Édition du 3 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Planète

Leur « monde d’après » est déjà là, la contre-offensive reste à construire

Dans son ouvrage Dire non ne suffit plus (2017), Naomi Klein revient sur ce qu’elle avait nommé, dans l’ouvrage éponyme publié 10 ans plus tôt, la Stratégie du choc : « Une “stratégie du choc” est un ensemble de tactiques brutales qui vise à tirer systématiquement parti du désarroi d’une population à la suite d’un choc collectif […] pour faire passer en force des mesures extrémistes en faveur des grandes corporations, mesures souvent qualifiées de “thérapie de choc”. » Nul doute que la crise du Covid-19 représente un exemple particulièrement spectaculaire de ce processus par lequel les classes dominantes tentent d’imposer brutalement leurs vues en s’appuyant sur les effets de sidération collective propres à toute crise d’ampleur. La France constitue à ce titre un cas d’école.

Revue L’Anticapitaliste n°115 (mai 2020)

Il ne s’agit évidemment pas de céder aux sirènes du complotisme et des théories, plus fumeuses les unes que les autres, qui voudraient que les classes dominantes aient « provoqué », voire « organisé » la crise du Covid dans le seul but de légitimer leurs politiques les plus extrêmes. Mais force est de reconnaître que la crise actuelle représente une formidable opportunité pour la bourgeoisie et son personnel politique : faire adopter des mesures antisociales (augmentation du temps de travail, baisses des salaires, restriction des droits démocratiques, etc.) au nom d’une « situation exceptionnelle », en les accompagnant, lorsqu’elles sont impopulaires, de la promesse qu’elles seront « temporaires », avec l’objectif inavoué de les rendre durables.

Pérenniser l’exceptionnel pour le normaliser

On se souviendra ici de ce qui s’est passé en France entre novembre 2015 et novembre 2017, deux années durant lesquelles l’état d’urgence instauré suite aux attentats du 13 novembre a été régulièrement reconduit, avant d’être finalement normalisé par l’inscription de la plupart de ses dispositions dans la loi ordinaire. Deux années au cours desquelles Hollande et Valls ont défendu la nécessité de faire durer l’exceptionnel, trouvant toujours des raisons de prolonger des dispositifs pourtant légitimés, selon leur définition même, par l’« urgence ». Macron, Castaner et compagnie leur ont emboîté le pas, achevant, à l’automne 2017, ce processus de normalisation, avec un ministre de l’Intérieur déclarant : « Moi, je considère que rien ne menace ma liberté si ça permet de lutter efficacement contre le terrorisme. »

Le « monde d’après », que d’aucuns appellent – parfois sincèrement – de leurs vœux est en réalité, du point de vue des politiques des classes dominantes, déjà là. Si ces dernières ne peuvent anticiper l’ensemble des développements des crises en cours et à venir, une grande partie de leur feuille de route est déjà toute tracée : feindre la prise de conscience de la nécessité du changement pour mieux vendre des solutions réactionnaires ; reprendre à leur compte les critiques du système pour les transformer en mesures ne mettant aucunement en danger le système – voire le consolidant ; pérenniser l’exceptionnel afin de le normaliser. La phrase n’a pas encore été prononcée, mais on peut déjà facilement l’imaginer : « Moi, je considère que rien ne menace mes droits sociaux si ça permet de lutter efficacement contre la crise économique. »

Ils ne changeront pas de logiciel

C’est en ce sens qu’il est particulièrement illusoire de penser que la crise actuelle, qui met certes à nu l’incapacité génétique du système capitaliste, mû par la seule logique du profit, à assurer la satisfaction des besoins de la majorité de la population, pourrait convaincre les classes dominantes de la nécessité de « changer de logiciel », ou même de lui apporter des modifications substantielles. À titre d’exemple, ce qui peut sembler être un inhabituel interventionnisme de l’État ne signifie aucunement une rupture avec les canons du néo¬libéralisme. Ainsi, lorsque Bruno Le Maire a évoqué, en mars, des « prises de participation » de l’État, voire des « nationalisations », il ne s’agissait nullement de mettre sous contrôle public des entreprises produisant des biens et services indispensables (l’industrie pharmaceutique par exemple), mais bien de voler au secours des « fleurons » du capitalisme français menacés par la crise boursière, et de les protéger face à la concurrence venue de l’étranger.

