Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

1 femme sur 3 ne veut pas d'enfant : les raisons du refus de maternité

Interview de Marie Jo Bonnet par Francine Sporenda

Marie-Jo Bonnet est historienne et « une des activistes les plus célèbres du MLF ». Elle est notamment l’auteure de « Simone de Beauvoir et les femmes », « Adieu les rebelles », « Les femmes artistes dans les avant-gardes », « Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ? », « Les femmes et l’art. Qu’est-ce que les femmes ont apporté à l’art ? », « Mon MLF » et « La maternité symbolique ».

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/07/20/1-femme-sur-3-ne-veut-pas-denfant-les-raisons-du-refus-de-maternite/

FS : Vous avez refusé la maternité à une époque où c’était le destin, le devoir des femmes. Pourquoi ?

MJB : Je vais vous donner une raison élémentaire mais qui tombe sous le sens : quand j’étais en âge de procréer, j’avais des relations avec des femmes, et à cette époque, ce n’était pas encore possible de faire un enfant avec une femme. De toute façon, je ne pense pas que j’aurais aimé faire un enfant avec une femme parce que dès mon adolescence, je me suis opposée au mariage et à la maternité. J’avais compris que c’était un moyen de domestiquer les femmes au service des hommes. C’était un refus instinctif, probablement enraciné dans mon amour profond de la liberté.

FS : Traditionnellement, c’était le devoir des femmes de faire des enfants « pour la Patrie », comme c’était le devoir des hommes de faire la guerre, pour les mêmes raisons. Actuellement, il y a un certain déséquilibre dans ces devoirs « patriotiques », parce qu’en France du moins, les hommes ne font plus la guerre, alors que les femmes continuent à faire des enfants, avec le prix à payer considérable que cela comporte pour elles. Vos commentaires ?

MJB : On peut dire aussi que les femmes font la guerre, aujourd’hui, c’est quelque chose d’assez nouveau dans la distribution des rôles sexuels… Mais le fait de faire des enfants est une force que n’ont pas les hommes et qu’ils nous ont toujours enviée. C’est pourquoi j’ai fait ce livre sur la maternité symbolique afin d’explorer l’aspect positif de cette mise au monde de la Vie. On a trop réduit la maternité à son aspect biologique, alors que même sous son aspect biologique, elle inclut l’éducation et la transmission.

FS : Oui, c’est vrai – les femmes font la guerre, mais uniquement à titre professionnel, il n’y a pas de conscription… Et les femmes continuent toujours à assumer leurs responsabilités traditionnelles en plus des nouvelles…

MJB : Oui, car les femmes sont encore aujourd’hui soumises à une pression sociale intense pour faire des enfants. Voyez comme les lesbiennes sont contaminées puisqu’elles revendiquent la PMA. Je me souviens que dans les années 1970 on avait un slogan très drôle : «  Mieux que la capote anglaise, la lesbienne française  ». Il était clair que l’homosexualité était un moyen d’échapper au destin traditionnel des femmes. Et je crois que pour beaucoup d’entre nous, ce désir d’aimer les femmes libres et égales à soi constituait une vraie motivation féministe. Par définition l’homosexualité est un choix de rupture avec la société, une façon d’assumer une différence qui n’est pas reconnue par l’idéologie dominante. Toutes les femmes ne sont pas obligées de faire des enfants. Nous n’avons pas toutes les mêmes dons ni la même « mission » sur terre. En ce qui me concerne, j’ai dû faire un gros travail psychique pour dissocier la féminité de la maternité et ensuite relier le biologique au symbolique à travers le thème de la nouvelle naissance à soi-même. Dans ma jeunesse la maternité n’était pas présentée comme un devoir mais comme une composante de la féminité. Les vraies femmes, c’étaient celles qui avaient des enfants. Or, je me sentais une « vraie femme », et peut-être encore plus une « vraie femme rebelle » comme mes copines hétéros qui avaient ou n’avaient pas d’enfant. J’ai eu la chance de vivre ces années du MLF où j’ai pu me réconcilier avec la femme que je suis grâce à la révolte des femmes. Nous avons accompli une révolution symbolique en changeant le rapport aux femmes et au féminin. C’est devenu un destin positif, un espoir de changer le monde grâce au dialogue entre les femmes qui nous a sorti de l’opposition homo-hétéro. Le symbolique, c’est la solidarité entre femmes, l’ouverture sur le monde intérieur et extérieur et le dépassement des stéréotypes de genre. Je suis très étonnée de voir à quel point les stéréotypes sont revenus définir l’être social des femmes. Or les stéréotypes sont de pures constructions sans rapport avec les êtres humains par définition différents les uns des autres. Pourquoi restaurer ces références qui datent des années 1950 et contre lesquelles Beauvoir était partie en guerre. Nous ne vivons plus dans la société d’après-guerre. On analyse notre situation actuelle avec de vieux schémas complètement désuets et inopérants. Cela explique pourquoi on régresse par rapport aux années 1970 tout en ayant l’impression de tourner en rond sans trouver l’issue pour sortir de la violence masculine, par exemple. Le danger aujourd’hui, ce n’est pas seulement le patriarcat, concept très abstrait et insaisissable. C’est l’ultralibéralisme, l’exploitation effrénée des ressources de la terre, la marchandisation du corps des femmes, les réseaux sociaux incontrôlables, le transhumanisme et bientôt les robots.

