Édition du 10 décembre 2024

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Europe

Alexis Tsipras entre radicalisme et « réalisme »

Alexis Tsipras, le président de Syriza, voyage beaucoup ces derniers temps. Il s’est rendu récemment sur le continent américain ; aux Etats-Unis et dans divers pays sud-américains. Il était à Londres, les 14 et 15 mars, pour donner deux conférences publiques et rencontrer des représentants du Parti travailliste et les médias. Je suis allé l’écouter à la London School of Economics où il a parlé pendant près d’une heure avant de répondre aux questions du public.

Démocratie contre oligarchie

C’est un premier ministre en puissance que la LSE reçoit le 14 mars dans la soirée. Cette université est davantage connue de nos jours pour son inclination néolibérale (Friedrich Hayek y enseigna longtemps et Anthony Giddens, ex-directeur, y développa sa fumeuse « Troisième voie » blairiste), que comme institution de gauche (Sydney Webb, un économiste socialiste en fut le fondateur en 1895).

Alexis Tsipras n’est pas un grand tribun. Il lit son discours ; il est vrai qu’il s’exprime en anglais. Le public, pourtant largement acquis au président de Syriza, réagit très peu au cours de la conférence. Tsipras est un homme direct et chaleureux dans l’intimité de discussions privées, mais devant l’auditoire il incarne un dirigeant politique presque conventionnel.

Trois choses retiennent mon attention : 1) Tsipras insiste davantage sur la nécessité de rétablir la « démocratie » contre les « pouvoirs oligarchiques » que sur des considérations de justice sociale et d’égalité. 2) Il prend grand soin de lisser un discours qui s’écarte de la phraséologie de la gauche radicale traditionnelle (notamment l’anticapitalisme). Alexis Tsipras a milité au KNE, organisation de jeunesse du Parti communiste grec (KKE). Pourtant, ni la rhétorique, ni l’argumentation ne sont typiquement d’inspiration marxiste. 3) Le discours évite soigneusement de trancher les questions difficiles : que ferait Syriza si elle parvenait demain au pouvoir ? Je me pose la question de savoir quels sont les objectifs personnels de Tsipras. S’il était premier ministre, tenterait-il de construire une majorité de gauche désireuse de rompre radicalement avec les politiques imposées par la Troïka ?

Selon Tsipras, une alternative s’offre aujourd’hui à l’Europe : ou elle persiste dans l’impasse néolibérale, ou elle fait le choix de la démocratie. Dans le camp de la démocratie, il y a les peuples qui aspirent à un monde plus égalitaire et libre et dans le camp néolibéral, on trouve les banques, le monde de la finance et les institutions supranationales (Troïka, Union européenne) ainsi que les gouvernements nationaux. « Pour sortir de la crise, l’Europe doit faire des choix démocratiques radicaux » affirme le dirigeant grec. Alexis Tsipras met l’accent sur la mobilisation et la participation populaires, et estime que Syriza peut être le catalyseur de cette mobilisation populaire pour faire évoluer la Grèce vers une société socialiste démocratique.

Dans les circonstances socio-économiques que connait la Grèce, on pouvait s’attendre à un discours indigné. Il faut attendre la partie questions et réponses pour entendre Tsipras décrire la situation dramatique dans le pays. Il le fait d’une manière quasiment dépassionnée : une sixième année de récession (Morgan Stanley prévoit une septième année), une contraction de 20% de l’économie depuis 2008, une baisse de plus de 30% des salaires et des retraites depuis 2009, un taux de chômage avoisinant les 30% (presque 60% chez les jeunes) et des centaines de milliers de diplômés qui quittent le pays. Les politiques d’austérité ont réduit l’aide sociale, dérégulé davantage le marché du travail et fait reculer un Etat social pourtant déjà limité. Tsipras, à l’unisson de la gauche radicale européenne, confirme ce que les peuples européens ont déjà compris : les politiques d’austérité n’ont pas pour objectif de réduire les déficits publics, mais d’attaquer les Etats sociaux pour assurer aux capitalistes des marges de profit accrues.

