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Histoire

23 mars 2019, un périlleux centenaire du fascisme

Le 23 mars 1919, dans le salon de l’Alliance industrielle et commerciale, place San Sepolcro, à Milan, une centaine de personnes ont assisté à la fondation par Mussolini des Faisceaux de combat. C’est là l’un des moments-clés de l’émergence du mouvement fasciste, même s’il va évoluer d’ici la Marche sur Rome de 1922 ; d’où un centenaire célébré en Italie par de bien trop nombreux nostalgiques.

Tiré du blogue de l’auteur.

Plusieurs commémorations de ce centenaire ont été prévues ce samedi par la mouvance néofasciste dans un contexte où l’Italie est gouvernée par une coalition de partis démagogues, dominée par la Lega, une formation d’extrême-droite. Certaines de ces manifestations ont été interdites, mais toutes ne l’ont pas été. Ainsi, le rassemblement de Forza Nuova, à Prato, autorisé par Salvini contre l’avis des autorités régionales, et qui a donné lieu à des injures antisémites contre le journaliste Gad Lerner, a été contestée par une large contre-manifestation antifasciste, une foule colorée de 5’000 personnes face à 150 néofascistes haineux (mise à jour du 24.3.2019).

À Milan, une cérémonie fasciste a été autorisée dans un cimetière, elle aussi contestée par un rassemblement antifasciste, alors qu’une manifestation civile et explicative avait lieu place San Sepolcro. En fin de compte, la Constitution républicaine italienne et ses principes antifascistes en ont quand même, encore une fois, pris un coup. La disposition constitutionnelle transitoire n° XII interdit en effet la reconstitution d’un parti fasciste, et la loi Scelba qui en découle précise que cela concerne tout mouvement qui "poursuit des finalités antidémocratiques propres au parti fasciste, en exaltant, menaçant ou usant de la violence comme méthode de lutte politique ou en préconisant la suppression des libertés garanties par la Constitution."

Face à cette agitation néofasciste, l’historien Emilio Gentile a évoqué un centenaire quasiment faux, faisant valoir qu’il ne s’agissait encore, en mars 1919, avec les fasci di combattimenti, que d’un "anti-parti", une perspective qui allait être complètement modifiée par la suite. En histoire, cependant, la distinction, la séparation et la mise à distance systématiques des faits n’est pas une posture qui permet à elle seule de produire de l’intelligibilité. Il n’y a pas d’histoire critique qui n’interroge pas aussi ce qui relie le passé et le présent, ou des moments différents du passé. Autrement dit, la comparaison historienne comprend toujours à la fois ce qui distingue et ce qui relie. Et il y a donc bien quelque chose qui relève d’une forme de centenaire à interroger en ce 23 mars qui a déchaîné des célébrations haineuses.

Ce court billet sur le centenaire de la mise en route du fascisme pose alors forcément aussi la question des écueils du présent pour les droits humains. Et celle de savoir comment, et dans quelle mesure, une connaissance fine et critique du passé peut nous aider à prévenir le retour sous d’autres formes de ce qui a déjà causé tant de mal à l’humanité.

À l’occasion de ce 23 mars, et de ce centenaire, la Fondation Giangiacomo Feltrinelli de Milan a organisé une manifestation scientifique intitulée Mai più fascismo, Plus jamais le fascisme !, en parallèle avec une exposition en cours. Elle s’est conclue par une intervention de l’écrivain Antonio Scurati, auteur du récent M. Il figlio del secolo (2018), M. Le fils du siècle, premier volume d’une trilogie littéraire annoncée, consacrée au dictateur italien et à son ventennio fasciste, ce régime criminel qui trouve l’un de ses principaux moments déclencheurs dans ce 23 mars 1919.

L’ouvrage d’Antonio Scurati connaît un certain succès et fait aussi l’objet de réactions diverses. Quelques erreurs historiques factuelles lui ont été reprochées qui ne changent pas le sens général de son propos. Dans une recension fort bien argumentée, Mario Barenghi les qualifie de détails et regrette plutôt que l’ouvrage comprenne trop de scènes et de longueurs : "Il a préféré parier sur la quantité, écrit-il, alors que la concision est une conquête difficile qui nécessite bien davantage de temps." Barenghi cite alors plusieurs contre-exemples comme "paradigmes de narrations mieux inspirées politiquement" ; des livres que l’on lit et relit, alors que l’on ne pourra peut-être pas relire sans cesse la trilogie de Scurati à venir ; des livres parmi lesquels Barenghi cite une autobiographie générationnelle laconique, mais emblématique, Servabo di Luigi Pintor (1991), mais surtout le très convaincant, L’orologio (1950), La montre, de Carlo Levi, une extraordinaire "chronique dédiée à la chute du gouvernement Parri en 1945 (c’est-à-dire les circonstances du passage de la Résistance à l’Italie démocrate-chrétienne)", soit un temps court avec une forte signification pour l’histoire.

Dans le contexte de ce centenaire, l’édition du 23 mars 2019 du quotidien italien La Repubblica a publié une intéressante analyse d’Antonio Scurati intitulée "Le fascisme est encore vif à l’intérieur de nous". Elle commence par une déclaration forte.

"Nous étions fascistes. Les Italiens étaient fascistes. [...] De plus, le fascisme a été l’une des puissantes inventions (ou innovations si vous préférez) italiennes du XXe siècle, qui se sont répandues de l’Italie à l’Europe et au monde. Que ces mots ne résonnent pas comme de la provocation. Je sais que tous les Italiens n’étaient pas fascistes et que beaucoup - mais pas énormément, malheureusement - étaient antifascistes, y compris pendant le ventennio. Ma déclaration est péremptoire car, au fil d’années d’études et d’écrits sur le sujet, je me suis convaincu que le temps est venu d’élargir la conscience civile, d’élaborer une nouvelle narration plus large, plus consciente et plus vraie de l’identité nationale. J’ai fortement senti qu’il fallait chercher un récit sans préjugés idéologiques, au-dessus des luttes politiques partisanes, car cette histoire sans voile idéologique, connue et pourtant sans précédent, conduit à une condamnation encore plus radicale du fascisme."

Sans partager forcément tous les points de vue exprimés par Scurati, notamment sur une geste antifasciste qui a bien sûr ses limites, mais qui n’en reste pas moins indispensable pour contribuer au travail de mémoire, il faut souligner combien la lecture de cette analyse est stimulante et rappelle avec raison combien la violence et la criminalité du fascisme se sont révélées d’emblée, contrairement à cette fable d’occultation qui tente vainement de faire valoir un premier fascisme qui aurait été prétendument moins odieux. Ainsi la politique mussolinienne a-t-elle démarré "en suivant les humeurs les plus sombres, capable de se développer sur les passions tristes, sur le chaos, sur l’égarement, capable aussi de se fonder sur des causes [qui pourraient paraître justifiées], mais en les transformant immédiatement en injustices."

Antonio Scurati affirme alors, au début de sa conclusion, que "nous devons faire ce saut dans la conscience civile pour renouveler les raisons de l’antifascisme, qui sont simplement celles de la démocratie, du progrès, de l’égalité, de la coexistence civile".

Et il semble qu’il y ait décidément encore beaucoup à faire aujourd’hui dans ce domaine.

Charles Heimberg (Genève)

Charles Heimberg

Blogueur sur le site de Mediapart. Historien et didacticien de l’histoire. Genève

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