FS : Les femmes font des enfants pour réparer les destructions, les pertes humaines causés par les hommes…

MJB : Oui, la maternité a toujours été synonyme de survie des sociétés. Après la guerre par exemple, les jeunes femmes comme ma mère ont été quasi-obligées de faire des enfants. J’appartiens à la génération du baby boom. Mais il n’est pas certain que ma mère ait été douée pour faire des enfants. Elle était musicienne mais à son époque, il était impossible pour elle d’entrer en rébellion avec son milieu bourgeois de province. Elle a opté pour une vie conventionnelle. C’est peut-être ce qui m’a déterminé à m’engager dans la vie de mon choix. Même si elle a été difficile, car aucune place n’était prévue dans la société pour les lesbiennes, ni pour les écrivaines.

Pour revenir à votre question je dirais qu’aujourd’hui, nous ne sommes plus du tout dans une problématique de survie. Bien au contraire, le problème c’est plutôt la surpopulation. C’est pourquoi on peut s’étonner que la pression sociale en faveur de la maternité soit toujours aussi forte. Je crois que cette pression est le fait du néolibéralisme et des biotechnologies qui s’ouvrent un nouveau marché avec la PMA, la GPA, sans oublier la transition de genre, véritable bénédiction pour l’industrie pharmaceutique.

De plus, les pays occidentaux sont confrontés à un problème géopolitique car ils font moins d’enfants qu’en Afrique ou en Inde, par exemple. Donc ils perdent en puissance….

FS : A titre anecdotique, je me souviens d’avoir entendu quand j’étais jeune une femme me dire : « j’ai eu trois enfants, deux pour moi, et un pour la France ». La pression nataliste s’accentue toujours après les guerres…

MJB : Dans mon enfance, les familles catholiques traditionnelles faisaient un enfant pour la religion, curé ou bonne sœur, qui était une manière de s’attirer les bonnes grâces du « Très Haut ».

FS : Vous citez la philosophe féministe Françoise Collin : « nous n’avons pas pu muer en pouvoir politique la puissance maternelle ». Les femmes disposent en effet, en tout cas depuis l’accès à la contraception et à l’avortement, du pouvoir de réduire la puissance numérique de leur groupe, c’est-à-dire sa puissance politique, voire dans l’absolu de mettre fin à son existence même. On peut s’étonner qu’elles n’aient jamais utilisé ce moyen de pression : la réduction volontaire du nombre des naissances, la « grève des ventres ». Est-il impensable, vu leur condition actuelle, qu’elles recourent à ce moyen de pression ? Est-ce qu’elles ne commencent pas, discrètement, à le mettre en œuvre, vu la baisse du chiffre des naissances dans de nombreux pays occidentaux ?

MJB : Françoise d’Eaubonne, en 1974, a milité pour la grève des ventres.