Dans son introduction, Tsipras définit clairement les objectifs des politiques « austéritaires » en Grèce et en Europe : « Pourquoi les gouvernements européens poursuivent-ils ces politiques d’austérité ? Leurs objectifs réels sont différents de ce qu’ils affirment en public : ils souhaitent en réalité façonner un nouvel environnement économique dans lequel le marché du travail sera encore plus dérégulé et reposera sur une main d’œuvre bon marché. La poursuite de la privatisation des services publics est bien sûr à l’ordre du jour ».

Syriza et la zone euro

Tsipras considère que la question de la sortie de la zone euro ne se poserait pas sous un gouvernement de gauche. D’une part, Syriza n’y est pas favorable. D’autre part, Tsipras estime que la crise grecque est avant tout la crise de l’Union européenne. Par conséquent, la sortie de la Grèce ne réglerait rien. Au contraire, elle aggraverait la situation au niveau européen. Tsipras dit ainsi disposer d’un pouvoir de négociation considérable : la zone euro se sauvera avec la Grèce ou périra. Quand un membre du public lui demande ce qu’il ferait quand Angela Merkel refusera de rééchelonner la dette. Il répond avec aplomb : « Personne ne s’oppose à Merkel en ce moment. Il sera donc intéressant de voir comment elle réagira quand, pour la première fois, un Etat membre lui tiendra tête ». Pour la gauche grecque, François Hollande est le « béni-oui-oui » de la chancelière allemande.

Comment un gouvernement Syriza s’y prendrait-il pour résoudre la question de l’endettement grec ? Nous touchons ici à l’un des points politiques les plus sensibles. Lors de l’élection de juin dernier, le parti avait insisté sur le fait qu’il abrogerait le Mémorandum imposé par la Troïka s’il parvenait au pouvoir. Syriza avait durci son positionnement peu avant l’élection. Cette ligne radicale avait porté ses fruits puisque Syriza était passé de 3,3% des voix en 2004 à 16,8% en mai 2012 et à 26,9% un mois plus tard (qui est peu ou prou son score actuel dans les sondages). Cette radicalisation n’avait pas effrayé l’électorat des classes moyennes et populaires qui avait déserté en masse le PASOK. Il est clair que cette position a évolué dans les cercles dirigeants de Syriza. Dans un entretien accordé au New Statesman le lendemain de la conférence à la LSE, Tsipras n’a pas confirmé qu’un gouvernement de gauche refuserait d’honorer la dette. Il a préféré parler de « renégociation » de la dette avec les banques créancières, estimant qu’une partie de celle-ci pourrait cependant être exonérée (« haircuts »). [1] La dette ne serait plus annulée, mais un gouvernement de gauche réclamerait un délai supplémentaire pour l’honorer. Ce repositionnement constitue une évolution fondamentale de Syriza sur l’une des questions les plus importantes qui concerne l’avenir de la Grèce.

Syriza envisage également de remettre au goût du jour deux mécanismes d’aide : le premier est une sorte de plan Marshall réactualisé et le second s’inspire de l’accord de Londres signé en 1953. Ce dernier prévoyait la remise d’une partie de la dette contractée par l’Allemagne entre le traité de Versailles de 1919 et 1945. Avec cette remise de la dette, Syriza s’engage à faire cesser la baisse des salaires et des retraites. Elle préconise la revalorisation du salaire minimum, réajusté au niveau d’avant la crise. A la LSE, la promesse d’imposer lourdement l’évasion fiscale soulève les applaudissements du public. Tsipras enchaîne sur l’une des rares propositions vraiment radicales de son discours : la socialisation du service bancaire pour le mettre au service, non du profit capitaliste, mais des intérêts publics.

Alexis Tsipras répète inlassablement que l’Europe fait face à une « crise structurelle du capitalisme et de son modèle néolibéral ». Les mesures de rééchelonnement de la dette permettraient-elles de relancer l’économie et d’augmenter sans tarder les salaires ? Constitueraient-elles une étape anticapitaliste vers le socialisme ? Rien n’est moins sûr. D’une part, on imagine mal aujourd’hui quels pays accepteraient de mettre en œuvre un nouveau plan Marshall. Les conditions économiques et géopolitiques aujourd’hui ne sont pas comparables à celles du début de la Guerre froide, sur fond de compétition soviétique. D’autre part, une annulation partielle de la dette grecque comparable à celle de l’Allemagne n’est pas acquise non plus. Le comportement inflexible de la Troïka et de l’Allemagne jusqu’à présent n’incite guère à l’optimisme.

