Édition du 23 avril 2024

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Immigration

La migration dans les débats publics : une guerre qui ne dit pas son nom

Le journal allemand Der Tagesspiegel a publié une liste de 33 305 migrants morts en tentant de rejoindre l’Europe. Ces données, couvrant la période 1993-2017, ont été collectées par United, un réseau de plus de 560 associations européennes, soutenant les migrants et réfugiés. Comme l’explique le coordonnateur de ce programme, Balint Josa, une part importante des personnes figurant sur cette liste est originaire du continent africain.

Tiré du blogue de l’auteur.

La liste publiée vendredi par le journal s’étend sur quarante-huit pages et contient les données, souvent parcellaires, que les journalistes ont pu rassembler : nationalité, âge, date et cause de la mort.

« L’Erythrée, l’Ethiopie, le Nigeria, le Soudan ou encore la Libye sont des pays d’émigration très classiques. Quant aux âges de ces migrants, ils sont vraiment très variés. Beaucoup d’entre eux sont jeunes et la majorité a perdu la vie en traversant la Méditerranée », précise Balint Josa, le coordonnateur du programme de United.

Mais tous ne sont pas morts en mer. « D’autres sont morts dans des centres de détention à cause des conditions de vie extrêmes, explique-t-il. Ils se sont suicidés ou sont décédés de maladies attrapées sur le chemin de l’exil. Certains se sont déshydratés à la suite de diarrhées très graves. D’autres encore ont été tués par la police aux frontières. 

(RFI)

1. Une guerre des mots

C’est avec les paroles, les mots que l’on raconte la réalité, c’est avec les mots qu’on la construit, c’est avec les mots qu’on la manipule. Qui a le pouvoir sur les mots, qui en décide le sens exerce le pouvoir sur le monde, sur la réalité. La première guerre est celle des mots : qui la gagne a gagné la bataille, sinon la guerre finale.

On a pu construire une narration dominante, celle que l’Occident a imposé pendants toutes ses années, et qui devenue la ‘seule’ lecture politiquement correcte des mouvements migratoires.

"Clandestin", "irrégulier", "illégal", "invasion", "exode biblique", "nombre jamais vu de débarquements", "crise migratoire" : l’impression que quelque chose d’unique et "dangereux" est en train de se passer. Et, dans la même volée, dans les rapports officiels, le positionnement des migrations dans le Sahel ensemble aux trafics de drogue, d’armes et le terrorisme ! D’autre part on parlera des "touristes", "voyageurs", "expatriés", "experts", et ainsi de suite.

Tout cela, orchestré par les medias plus importants, un matraquage qui a duré des années qui, jumelé avec la fabrication politique de la peur dans des sociétés vieillissantes occidentales n’a pas tardé à donner des fruits. Il suffira de jeter un regard sur l’avancé des partis anti-migrations, de droite, selon le schéma classique pour s’en apercevoir.

Les pouvoirs économiques, qui véhiculent des idéologies de type fasciste et raciste, ont su présenter une version de l’histoire dans laquelle, en conclusion, le migrant est un "criminel", qui l’aide est un "complice" et les organisations humanitaires simplement des gens qui cherchent leur "business". On est tombé dans le piège verbal et idéologique que les pouvoirs ont tendu. Ils ont pratiquement vaincu la ‘guerre des mots’, des idées et au final de la vision du monde que les mots sous entendent. C’est une imposture qui a su s’imposer.

2. Une guerre aux pauvres

La guerre des mots est une guerre de classe et donc idéologique et politique. Ce qu’on veut exclure, parce qu’on en a pas besoin, sont les pauvres. La guerre à la mobilité est une guerre contre les pauvres. Pour simplifier on pourrait dire que nous avons aujourd’hui deux mondes : celui qui peut bouger à sa guise et celui qui en est empêché parce que pauvre ou rendu tel. Ces deux mondes existent soit dans le Nord que dans le Sud. Bien sûr c’est le Nord qui se détache pour sa mobilité (touristique). 

Il s’agit d’une guerre qui a débuté il y a longtemps de cela et qui continue de se perpétuer à travers les systèmes plus sophistiqués de contrôle "humanitaire". Une minorité de citoyens qui n’est pas disposé à laisser mettre en discussion son style de vie et son horizon. Il suffit de naitre d’un côté ou de l’autre du monde et une bonne partie des choix sont déjà établis. Il n’y aura pas la même assistance dans la santé, l’éducation, le travail, l’information, l’eau, l’électricité et la "mobilité". La gestion des visas, les conditions pour voyager ailleurs, les filières pour les documents et surtout la vision de l’étranger pauvre qui le rend un "objet" d’écart, une marchandise jetable du marché global.