FS : Oui, mais ça n’a jamais marché, personne n’a suivi…

MJB : Non, mais en fait le concept de « grève des ventres » est né dans les années 1910, avec le mouvement néo-malthusien, dans lequel il y avait beaucoup de féministes, comme Nelly Roussel. Le fait que les femmes ne le suivent pas a plusieurs causes. L’image terriblement négative de la « vieille fille » pèse encore. Dans les familles, une femme qui n’a pas d’enfant est sans valeur et considérée comme une branche morte. Mais plus largement, cela vient de ce que les femmes n’ont pas suffisamment conscience d’appartenir à un « nous les femmes », pour reprendre une expression qu’on utilisait dans les années 70, ce « nous les femmes » considéré comme force d’affirmation et levier politique. Il n’y a pas de conscience collective d’appartenir à un sexe qui détient une puissance positive capable de changer le monde. La question qui se pose aujourd’hui est comment construire cette conscience par-dessus le mariage et la relation à un homme ? Car le masculin a toujours été utilisé pour définir les femmes dans une relation de dépendance hiérarchique. Je pense qu’il faut sortir de ces références genrées pour aborder l’être femme dans une dimension plus large qui inclut le psychique, le biologique et l’inconscient. Les femmes comme sujet de l’histoire, sujet créateur, sujet amoureux, etc.

Les femmes ont été séparées les unes des autres parce qu’elles sont mariées et qu’elles ont cette relation prioritaire avec un homme. Or on oublie que la première expérience inter-femmes est la relation mère-fille. Celle-ci n’est pas une relation horizontale, comme le mariage mais une relation verticale, qui se déploie dans le temps et implique une transmission entre femmes plus âgées et plus jeunes. Or aujourd’hui la relation mère-fille est problématique. J’ai beaucoup d’amies qui ont des problèmes avec leur fille, ou avec leur mère. C’est quelque chose qui n’est pas suffisamment travaillé, et je pense que c’est une des raisons qui empêchent le développement d’une conscience collective. Il faut construire une culture qui permette à la fois de quitter la mère, couper le cordon pour conquérir son autonomie, tout en recevant l’héritage des aînées, à quelque pays qu’elles appartiennent.

Aujourd’hui, beaucoup de jeunes filles s’autorisent de ne pas avoir d’enfant en invoquant les problèmes écologiques. Mais la transmission culturelle entre femmes est toujours aussi difficile et notamment la transmission des luttes féministes. Comme si chaque génération repartait à zéro. Je prépare un nouveau livre sur ce sujet. On vit une époque paradoxale : d’un côté, l’intérêt pour le matrimoine est de plus en plus fort. De l’autre, on assiste à une rupture de transmission entre générations, notamment avec la génération du MLF, comme si la transmission ne s’était pas vraiment faite. Beaucoup s’imaginent qu’il faut « tuer la mère », pour avoir un poste à l’université, par exemple. Et même dévaloriser des « mères ». Et je ne parle pas des problématiques de genre qui effacent complètement la question.

Mais le refus de la maternité est en train de prendre de l’extension aujourd’hui à cause des problèmes écologiques de plus en plus inquiétants. Depuis le début du 20ème siècle, on s’est posé la question des ressources terrestres nécessaires pour nourrir les humains en corrélant le rapport entre ressources et augmentation de la population. Cela veut dire que nous avons une conscience plus grande de notre rapport à la planète terre. Quelque chose s’est ouvert dans notre conscience au niveau de notre relation cosmique avec la planète sur laquelle on vit mais aussi plus largement avec l’équilibre du cosmos. D’abord parce que notre survie en dépendant, et aussi parce que la conquête spatiale nous confronte à la question de l’infini, de l’espace, de l’univers, de l’arrivée de la vie sur terre, c’est-à-dire le questionnement sur le mystère de la vie sur terre. Il y a quelque chose de fondamental qui s’ouvre par rapport à notre existence terrestre : qui sommes-nous, nous les petits humains, dans cette immensité du cosmos.

FS : Revenons sur terre… « Le désir d’enfant, écrivez-vous, est un puissant facteur de normalisation sociale ». En fait, beaucoup de féministes considèrent que, même encore de nos jours, la maternité est un instrument irremplaçable pour « garder les femmes à leur place ». Vos commentaires ?