Syriza propose une plate-forme programmatique encore floue et partiellement définie. Les mesures d’urgence sociale, frappées du bon sens, s’inscrivent dans un cadre réformiste radical. Aucun projet de dépassement du capitalisme n’apparaît clairement, surtout dans le corset budgétaire et institutionnel de la zone euro.

Tensions au sein de Syriza

Il ne faut pas trop s’étonner de l’évolution « réaliste » de Syriza. Cette dernière - comme le Front de gauche en France - est une confédération de partis de la gauche radicale. Synaspismós, dirigé par Tsipras, en est la composante majoritaire. Après un virage radical en 2004 lorsqu’Alékos Alavános avait pris la direction du parti, Synaspismós a commencé à se recentrer depuis plusieurs mois.

Aux côtés de Synaspismós - la Coalition de la Gauche, des Mouvements et de l’Ecologie – une formation issue du KKE, il existe plusieurs petites organisations issues de la gauche grecque : Organisation Communiste de Grèce (KOE), la Gauche Ouvrière Internationaliste (DEA), de tradition trotskyste, Kokkino (qui signifie « rouge »), le Groupe Politique Anticapitaliste (APO) ou encore la Gauche Communiste Ecologique et Rénovatrice (AKOA), qui est issue de l’ancien Parti communiste grec de l’intérieur. Comme au Front de gauche, la cohabitation entre ces diverses composantes est source de tension et de désaccords. Les différences entre formations au sein de Syriza auraient tendance à s’exacerber au fur et à mesure que les chances de victoire se précisent. D’une part, Synaspismós – notamment la garde rapprochée de Tsipras – semble vouloir engager le mouvement dans une direction plus « réaliste » ; compatible en tout cas avec le maintien de la Grèce dans la zone euro. Lors de la conférence nationale de Syriza, les 30 novembre au 2 décembre 2012, Synaspismós et différents partis (KOE, AKOA, Roza, d’ex-membres du PASOK) ont recueilli 75% des voix des délégués. Les tendances regroupées autour de Courant de gauche et Regroupement de gauche, DEA, Kokkino et APO pèsent aujourd’hui 25% des voix. Cette minorité non-négligeable s’inquiète du recentrage en cours de Tsipras.

La gauche de Syriza reproche à Alexis Tsipras de déjà rechercher des compromis avec les institutions du capitalisme financier. Son récent voyage à Washington a soulevé une certaine émotion à gauche. Tsipras y a rencontré des représentants du département d’Etat, à qui il a assuré que la Grèce resterait membre de l’OTAN si Syriza parvenait au pouvoir. Il s’est également entretenu avec des responsables du Fond monétaire international. Sa conférence à la Brookings Institution, un think tank très social-libéral, a également été perçue comme une initiative visant à promouvoir une image d’homme d’Etat respectable et pragmatique. Certains ont amèrement reproché à Tsipras une prestation opportuniste à cette occasion : « J’espère vous avoir convaincu que je ne suis pas aussi dangereux que certains ne le pensent ». [2] La gauche anticapitaliste grecque n’est pas loin de penser qu’Alexis Tsipras est déjà dans la peau d’un premier ministre social-démocrate.

On le voit, la route vers le pouvoir d’Alexis Tsipras n’est pas une sinécure et l’enfer grec est pavé de bonnes intentions. Une chose est sûre, Alexis Tsipras devra prochainement trancher entre le radicalisme de la campagne électorale de 2012 et la nouvelle impulsion qui apparaît se détourner de ce radicalisme. En réalité, la direction que prendrait un possible gouvernement Tsipras dépendrait largement de la combativité des mouvements sociaux grecs et de la situation économique dans la zone euro à ce moment là.

Notes

[1] Yiannis Baboulis, « More and more people realise austerity is not viable. There is no other way to radicalise further », New Statesman, 19 mars 2013, http://www.newstatesman.com/2013/03/alexis-tsipras-interview

[2] Alexis Tsipras, « Greece and the economic challenges ahead », Brookings Institution, Washington, 23 janvier 2013, http://www.brookings.edu/~/media/events/2013/1/22%20greece%20economy/20130122_tsipras_transcript.pdf

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