En effet les touristes sont les bienvenus, ainsi que les ressortissants des pays du Golfe et les joueurs affirmés de foot, les techniciens et en général ceux et celles qui amènent une valeur ajouté au système. Pour les autres le choix sera de se "soumettre" autant que possible aux lois de l’économie et se contenter des travaux sales, dangereux et mal payé que l’économie leur donne avec plaisir. C’est l’armée de réserve dont parlait Karl Marx, fonctionnelle au système. Ne nous trompons pas : la guerre aux migrants est une guerre contre les pauvres, ceux qu’on a décrétés ou transformés en pauvres.

3. Une guerre à la mémoire

Pour pouvoir en arriver là il a fallu mettre en œuvre des opérations délicates sur l’histoire. La première a été celle d’effacer la mémoire et l’autre celle d’éloigner la réalité des visages. Une action de correction de l’histoire avec l’oubli du passé. En effet le continent européen a connu un phénomène migratoire remarquable.

En 1800 et début du 1900 ce sont environ 60 millions d’Européens qui participent aux migrations. Presque tous les pays européens sont successivement concernés, faisant de l’Europe un continent d’émigration. En Italie, par exemple, de 1876 à 1985 quelque 27, 5 millions d’italiens ont quitté le pays. Migrations économiques, persécutions politiques ou religieuses, motivations individuelles. D’autres migrations ont parfois pour objectif la colonisation : il s’agit de peupler et d’exploiter de nouveaux territoires pour se les approprier. L’amélioration des transports a facilité la mobilité. Entre 1860 et 1900 plus de 14 millions d’immigrants arrivent aux USA. L’Etat établit un centre d’immigration pour contrôler et sélectionner les migrants pouvant entrer sur le territoire américain.

Le voyage vers les nouveaux territoires se fait le plus souvent en bateau et dure plusieurs semaines avec des conditions éprouvantes. L’accueil leur réservé est souvent difficile : rejet, xénophobie. L’intégration des immigrés à la population du territoire d’arrivée est progressive. Tout cela, dans l’Europe contemporaine a été effacé, balayé comme jamais passé ! A la racine de toute trahison il y a l’oubli. Seulement cette opération complexe de confiscation de la mémoire peut faciliter le phénomène auquel nous assistons : murs, barbelés, radars, drones et tout l’arsenal de contrôle qui n’est qu’un grand business pour les entreprises occidentales. Les mêmes entreprises qui fabriques et vendent les armes aux belligérants sont celles qui mettent au service des Etats les systèmes de contrôle des frontières ! On crée les réfugiés et puis on empêche leur mobilité à travers les barrières solides ou virtuelles.

L’autre opération consiste dans l’éloignement de la réalité des visages de cette humanité qui cherche un avenir différent. Se trouver proches d’un visage et de la souffrance de l’autre, d’une main tendue est un défi insoutenable. Il pourrait déclencher solidarité ou d’autres réactions. Il est donc mieux de garder à distance toute cette humanité qui nous rappelle de manière trop évidentes notre passé et notre conditions humaine.

Alors on externalise, on maintient à distance les visages, les enfants et leurs mères. Cela avec l’illusion que cela n’existe plus. La distance des "hotspots", dans les pays tiers, ailleurs, loin des yeux pour être loin du cœur et de la politique. Alors on comprend mieux le refrain que l’on entend en Europe : il faut les aider chez-eux, sous-entendu : ils ne seront pas trop visible, on pourra mieux gérer le monde que leur présence nous rend visible.

4. Une guerre néocoloniale

Le néolibéralisme (=capitalisme actualisé, globalisé et encore plus cruel) engendre le néocolonialisme. C’est de cela en effet qu’il s’agit lorsque l’Occident (avec la complicité de certaines élites locales qui lui ressemblent) dicte les conditions pour les accords commerciaux, les contraintes pour recevoir les aides au développement, les fond fiduciaires, l’occupation de l’espace, la formation des agents de contrôle des frontières et la "criminalisation de la mobilité". Cela et beaucoup plus entrent en jeu afin d’asservir l’espace sahélien, africain en général avec l’objectif non dissimulé de recoloniser l’imaginaire et la pratique de l’Afrique et en général de la périphérie du monde.

C’est cela qu’un trouve à la base de ce processus de nouvelle "délimitation" du monde en fonction du "centre" qui est constitué par une poignée d’entreprises et de personnes qui décident l’orientation du monde. Ce à quoi nous assistons, une ségrégation du monde, ou une nouvelle forme d’apartheid du monde, n’arrive pas au hasard ou à cause de la mauvaise volonté de quelque politicien. Ne nous trompons pas ! A la racine de ce phénomène concentrationnaire (les centres ou camps de détention qui se multiplient en Europe et bientôt ici, comme c’est le cas en Libye) il n’y a pas une casualité historique mais une causalité.