MJB : Oui, mais je ne dirais pas « le désir d’enfant », plutôt la maternité. Le désir d’enfant, c’est quelque chose de plus large. L’enfant, ce n’est pas simplement un enfant de chair et d’os, un bébé, c’est aussi sur le plan symbolique une image de l’enfant intérieur, de ce que l’on crée : une œuvre d’art par exemple. On n’enfante pas seulement des bébés, on enfante aussi un nouveau monde, une nouvelle idée. Il arrive que des femmes rêvent qu’elles sont enceintes alors qu’elles n’ont pas d’enfant. L’inconscient se saisit de cette réalité biologique pour nous faire accéder à sa dimension symbolique. Le désir d’une vie nouvelle peut développer beaucoup d’énergie. Le problème de notre société est qu’elle le réduit à faire des enfants. Donc il ne s’agit pas seulement une manière de normaliser les femmes mais de les couper du monde symbolique qui est celui de la culture et du « pacte de l’esprit avec l’univers » pour reprendre l’expression de la philosophe Simone Weil.

FS : Evidemment : il y a toujours eu cette division du travail entre hommes et femmes : les hommes créent, les femmes procréent.

MJB : Bien sûr, l’histoire de nos sociétés est en grande partie celle de la division sexuelle du travail. Il s’agit d’enfermer les femmes dans l’univers domestique tout en les confinant dans des tâches subalternes : elles ne peuvent pas faire la révolution, créer, voyager, découvrir. Or on pourrait très bien élever les enfants dans des contextes beaucoup plus larges que celui de la famille, en développant des formes de solidarité avec les jeunes mères, et je pense aux familles dites monoparentales qui ne s’en sortent pas car elles doivent tout assumer. Il faudrait inventer un système de coopération, d’aide, organiser des gardes, un système plus solidaire pour l’éducation des enfants, afin que les mères puissent respirer sans être enfermées dans la famille.

FS : Vous parlez dans votre livre des contradictions dans lesquelles vivent les mères de fils (et en particulier les féministes) : vous prenez pour exemple votre mère qui a beaucoup souffert des infidélités de votre père – mais qui soutient son fils qui a des maîtresses contre sa femme. Vos commentaires ?

MJB : C’est un grand classique. Mon fils peut faire ce que mon mari ne peut pas faire, parce que ça m’a fait souffrir. Elles adoptent le point de vue du fils et pas le leur, ou celui de leur épouse car cela les amènerait à le contredire et donc à perdre le lien fusionnel avec lui. Les femmes, les mères de cette génération-là – ma mère a eu vingt ans sous l’Occupation –, ont grandi avec le pétainisme, le « travail, famille, patrie » etc. Avoir un garçon est pour elles une manière d’acquérir un pouvoir social qu’elles n’ont pas, comme l’a montré Freud, parce que nous vivons sous le règne symbolique du pouvoir phallique. Ca ne sert à rien d’avoir une fille, parce les filles n’ont pas de pouvoir social. Avoir un garçon, c’est une chance d’innover. Freud avait raison quelque part au sujet des mères qui vivent une forme de virilité par procuration. C’est ce qu’a fait ma mère avec toutes les ambivalences que cela suppose. Mais l’histoire de mon frère a très mal tourné et ma mère a dû très certainement revenir sur sa position parce que ce n’est vivable pour personne.

FS : Que pensez-vous de la GPA et des personnes qui y ont recours (souvent des gays) ? Vous soulignez à ce propos l’inféodation des mouvements LGBTQ aux idéaux masculins et l’invisibilisation croissante des lesbiennes. Peut-il y avoir une GPA éthique ?

MJB : J’ai pris position contre la GPA et j’ai même participé à un livre collectif qui s’appelle « Le marché de la maternité » (Ed. Odile Jacob) dans lequel j’ai écrit un texte avec Nicole Athea intitulé « Devenir parents sans GPA ». Cela fait longtemps que je suis contre la marchandisation du corps des femmes. C’est même ce qui m’a inspiré le désir d’écrire « Adieu les rebelles » paru en 2014 chez Flammarion qui est sorti au moment du mariage pour tous…

FS : Je ne l’ai pas lu mais je vois la GPA comme une autre forme de marchandisation du corps des femmes, de pair avec la prostitution…

