Édition du 23 avril 2024

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Histoire

Retour sur la révolution mexicaine (1910-1945)

La révolution mexicaine (1910-1945) a non seulement modifié les structures du pouvoir politique, mais a également porté la promesse de la justice sociale et du développement économique. Via une analyse de la structure sociale du Mexique prérévolutionnaire et des luttes des classes sociales pendant le conflit armé, cet article revient sur la révolution mexicaine comme un processus contrasté de restructuration sociale.

Introduction

  • « La bourgeoisie veut les choses que la minorité scientifique n’a pas à lui donner. Le prolétariat, pour sa part, veut le bien-être économique et la dignité sociale au moyen de la prise de possession de la terre et de l’organisation sociale, ce à quoi s’opposent autant le gouvernement que les partis bourgeois1. » Début novembre 1910, le révolutionnaire Ricardo Flores Magón analysait ainsi les problèmes politiques et sociaux auxquels le Mexique faisait face. Le 20 novembre, un soulèvement armé renversa le régime de Porfirio Díaz, au pouvoir depuis 34 ans.

Parce qu’il s’agit d’un processus à la fois politique et social, il est délicat de définir temporellement la révolution mexicaine. L’historiographie s’accorde à considérer le soulèvement armé du 20 novembre 1910 comme le début, tandis que la fin est débattue. Nous utilisons la chronologie proposée par les historiens William Beezley et Michael Meyer2. La première étape est le conflit armé (1910-1920). Dans la deuxième, caractérisée par une relative stabilité politique, les leaders révolutionnaires cherchaient à changer la société (1920-1938). Dans la troisième, les leaders révolutionnaires entreprenaient la création d’une société juste par le développement économique (1938-1945).

Cet article revient sur la révolution mexicaine en tant que révolution sociale, c’est-à-dire affectant la structure sociale et les inégalités de participation politique. Nous décrivons la structure sociale du Mexique prérévolutionnaire, documentons la participation des classes sociales au conflit armé, et examinons la restructuration sociale du Mexique sur le temps long.

Structure sociale du Mexique prérévolutionnaire

Les données du recensement de 1910 permettent de décrire la structure de classes. Sur les 4,6 millions d’actifs, il y avait environ 3 millions de peones de hacienda (ouvriers agricoles), 400 000 agriculteurs et 830 hacendados (propriétaires terriens). Parmi les 15 millions de Mexicains, l’historien Jesús Silva Herzog estime ainsi à 12 millions ceux qui dépendaient directement de l’agriculture, soit 80% de la population. Le monde paysan se structurait donc en trois classes :
1. Les 830 hacendados – moins de 1% de la population – possédaient 97% du territoire national. Ils se partageaient 8245 haciendas, dont certaines se mesuraient en milliers d’hectares. Selon les États, entre 88,2% et 99,8% des habitants n’avaient aucune propriété.
2. La classe des agriculteurs est difficile à définir. J. Silva Herzog fait l’hypothèse qu’elle inclut les propriétaires de terrains dans des aires urbaines et les ouvriers agricoles proches de l’hacendado. En somme, il s’agissait d’actifs vivant de l’agriculture et formant une classe intermédiaire entre hacendados et peones.
3. Les peones dépendaient des hacendados par un lien de subordination pouvant prendre plusieurs formes juridiques. Les salaires étaient faibles et en nature. Il était courant que les peones contractent des emprunts auprès de l’hacendado, ce qui les contraignait à rester indéfiniment sur ses terres pour tenter de rembourser leur dette, constituant une situation d’esclavage de fait3.

Le secteur industriel comprenait surtout des industries traditionnelles : mines, textile, agroalimentaire. L’industrie lourde émergea à la fin du porfiriat ; elle se caractérisait par une hiérarchisation entre une bourgeoisie d’affaires et un milieu ouvrier pauvre. Enfin, le secteur tertiaire était très peu développé. Par exemple, il y avait 3000 médecins pour 15 millions d’habitants, soit 2 pour 100 0004.