Il est question de détenir, exclure, maintenir surplace, emprisonner, manipuler, revendre et mettre ensuite aux enchères les victimes sélectionnées pour les sacrifices rituels du système économique. Comme tout système inhumain il a besoin de sacrifices immolés sur l’autel de l’argent qui est le dieu véritable de ce type de système. Il est donc évident que toute cette violence risque d’engendrer autre violence dans un cercle sans fin. Tout discours sur le terrorisme qui ne considère pas ce contexte est probablement voué à l’échec. A la base du système il y a une grande violence dont les morts dans le désert, la mer et ailleurs ne sont que le triste miroir.

Cette guerre n’aurait aucune chance de réussir sans la complicité des locaux africains. Les politiciens mais aussi la mentalité. Il suffirait de citer la manière dont le Maroc traite le thème de la souveraineté du peuple Sahraoui, l’Algérie et son obstiné racisme vis-à-vis des noirs ("black") avec l’exploitation de la main d’œuvre des migrants, en Libye, même bien avant de la chute de Kadhafi et les camps de détention et maintenant le viols réguliers d’hommes et femmes qui se trouvent dans les camps, voulus par les eux, l’Europe et la Libye, en Afrique du Sud avec les étrangers (Nigérians par exemple) et ailleurs. Même ici chez-nous. Les frontières sont un enfer, il ne faut pas simplement accuser l’Europe. Pas d’empire sans supporters, pas de dictateurs sans le silence, complice, des citoyens.

Une libération possible

Se reprendre le droit et la liberté de parole est le premier pas. Défier qui a le pouvoir sur les mots et don sur la réalité devient la démarche incontournable de tout cheminement de libération. Cela évidemment implique une capacité de lecture, d’analyse critique et de créativité qui ne vont pas de soi ! La mobilité humaine marche ensemble à la liberté de parole, de pensé et d’action de mettre le tentes de sa vie où plus bon nous semble. En même temps il existe aussi un droit à ne pas quitter son pays : cela implique la création d’une société dans laquelle toute personne puisse vivre dans la dignité et liberté.

Assumer l’héritage de ceux et celles qui ont lutté pour la liberté et la dignité de nos peuples (Fanon, Sankara, Mandela, Bakari…), avec la certitude que, malgré l’évidence contraire, la vérité est plus forte que le mensonge et la faiblesse plus forte que la force. Cela est un processus mental qui part du constat que la réalité n’est pas une donnée immuable : c’est une création humaine et comme telle elle peut et doit etre transformée. Un autre monde est possible, récitent les militant altermondialistes. C’est aussi notre position si on l’on veut changer le monde.

Démasquer la "narration" dominante sur la mobilité et les migrations, et proposer une autre narration, basée sur les droits humains, la justice sociale, la lutte à ce système d’exclusion globale que nous votons chaque jour avec nos choix et nos comportements soumis à la mode du temps. Il s’agira d’inventer des lieux dans lesquels pouvoir échanger, penser, pratiquer des formes de vie en mesure de représenter une société différente. La lutte pour la reconnaissance des droits humains, y compris celui de la mobilité, devraient constituer l’engagement principal de toute politique qui veut mériter ce nom !

Reconstruire un autre imaginaire social est impératif si nous voulons contrecarrer la fausseté du "paradis" occidental, qui n’est rien d’autre qu’une colonisation mentale effectuée en bonne et due forme. L’imaginaire sociale implique valeurs, manières de penser et d’agir qui soient conséquentes avec une vision de la personne humaine comme social et imbriqué dans la vie des autres. C’est une contestation du modèle individualiste-consommateur que la société occidentale néolibérale prône et propage. Cela implique l’expérimentation d’un style de vie réellement alternatif à celui de la narration unique du monde- marchandise. Ne l’oublions pas : « le véritable voyage ne consiste pas à chercher des nouveaux paysages mais à avoir des nouveaux yeux ». (Marcel Proust).

Si au centre du système néolibéral il y a l’exclusion il faudra remettre au centre l’inclusion, en particulier des catégories auxquelles on a confisqué la parole et la vie. Les pauvres, les paysans, les jeunes, les femmes et en général ceux et celles que les pouvoirs considèrent inutiles ou au plus "dangereux" ! La mobilité des personnes poussera à une réinvention des Etats, des frontières, des rapports économiques et de pouvoir entre peuples. C’est ce type- là de future que nous imaginons et pour lequel nous devrions nous engager jusqu’au bout. 

Mauro

Blogueur sur le site de Mediapart.

https://blogs.mediapart.fr/mauro/blog/

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