ces foyers de concentration de l’information.

Cela vient renverser une certaine logique du média de masse où il y a des lieux concentrés de production d’information, de culture et où le public n’était que récepteur.

On constate qu’il y a un contrôle de l’information et de la culture qui se remet en place, par l’émergence de Facebook, Google, Apple. La critique libriste pose la question de comment on peut faire éclater ces foyers de concentration de l’information.

C’est une critique qui existe un peu plus dans le Canada anglais, avec Cory Doctorow ou Paris Marx, et en Europe aussi. Mais au Québec, le milieu journalistique et le milieu culturel ont beaucoup occupé le terrain avec leur propre critique, en omettant la critique libriste. C’est comme s’ils n’étaient pas allés au bout de ce qu’est la logique de ces entreprises-là. Cela donne des demandes très réformistes et ciblées sur un seul secteur.

C-18 demande aux entreprises de verser de l’argent pour ce que les médias produisent [et mettent sur les plateformes numériques], mais la richesse de Meta vient de l’activité de toutes les personnes qui utilisent Facebook, Instagram et tout ça. Les médias se mettent dans une classe à part et disent « nous, ce qu’on produit à de la valeur, c’est sérieux, c’est crédible ». Cela sous-entend que le reste, c’est du papotage et des photos de chats et que ce n’est pas vraiment important.

Meta les a pris au mot : « Vous êtes dans une classe à part ? OK, on va vous tasser, vous. On va garder le papotage. »

Si on avait envisagé de manière globale la manière dont ces entreprises-là créent leur richesse, si on s’était demandé quelles sont les stratégies pour, au minimum, aller chercher de leur argent, cela aurait été plus difficile pour Meta [de se défiler]. Je ne pense pas que Meta serait allé jusqu’à bloquer l’ensemble des canadien·nes de sa plateforme.

Au Québec, comme la critique [des GAFAM] est principalement portée par le milieu culturel et le milieu journalistique, la critique de gauche de ces projets de loi, la critique de gauche du pouvoir des GAFAM a très peu d’espace. Durant les deux dernières années, toute critique de ces projets de loi-là, dans les médias québécois, était associée aux conservateurs, aux libertariens.

C’est comme si on manquait d’outils politiques pour aller plus loin. Pourtant, on est dans un moment de vérité. On parle, on parle, mais est-ce qu’on a ce qu’il faut pour être capable d’agir de façon correspondante ?

Comment s’attaquer au pouvoir démesuré des géants du Web ?

Philippe de Grosbois : Les projets de loi des libéraux des dernières années travaillent en aval. Une fois que le mal est fait, on se demande ce qu’on peut faire pour ajuster les choses. On ne remet pas en question le modèle d’affaires, on ne remet pas en question la structure même de ces entreprises-là.

On doit plutôt travailler en amont. C’est le modèle d’affaires lui-même qui doit être remis en question.

Premièrement, il faut s’interroger sur ce qui est permis en matière de collecte de données. Ça, c’est la base, car ces entreprises s’appuient sur cette collecte pour ensuite segmenter le public et offrir les espaces publicitaires aux annonceurs.

Ensuite, il faut poser la question de la publicité ciblée. On parle beaucoup du fait que la publicité est allée des médias vers les plateformes. Mais pourquoi ? Parce que les gens sont là, évidemment, mais aussi à cause de la publicité ciblée.

Aussi, il y a toute la question de l’évasion fiscale, légale ou non, qui pourrait être abordée. Cela ne mine pas le modèle d’affaires, mais pourrait limiter les profits que ces entreprises font et s’assurer qu’une part soit redistribuée. Sans que ce soit un modèle où les médias doivent négocier à la pièce.

Pour terminer, il y a la question de l’« inter-opérabilité » des réseaux sociaux.

Les gens sont captifs de ces plateformes. La critique libriste a développé l’idée des « jardins fermés » [c’est-à-dire l’idée que les plateformes sont des endroits fermés où tout est accessible et dont on a n’a pas besoin de sortir].

Ces entreprises ont surfé sur l’ouverture [d’Internet] durant un certain temps, en disant « c’est don’ beau le partage, la collaboration », mais une fois qu’elles ont gagné une place suffisamment névralgique dans l’écosystème, elles se sont refermées. Pour profiter de Facebook, il faut être sur Facebook. Ça pose un problème quand on veut quitter cette plateforme.

L’inter-opérabilité, c’est le contraire du jardin fermé. Si on l’obligeait, cela forcerait les médias sociaux à « dialoguer » entre eux. On l’a pour le courriel, on l’a pour les réseaux de téléphone cellulaire : si on est abonné avec telle compagnie, cela ne nous empêche pas d’appeler quelqu’un qui est abonné avec une autre entreprise.

Ce sont des combats collectifs par nature. Ce sont des combats qui sont transnationaux. C’est difficile. Mais c’est ce qu’il faut viser.

Ça aussi, ça découle de l’expérience des hackers dans le développement d’Internet : oui, il y a une diversité, oui, il y a une décentralisation, mais on se donne des standards communs qui nous permettent de discuter les uns avec les autres, qui nous permettent d’échanger. Cela permet d’éviter la formation de monopoles.

Il y a donc des liens à faire entre l’inter-opérabilité et les lois anti-monopoles. On peut renouveler les lois anti-monopole en tenant compte de l’espace numérique et d’à quel point la question de l’inter-opérabilité est importante. Là, on commence à parler !

Individuellement, c’est très difficile d’agir [pour briser un monopole comme celui de Meta]. Ce sont des combats collectifs par nature. Ce sont des combats qui sont transnationaux. C’est difficile. Mais c’est ce qu’il faut viser.

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