Ces inégalités de classe intersectaient avec des inégalités régionales. Comme dans tout le continent, la structure sociale ne se réduisait pas à une opposition universelle entre peones et hacendados : dans Rural Guerrillas in Latin America, l’historien Richard Gott décrit des conditions variantes « non seulement de pays à pays, ou de province à province, mais de vallée à vallée »5. Les États du nord (Hidalgo, Nuevo León) et la ville de Mexico profitèrent davantage de l’industrialisation, avec l’installation d’industries lourdes comme des aciéries et des cimenteries. Les États ruraux du centre (Puebla, Oaxaca, Guerrero, Michoacán) restaient en retard de développement. Ces inégalités s’observaient aussi à l’intérieur des États. Prenons l’exemple de Tlaxcala. Dans le nord dominaient des haciendas de plusieurs milliers d’hectares où vivaient des peones. Dans le centre et le sud, les haciendas étaient moins grandes et coexistaient avec un tissu industriel et artisanal. Enfin, le bassin du fleuve Atoyac-Zahuapán était caractérisé par une agriculture davantage spécialisée et les peones résidaient en dehors des haciendas6.

Les classes sociales face au conflit armé

«  Une révolution populaire bourgeoise de caractère agraire »7 : par cette belle expression oxymorique, le sociologue Jorge Martínez Ríos décrit la participation politique des classes sociales au conflit armé (1910-1920). La révolution était de caractère agraire par ses objectifs et populaire mais surtout bourgeoise par son leadership. Par exemple, le leader révolutionnaire Francisco Madero était originaire d’une riche famille d’entrepreneurs et avait étudié à HEC et à l’Université de Californie à Berkeley. Les classes populaires souffraient d’un déficit d’inclusion politique en raison d’une part du faible accès au système éducatif, et d’autre part de l’idéologie positiviste et des pratiques excluantes du porfiriat. Miguel Salvador Macedo, entrepreneur proche du régime, les décrit ainsi : seuls les scientifiques (científicos) peuvent être dirigeants politiques et sociaux parce que « la science et la morale sont hors de portée »8 des classes populaires. Le régime réprimait systématiquement les mouvements sociaux, notamment d’importantes grèves ouvrières au début du XXe siècle.

Bien que ces conditions fassent supposer une participation populaire plutôt faible, les historiens ne parviennent pas à l’évaluer validement. J. Martínez Ríos souligne : «  Jusqu’à quel point furent connues les thèses agraires et ouvrières dans les grands secteurs de la population ? Nous ne le savons pas9.  » Observons toutefois le développement du mouvement ouvrier, organisé par les structures syndicales. Par exemple, dès 1915, environ 100 000 ouvriers étaient membres du syndicat anarchosyndicaliste Casa del Obrero Mundial. Enfin, la participation variait selon les régions. Par exemple, la stratégie d’agitation permanente des guérillas révolutionnaires dans les États de Morelos, Guerrero, Veracruz et Puebla encouragea de nombreux paysans – y compris hacendados – à participer au conflit armé.

L’ensemble des leaders révolutionnaires reconnaissaient l’importance fondamentale du problème agraire, mais divergeaient sur la solution. Ceux originaires du nord, où la société rurale comprenait des agriculteurs cherchant à devenir hacendados, concevaient que le problème se posait en termes de productivité de la terre et de coexistence pacifique entre les classes sociales. Le centre et le sud, au contraire, étaient caractérisés par la cohabitation parfois violente de grands hacendados et de nombreux peones. Les leaders révolutionnaires qui en étaient originaires étaient plus radicaux et projetaient l’abolition du système des haciendas10.

Une restructuration sociale contrastée

Les divergences originelles des leaders révolutionnaires furent suivies, sur le temps long, de politiques sociales à l’instrumentation et aux effets contrastés. La première loi agraire fut adoptée en 1915. Ses principales dispositions furent la redistribution de la terre, notamment la restitution aux communautés indigènes des terres acquises sous le porfiriat, et la création d’un statut par la suite emblématique, les ejidos, c’est-à-dire des terrains attribués à un groupe de paysans qui en sont propriétaires collectivement mais dont le fruit des récoltes revient à chaque paysan individuellement. En vertu de la loi des Ejidos de 1920, ces paysans étaient assurés de posséder une parcelle de terre « suffisante pour produire […] le double du salaire journalier moyen de la région ». Toutefois, la réforme agraire fut instrumentée de manière incohérente selon les régions. Elle ne supprima pas le système des haciendas, bien que celles-ci ne couvraient plus qu’environ la moitié des terres agricoles après la révolution (8 millions sur 16 en 1958). Elle ne résolut pas l’aggravation de l’exode rural : selon le recensement de 1940, 1,5 million d’hectares d’ejidos étaient à l’abandon11.