Même logique avec les promesses de « plans d’investissement », entre autres dans la santé. Comme l’a en effet rappelé Gilbert Achcar, « nous pouvons prédire sans risque que les néolibéraux seront unanimes à augmenter les dépenses de santé publique, non sans s’assurer que leurs amis fabricants de produits sanitaires en bénéficieront. Ils le feront, non pas parce qu’ils se sont soudain convertis aux vertus de l’État-providence ou parce qu’ils se soucient du public, mais parce qu’ils redoutent les conséquences économiques d’une nouvelle pandémie ou d’une deuxième vague de la pandémie actuelle. Le problème, c’est qu’ils seront naturellement enclins à le faire au détriment d’autres besoins de la population, tels que l’éducation, les retraites ou les allocations de chômage, tout en faisant payer aux salariéEs – par des mesures telles que le gel ou même la réduction des salaires – le coût du « retour à la normale des économies. » (1)

En réalité, si Macron et les siens se sont illustrés par une gestion calamiteuse de la crise, ce n’est pas – seulement – par incompétence, mais aussi en raison de ce qu’est leur vision du monde, de l’économie, des rapports sociaux, de la politique. Dans l’imaginaire étroit de ces adeptes béats de l’économie de marché, il ne faut en effet prendre aucune décision qui pourrait un tant soit peu remettre en cause durablement la logique capitaliste. On préfèrera ainsi dépenser des dizaines de milliards d’euros d’argent public pour maintenir à flot des grands groupes plutôt que de les faire passer sous contrôle public ; on refusera de plafonner réellement le prix des masques – sans même parler de les rendre gratuits – en avançant l’argument selon lequel « il ne faut pas freiner l’innovation » ; on promettra des primes aux soignantEs plutôt que d’augmenter leurs salaires, on fera appel au bénévolat plutôt que d’embaucher massivement dans les services publics, en premier lieu dans les hôpitaux.

Florilège de rapports pour « demain »

Les rapports et préconisations des divers lobbys pro-patronaux, à l’image de la très médiatisée « note » de l’Institut Montaigne sur le temps de travail (2), démontrent sans ambiguïté que les défenseurs acharnés du capitalisme n’ont aucunement l’intention de faire de réelles concessions ou de revenir sur leurs principes fondamentaux. On partage ainsi le diagnostic de Jean Castillo dans une note pour Attac : « Au-delà du secteur de la santé, sur un plan plus général, la défense du marché et de ses capacités d’organisation et de régulation à distance de l’État est une constante dans les prises de position exprimées depuis le début de la crise. Cette position hégémonique consiste à continuer à s’opposer frontalement au contrôle des prix ainsi qu’à la régulation de l’offre et de la demande. Tant des think tanks que des experts individuels soulignent le risque que les États reprennent trop de pouvoir au marché alors que la solution se situe toujours pour eux dans la dérégulation. » (3)

Ce qui ne signifie nullement que les capitalistes seraient dans une position attentiste, ou que leur seul objectif serait de revenir à la situation d’avant la crise, ne serait-ce que parce qu’ils savent que la crise va durer et modifier les rapports sociaux dans leur ensemble. Et le moins que l’on puisse dire est qu’ils font tout pour que ces modifications s’opèrent dans leurs seuls intérêts, profitant de la crise du Covid pour avancer leurs pions, et nous rappelant que le temps de l’agir politique est fondamentalement le présent. Dans un document rendu public le 28 mai et présenté comme une liste de « propositions pour une relance durable » (4), le Medef ne s’en cache pas : « La crise a révélé un certain nombre de dysfonctionnements voire des pesanteurs. Nous devons en profiter pour refonder notre économie, en prenant en compte les impératifs apparus dans cette crise. » Et, derrière les grands mots (« transition écologique », « transition numérique », etc.), les objectifs affichés sont on ne peut plus clairs : « Toutes les parties prenantes (gouvernement, entreprises, salariés, consommateurs, jeunes générations et associations) doivent être mobilisées autour de cet objectif partagé [« refonder »]. Nous devons moderniser la France et refonder notre économie et notre marché du travail, dans le cadre de l’Union européenne, tout en privilégiant la liberté d’entreprendre. »