MJB : Dans ce livre, j’analysais comment le mouvement qu’on appelle aujourd’hui LGBT a trahi les idéaux de départ du FHAR, du mouvement d’émancipation des homosexuels. Au départ, il s’agissait d’une remise en question de la normalité sociale et sexuelle. Avec la GPA on n’est plus du tout dans une remise en question de la normalité mais au contraire dans une appropriation du corps des femmes au service d’un désir de parentalité gay. La puissance maternelle est la seule qu’ils n’ont pas. Et je trouve ça très grave que nos alliés d’hier, les alliés des féministes – les gays qui nous ont accompagnées pendant très longtemps – ne le soient plus aujourd’hui. Ils ont trahi la cause des femmes. Et non seulement en s’éloignant du féminisme universaliste, mais en se servant des lesbiennes pour acquérir une sorte de légitimité social fondée sur la mixité mais complètement illusoire. LGBT, ça veut dire « on est mixte ». Mais en réalité, ils ne sont pas mixtes. Les lesbiennes n’ont aucun pouvoir dans le mouvement LGBT. Je parle des lesbiennes universalistes qui s’opposent à la prostitution et la GPA. Pour être admises, les lesbiennes doivent s’aligner sur les revendications masculines et obéir aux ordres. Dans ce contexte, la GPA éthique est une plaisanterie. ça n’existe pas. Aucune GPA ne peut être éthique dès lors qu’il y a abandon et vente d’enfants. Car ce marché n’est jamais gratuit…

FS : Et qu’il y a location d’utérus comme il y a location de vagin dans la prostitution, le parallèle est quand même assez évident. La GPA éthique, c’est aussi crédible que la prostitution éthique…

MJB : Bien sûr.

FS : Vous dites dans « La maternité symbolique » que « le droit de ne pas faire d’enfants se rétrécit de plus en plus sous la poussée des avancées de la science » et que ces technologies ne sont en rien émancipatrices pour les femmes. On voit même se profiler l’ombre de l’eugénisme et l’invention d’un « utérus artificiel ». Quelles sont, et quelles seraient dans le futur, les conséquences de ces découvertes, pour les femmes en particulier ? Je pense surtout à l’utérus artificiel parce qu’alors là, les femmes deviennent superfétatoires, on n’a plus besoin d’elles non ?

MJB : Je pense que ce qui se passe actuellement dans les biotechnologies est très dangereux. Parce c’est le marché qui fait la loi. Or qui dit marché dit échange de marchandises. Tout devient marchandisable : le corps humain, les bébés, le sentiment d’être un homme ou une femme, la beauté, la procréation… Il y a une grave perte d’éthique au niveau de la médecine, des chirurgiens qui n’hésitent pas à opérer de très jeunes filles en leur coupant les seins parce qu’elles veulent changer de genre : il n’y a plus de limite. Sous le règne du néo-libéralisme et du transhumanisme, tout devient vendable et achetable. Et la science s’est tellement développée qu’on est en mesure de le faire, et si on peut le faire, on le fait. Il n’y a plus aucune réflexion éthique dans ce marché de la procréation et du genre. On assiste à une fuite en avant très dangereuse du nouveau biopouvoir. Les femmes ne sont pas suffisamment conscientes des risques qu’elles courent à l’heure actuelle pour leur santé et leur liberté. Par exemple, la technologie de la congélation des ovocytes est doublement dangereuse : d’abord parce qu’elle implique une stimulation ovarienne aux conséquences encore inconnues à long terme. Elle obéit à l’idéologie de la rentabilité du corps humain : produire 15 ovocytes alors que le corps féminin n’en produit qu’un seul par cycle. Et aussi parce ça renforce l’injonction à la maternité, comme si être mère était indispensable aux femmes pour s’épanouir. Si bien que les femmes stériles sont désespérées alors qu’on pourrait très bien déplacer la question de la fécondité féminine sur le plan culturel. Elle ne peut pas fabriquer des enfants mais elle peut écrire des livres, peindre, etc. On propose aux filles de congeler leurs ovocytes pour qu’elles soient rentables, économiquement dans leur jeunesse. A partir de 40 ans, quand leur salaire sera devenu trop élevé, on les met dehors pour embaucher des plus jeunes. On n’a plus besoin d’elles mais elles peuvent toujours faire un enfant pour s’occuper. La société est en train de nous préparer à ça dans l’étonnante indifférence des jeunes filles. Les femmes de notre génération ont eu une autre attitude par rapport à la médecine. Nous avons pris en main notre santé à travers les groupes de self-help par exemple.