Le secteur industriel bénéficia d’une politique d’investissement, notamment les industries lourdes et d’extraction et les réseaux ferroviaire et routier. Ceci favorisa la croissance économique, puis l’augmentation des ressources des gouvernements fédéral et fédérés, et finalement le développement des services publics et de l’État-providence. Le taux d’alphabétisation augmenta de 38,5% en 1930 à 56,8% en 1950 ; une classe moyenne urbaine émergeait12.

Si la société mexicaine devenait plus égalitaire par la distribution des ressources économiques et territoriales, la bourgeoisie continuait à s’approprier les ressources politiques. La culture politique restait autoritaire. Le sociologue Pablo González Casanova explique comment le système éducatif participait à son inculcation aux classes populaires : « Dans toute structure sociale il y a une éducation politique. […] Le peuple est constamment éduqué, et est éduqué de manière autoritaire où la structure du pouvoir et l’attitude des strates dominantes sont autoritaires13. » Le nouveau régime se fondait sur une alliance entre l’ancienne l’oligarchie porfiriste et une partie des classes populaires qui participèrent au conflit armé ; il fonctionnait selon une alternance de répression et de compromis.

Conclusion

Avant 1910, la société mexicaine, structurée en classes dotées de différentes ressources sociales et politiques, était profondément inégalitaire. Les leaders révolutionnaires, dont l’ancrage populaire ou non reste difficile à évaluer, s’accordaient sur la nécessité de la changer, mais divergeaient sur les manières d’y arriver. Ces divergences originelles contribuent à expliquer le caractère contrasté de la restructuration sociale entreprise par les gouvernements de la révolution. Bien que l’industrialisation et le développement de l’État-providence contribuèrent à la réduction des inégalités, la réforme agraire resta inachevée et la socialisation politique des classes populaires marquée par l’autoritarisme.

Le bilan social de la révolution mexicaine est donc à bien des égards complexe et contrasté. L’établir n’est pas neutre politiquement. Comme l’exprimait l’éditorialiste Sabino Bastidas Colinas à l’occasion du centenaire de la révolution : « La révolution est-elle bien terminée ? A-t-elle rempli sa mission ? En avait-elle ? Quel est son bilan ? A-t-elle été couronnée de succès ? La révolution s’est-elle épuisée ? S’est-elle fatiguée ? Pourquoi sommes-nous si nostalgiques de la révolution ? Reste-t-il quelque chose à faire ? Que faire aujourd’hui de la révolution mexicaine ?14 »

Coline Ferrant
Maîtresse de conférences en développement et politiques sociales (Assistant Professor in Social Development & Policy) à Habib University (Karachi, Pakistan).
coline.ferrant@ahss.habib.edu.pk

Notes
1.Adolfo Gilly, La revolución interrumpida, Mexico, Ediciones Era, 2007, p. 81.
2.William H. Beezley, Michael C. Meyer, (dir.), The Oxford History of Mexico, New York, Oxford University Press, 2010.
3.Jesús Silva Herzog, Breve historia de la revolución mexicana, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1960.
4.Collectif, Nueva historia general de México, Mexico, El Colegio de México, 2010.
5.Richard Gott, Rural Guerrillas in Latin America, Londres, Penguin Books, 1973, p. 573.
6.Raymond Buve, « Agricultores, dominación política y estructura agraria en la revolución mexicana : el caso de Tlaxcala (1910-1918) », Revista mexicana de sociología, vol. 52, n°2, 1989, p. 181-236.
7.Jorge Martínez Ríos, « Revolución y conciencia social en México », in Collectif, Estudios sociológicos. Sociología de la revolución, tome II, Mexico, Instituto de Ciencias de Zacatecas, 1959, p. 394.
8.Cité dans Léopoldo Zea, El positivismo en México, Mexico, El Colegio de México, 1943, p. 171-173.
9.Jorge Martínez Ríos, op. cit., p. 389.
10.Lucio Mendieta y Núñez, « Un balance objetivo de la revolución mexicana », Revista mexicana de sociología, Mexico, vol. 22, n°2, mai-août 1960, p. 529-542.
11.Isidro Fabela (dir.), Documentos históricos de la revolución mexicana. Revolución y régimen constitucionalista, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1960.
12.Collectif, Estudios sociológicos. Sociología de la revolución, Mexico, Instituto de Ciencias de Zacatecas, 1959.
13.Pablo González Casanova, La democracia en México, Mexico, Ediciones Era, 2004, p. 211.
14.Sabino Bastidas Colinas, « ¿Ya acabó la revolución mexicana ? », El País, 17 novembre 2009.

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