Même son de cloche du côté de la Fondation iFRAP, think tank patronal animé par la très médiatique Agnès Verdier-Molinié (5), qui y est également allée de son rapport (6) : « Cette crise est un révélateur de nos erreurs passées et pose la question de comment rebondir, créer des emplois et de la croissance. C’est notre défi de demain car, selon nos évaluations, menées avec le modèle Némésis, le PIB français ne retrouvera sa valeur 2019 qu’en 2024. Cela ne se fera certainement pas avec les vieilles recettes consistant à augmenter les dépenses, surtout les dépenses sociales, et augmenter les impôts. À l’heure où certains appellent de leurs voeux une relance par la demande, la Fondation iFRAP pense qu’il est urgent de soutenir le système productif par une relance de l’offre et des réformes structurelles ciblées sur les entreprises et la compétitivité. Il est urgent de renforcer la résilience de notre économie et de replacer nos finances publiques sur une trajectoire durable. » Qu’en des termes choisis ces choses-là sont dites !…

Opportunistes, et à l’offensive

Rien de nouveau sous la soleil, diront certains. Les capitalistes sont des capitalistes, et les ultra-libéraux sont des ultra-libéraux. À ce titre, l’offensive en cours sur le temps de travail (durée hebdomadaire, suppressions de congés, de RTT, etc.) n’est qu’un énième avatar de la lutte sans merci qui se mène depuis le 19e siècle et le combat pour la journée de dix, puis de huit heures. Mais il ne faut pas sous-estimer le fait que, du côté des classes dominantes, les cerveaux s’agitent, et que l’on cherche à s’adapter opportunément à la crise du Covid pour renouveler le champ des possibles dans le domaine des contre-réformes. En un sens, ladite crise a servi de champ d’expérimentation pour des secteurs entiers de la bourgeoisie, qui leur a permis de tester « grandeur nature » un certain nombre de dispositifs qu’ils entendent désormais généraliser.

Le cas du télétravail est à ce titre exemplaire. Parmi les millions de salariéEs en télétravail durant la période de confinement (20 % des actifs et des actives selon les diverses enquêtes), nombreuses et nombreux sont ceux qui ont réalisé, au fil des semaines, que la « liberté » de travailler chez soi était toute relative. Ainsi, selon l’enquête menée par l’UGICT-CGT auprès de 34 000 salariéEs (7), plus de 30 % des répondantEs qui étaient en télétravail ont constaté une augmentation de leur charge de travail (40 % chez les cadres), 78 % d’entre elles et eux affirmant ne pas bénéficier d’un droit à la déconnexion pour garantir les périodes de repos, 82 % déclarant même qu’il n’y avait aucune définition des plages horaires précises durant lesquelles ils ou elles devaient être joignables. Aucune disposition n’a en outre été prise par rapport aux gardes d’enfants alors que les écoles étaient fermées, ce qui a particulièrement frappé les femmes…

Une « flexibilisation » qui se double d’une atomisation des salariéEs, avec une individualisation accrue des tâches et des rapports avec la hiérarchie et une quasi-disparition de tout cadre collectif d’échange, voire d’organisation pour faire face. Pour la sociologue du travail Danièle Linhart, « travailler loin des autres risque d’accroître une dérive que le management moderniste a introduit, à savoir la stimulation d’une dimension narcissique qui réduit le sens même du travail, qui veut que l’on travaille pour autrui, et avec autrui, et non pour être le meilleur dans un esprit de concurrence avec les autres et soi-même. Travailler loin des autres risque aussi d’accentuer la dimension abstraite du travail introduite par un management obsédé par les chiffres, la formalisation, le contrôle et qui multiplie les procédures, les protocoles, les reportings. Travailler loin des autres fait également courir le risque à chacun de disposer d’une moindre intelligence, expérience, inventivité, pour affronter les difficultés de ses missions, en le privant du soutien d’un collectif de plus en plus nécessaire. » (8)

On ne sera dès lors guère surpris de voir que, pour le Medef et les think tanks patronaux, la question soit ouvertement posée de maintenir un nombre conséquent de salariéEs dans une situation de télétravail, a fortiori dans la mesure où cela a permis aux chefs d’entreprises de faire supporter un certain nombre de leurs frais à… leurs employéEs (matériel informatique, logiciels, abonnements internet, équipements de travail ergonomique, etc.) (9). Dans le rapport du Medef déjà évoqué, on peut ainsi lire qu’il faut « tirer les enseignements de la période de confinement pour réfléchir aux nouvelles formes de travail et attentes managériales (notamment à travers le télétravail) », « faciliter toutes les formes de télétravail », ou encore « accélérer la digitalisation des services publics dans certains secteurs où le télétravail est possible », sans évidemment proposer la moindre mesure pour encadrer et réglementer « socialement » le secteur.
Faire face à une réorganisation d’ampleur...