D’autre part, je ne comprends pas l’enthousiasme pour la PMA dans la mesure où elle renforce la dépendance des femmes aux biotechnologies. Pourquoi aller dans une clinique pour se faire inséminer du sperme préalablement congelé alors qu’il est tout à fait possible d’en demander à des copains et de le faire chez soi. C’est là qu’on voit à quel point le néo-libéralisme est devenu envahissant. Il a envahi le mouvement féministe et restauré un idéal de famille pluri-parental en régression par rapport aux analyses féministes sur l’aliénation dans le couple le mariage et la famille. Nous vivons une époque de normalisation. Il n’y a plus de réflexion sur le rapport des femmes à la médecine, au soin – je parle de manière générale parce qu’individuellement il y en a beaucoup qui font ce travail-là. Heureusement que des recherches se développent souterrainement pour se soigner autrement…

FS : Ces manipulations du vivant sont porteuses de grands dangers…

MJB : C’est pour ça que je me suis engagée dans une réflexion sur la GPA ainsi que sur les questions de transidentité. Le fait que beaucoup de filles souhaitent devenir des garçons pose un sacré problème. Je vais d’ailleurs sortir un livre sur le sujet avec Nicole Athea en avril prochain chez Odile Jacob.

FS : C’est un sujet très intéressant parce que, jusque-là, on s’est surtout intéressé.es aux trans hommes vers femmes.

MJB : C’est ça. Et on n’étudie pas les filles qui deviennent des garçons. Alors que les trois quarts des transgenres sont des filles, c’est quand même inquiétant… Je l’ai fait avec Nicole Athea, gynécologue et obstétricienne, qui a écrit la deuxième partie du livre sur les détransitionneuses. Il faut soutenir les filles qui détransitionnent car elles sont exclues de leurs anciens groupes d’appartenance. Nous montrons dans notre livre que nous sommes confrontées à un nouveau féminicide social.

FS : En tant qu’historienne, que pensez-vous des théories de Heide Goettner Abendroth qui affirme que « les époques paléolithiques et néolithiques étaient matriarcales » ?

MJB : Je pense qu’elle a fait un excellent travail sur ce sujet. Je suis très intéressée par la préhistoire, en particulier les « Vénus » et les peintures pariétales. J’ai eu de grandes émotions quand j’ai visité des grottes ornées de ces dessins, avec des « mains négatives », et j’ai pensé à ces « artistes » qui ont peint sur les murs de ces grottes il y a 20 000 ans. L’émotion que j’ai éprouvée m’a permis de réaliser que j’appartenais à la même humanité que ces personnes qui peignaient et sculptaient des statuettes. D’ailleurs, dans mon livre « Les Femmes dans l’art », j’ai repris l’hypothèse d’un chercheur américain qui montre que ces Vénus sont probablement des autoportraits de femmes enceintes.

FS : Les mains qui « signent » en quelque sortes ces fresques ont été identifiées comme correspondant surtout à des mains d’adolescent.es ou de femmes, pas à des mains d’hommes adultes, c’est ce que j’ai lu.

MJB : C’est exact. Voilà qui remet en question les savoirs hérités du 19ème siècle. C’est important de savoir que le patriarcat est lui aussi historique et n’a pas toujours existé.

FS : L’écoféminisme, présent au moins dès la Deuxième vague, attribue l’exploitation des femmes et l’exploitation et la destruction de la nature à une même cause : le système patriarcal. Etes-vous d’accord avec ces analyses et considérez-vous, comme la précurseuse Françoise d’Eaubonne, que si le monde refuse de « changer de base » (de renoncer au système de l’hégémonie mâle), «  il est condamné à mort. Et une mort à la plus brève échéance. Non seulement par la destruction de l’environnement, mais par la surpopulation, produite par « la gestion de nos corps confiée au système mâle  » ?