Nous avons pris l’exemple du télétravail, et aurions pu en prendre bien d’autres, comme celui de l’éducation, où « la crise semble être un test grandeur nature avec les expérimentations d’enseignement à distance, les propos méprisants envers les enseignants (aux fraises…), etc., pour transformer l’école publique en service minimal, et pour externaliser au maximum les missions de transmissions de savoirs. Les firmes privées pourront ainsi vendre les compléments, les cours d’options, le marché permettant de différencier totalement les objectifs éducatifs selon les caractéristiques sociales des familles. » (10) Un sombre constat qui vaut malheureusement pour l’ensemble des niveaux d’enseignement, de la maternelle à l’université.

Dans un autre registre, nous aurions également pu évoquer le domaine de la (télé-)surveillance, et de l’opportunité que représente la crise du Covid pour la normalisation de l’extension du contrôle, matériel et symbolique, de l’espace public : attestations de sortie sous peine d’amendes, division en zones « autorisées » et « interdites », présence policière et militaire accrue, etc. Les semaines que nous venons de vivre font immanquablement penser aux travaux de Michel Foucault qui, dans Surveiller et punir (1975), étudiait la façon dont les épidémies de peste étaient gérées par les pouvoirs publics, et en tirait la conclusion qui suit : « La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels – c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste (celle du moins qui reste à l’état de prévision), c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l’état de nature ; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste. »

Pour les classes dominantes, la crise du Covid est une opportunité pour pousser à une réorganisation des relations sociales en s’appuyant sur du déjà-là, réorganisation à laquelle aucun domaine de la vie ne devrait, selon les idéologues de la bourgeoisie et son personnel politique, échapper, à la condition que les principes fondamentaux du capitalisme soient respectés et que le domaine du marché soit en extension. C’est à cette réorganisation d’ampleur, promettant toujours davantage d’oppression et d’exploitation des êtres humains et de la nature et, partant, toujours plus de crises aux conséquences sociales et écologiques catastrophiques, qu’il s’agit de s’opposer. En d’autres termes, nous devons prendre au sérieux les classes dominantes et ne pas considérer que leur gestion chaotique, voire catastrophique, de la crise, serait liée à un déficit de vision ou de stratégie. Elle est bien au contraire l’expression d’une vision du monde, typiquement capitaliste mais en perpétuelle actualisation, et la situation exceptionnelle créée par la pandémie est l’occasion de procéder à de brutales contre-réformes tout en essayant de dépasser, à défaut de la résoudre, la crise d’hégémonie qui mine la bourgeoisie, quitte à renforcer encore un peu plus les dispositifs autoritaires d’exercice du pouvoir.

Agir aujourd’hui pour construire la possibilité d’autres lendemains

Du côté de la gauche sociale et politique, la période de confinement, après une première phase de sidération, a été l’occasion de poser, de diverses manières, la question du « monde d’après ». On pense ici notamment au « Plan de sortie de crise » élaboré par vingt organisations, associations et syndicats et rendu public le 26 mai (11), qui propose trente-quatre mesures sociales, écologiques et démocratiques, en défendant la perspective de « changer de système ». Cet article n’est pas le lieu pour une analyse détaillée des propositions de ce collectif (12), qui vont d’un « plan d’urgence pour l’hôpital public » à « l’arrêt des soutiens publics aux acteurs polluants » en passant par « le renforcement des droits des travailleuses et des travailleurs », « la réduction et le partage du temps de travail » ou encore « un droit garanti au revenu et à la protection sociale pour toutes et tous ». Autant de propositions, portées par un cadre collectif inédit, qui sont désormais dans le débat public et qui ont comme premier mérite de venir contrer le « Il n’y a pas d’alternative » que veut nous imposer le discours dominant.

La question qui nous importe ici davantage, au regard de ce que nous avons développé jusqu’ici, est celle des conditions concrètes dans lesquelles une riposte populaire à l’offensive en cours, autour de revendications spécifiques, sectorielles, mais aussi autour d’un plan d’urgence plus global regroupant et articulant des revendications s’opposant frontalement aux projets et aux intérêts des capitalistes, pourrait être construite. Force est en effet de constater que, au sein de la gauche politique, deux logiques s’opposent, qui se sont notamment exprimées lors de la publication de l’appel « gauche plurielle renouvelée » du 14 mai (13). Un texte qui, sous couvert de fausse nouveauté et (ponctuellement) de fausse radicalité, ne propose rien d’autre, au total, que la constitution d’une « alternative politique » autour du PS, de Place publique, d’EÉLV et des secteurs les plus droitiers du PCF. Soit une issue exclusivement institutionnelle (avec comme un air de déjà-vu), qui ne dit pas un mot des rapports de forces et des mobilisations à construire, comme s’il s’agissait d’attendre 2022 pour s’opposer à la violente offensive en cours.