MJB : J’ai très bien connu Françoise d’Eaubonne, et je pense qu’elle a eu une idée de génie quand dans son livre « Le féminisme ou la mort », elle en a eu l’intuition fulgurante. Françoise était plus âgée que moi – elle avait la cinquantaine quand j’avais la vingtaine. En 1974, elle a formulé des idées qui sont de plus en plus fécondes aujourd’hui et qui nous aident à comprendre ce que nous sommes en train de vivre à travers l’exploitation à mort de la planète. Les pèches industrielles vident les océans de leurs poissons sans aucun état d’âme. Il semblerait que rien, ni aucun Etat ne puisse arrêter cette prédation généralisée orchestrée par le néo-libéralisme capitaliste au service de la mondialisation. Les grandes entreprises, les multinationales, les GAFAM, etc., n’ont qu’une seule raison d’être : faire du fric, en appauvrissant les populations. Ils sont à présent au-dessus des Etats et font la loi, gèrent la planète. Je suis totalement d’accord avec ce qu’a dit Françoise d’Eaubonne et je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas avoir été plus consciente de ce qu’elle disait quand elle m’en a parlé : je me souviens que c’est en 1974-75 qu’elle m’a raconté tout ça. A cette époque, je n’avais pas encore cette conscience planétaire que j’ai acquise avec l’âge et mes recherches. C’était nouveau. Françoise a été vraiment géniale et je suis contente qu’il y ait des jeunes qui réfléchissent à tout ça, qui reçoivent l’héritage de Françoise. La transmission se fait aujourd’hui en ce qui concerne l’écoféminisme, et c’est assez rare pour qu’on le signale et qu’on s’en félicite. C’est sans doute parce que le danger est grand et peut-être aussi parce que les femmes sont plus conscientes que les hommes des dangers qui menacent la planète. Dans les manifestations écologistes, les trois quarts des jeunes sont des filles. Je pense que le 21ème siècle sera « féminin » et féministe et nous avons la responsabilité de projeter par la pensée un avenir vivable et désirable. J’ai eu la chance de vivre au MLF de nouvelles relations entre les femmes qui ont construit une nouvelle façon d’être femme et de penser le féminin. On parle encore aujourd’hui de la différence des sexes avec des idées qui datent du 19ème siècle alors que l’expérience entre femmes a été décisive pour déplacer la question de la différence. Ce n’est plus du tout le même féminin que celui de Simone de Beauvoir par exemple. Rares sont les études sur cette question, mis à part le livre des italiennes « Ne crois pas avoir des droits ». C’est un livre collectif magnifique, datant des années 1980, dans lequel les féministes de la librairie des femmes de Milan formulent ce que fut la nouveauté de ces mouvements de libérations non-mixtes qui ont bousculé les sociétés. Cette nouveauté n’a pas du tout été intégrée par le féminisme contemporain qui s’est laissé coloniser par la pensée américaine de Judith Butler. Le néo-féminisme actuel ne réfléchit pas à l’entre-femmes ; elles ne pensent qu’aux hommes, qu’à la violence masculine et se définissent comme victimes. Il est essentiel de penser en quoi l’entre-femmes peut être créateur d’histoire…

FS : C’est en effet une caractéristique du néo-féminisme libéral à mes yeux, de toujours recentrer les discussions sur les hommes… Exemple, une chose qui m’énerve et qu’on voit ressurgir régulièrement dans les débats féministes, c’est le thème : « le patriarcat, c’est mauvais pour les femmes mais les hommes en souffrent terriblement aussi ». La domination entraîne certains problèmes pour les dominants, les propriétaires d’esclaves dans les plantations du Sud des Etats-Unis vivaient dans la crainte des révoltes d’esclaves, d’être empoisonnés par leurs esclaves de maison, etc. Mais c’était tout de même mieux d’être propriétaire d’esclaves que d’être esclave.

MJB : Vous avez remarqué que certaines de ces féministes ne parlent que des hommes ; en particulier la grande Virginie Despentes. Et pourtant elle serait lesbienne ; pourquoi ne parle-t-elle pas de son amour des femmes ?

FS : Je crois qu’elle est bisexuelle en fait, elle a eu pas mal de relations avec des hommes…

MJB : Mais même chez les lesbiennes on parle très peu de l’amour des femmes, on ne parle que du genre, ce qui n’a rien à voir avec le désir d’une femme pour une autre femme ; ce n’est pas comme ça qu’on va construire l’avenir.

https://revolutionfeministe.wordpress.com/2023/04/02/1-femme-sur-3-ne-veut-pas-denfant-les-raisons-du-refus-de-maternite/

De l’autrice
Marie-Jo Bonnet entretien avec Claire Tencin sur son dernier livre « La Maternité symbolique »
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2021/02/02/marie-jo-bonnet-entretien-avec-claire-tencin-sur-son-dernier-livre-la-maternite-symbolique/

Francine Sporenda

Américaine qui anime le site Révolution féministe.

https://www.facebook.com/RevolutionFeministe/

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