En résumé, et ce indépendamment même du contenu programmatique particulièrement minimaliste de l’appel, exactement l’inverse de ce que la situation impose. Nous l’avons dit : les classes dominantes ne se contentent pas de promettre, et encore moins d’attendre un « monde d’après », elles le construisent déjà, et les petits calculs et grandes manœuvres de ceux qui ont les yeux braqués sur les prochaines échéances électorales ne les feront pas reculer. Bien au contraire, populariser l’idée selon laquelle quoi que ce soit pourrait être (re-)gagné par notre classe sans que des mobilisations de masse ne mettent au plus vite un coup d’arrêt aux attaques déjà engagées, c’est préparer les prochaines déconvenues, et même pire.

Le capitalisme, notamment dans sa version néo¬libérale, est certes considérablement délégitimé et, dans le cas de la France, les acquis politiques et idéologiques du mouvement des Gilets jaunes et de la mobilisation contre la réforme des retraites ne doivent pas être sous-estimés. Rien ne justifie dès lors une quelconque frilosité du côté des anticapitalistes et des révolutionnaires, et nous devons prendre toute notre part à la « bataille des idées » : il s’agit bien de défendre la perspective d’un autre monde, d’une autre organisation de la production, d’une société écosocialiste, en ayant pleinement conscience du fait que la mise à nu, par la crise du Covid, des mortelles impasses du système capitaliste, peut donner un écho tout particulier à un tel programme/projet.

Mais cet indispensable travail de popularisation d’un plan d’urgence, de revendications incompatibles avec les intérêts des capitalistes et de l’idée d’un « autre monde possible », n’a de sens que s’il s’appuie sur la construction, au présent, des résistances aux politiques et aux projets capitalistes, faute de quoi les discussions sur le « possible » demeureront lettre morte. « Le présent n’est [pas] un simple maillon dans la chaîne des temps, mais un moment de sélection des possibles ; l’accélération de l’histoire n’est pas celle d’un temps grisé de vitesse, mais l’effet des rotations endiablées du capital ; l’agir révolutionnaire n’est pas l’impératif d’une capacité maîtrisée à faire l’histoire, mais l’engagement dans un conflit à l’issue incertaine. » (14)

Les bagarres qui n’ont pas cessé durant le confinement et qui s’amplifient à mesure que la « reprise » est effective, entre autres et notamment dans le secteur de la santé, mais aussi dans les entreprises, face aux vagues de licenciements et de suppressions de postes, ou encore du côté des luttes antiracistes et contre les violences policières, sont des points d’appui incontournables pour engager un rapport de forces d’ampleur contre les « thérapies de choc » des classes dominantes. Seule l’action collective résolue, ici et maintenant, contre ce qui est déjà là, pourra dessiner les possibles de demain, et envisager « autre chose » que le cauchemar que les capitalistes nous promettent.

Notes

1. Gilbert Achcar, « Auto-extinction du néolibéralisme ? N’y comptez point », en ligne sur https://npa2009.org/actualite/economie/auto-extinction-du-neoliberalisme-ny-comptez-point

2. « Rebondir face au Covid-19 : l’enjeu du temps de travail », mai 2020, en ligne sur https://www.institutmontaigne.or…

3. Jean Castillo, « Comment les néolibéraux veulent profiter de la crise sanitaire », 7 mai 2020, en ligne sur https://france.attac.org/se-mobiliser/que-faire-face-au-coronavirus/article/comment-les-neoliberaux-veulent-profiter-de-la-crise-sanitaire

4. « Pour une “ prise de confiance ”, propositions du Medef pour une relance durable », 28 mai 2020, en ligne sur https://www.medef.com/uploads/me…
5.
Voir Pauline Perrenot (avec Kilian Sturm) « Agnès Verdier-Molinié, ou la “ pédagogie ” à coups de marteau : “ Sus à l’hôpital public ” ! », Acrimed, 15 avril 2020, en ligne sur https://www.acrimed.org/Agnes-Ve…

6. « Le plan de la Fondation iFRAP pour l’emploi et la croissance et surmonter la crise », 7 mai 2020, en ligne sur https://www.ifrap.org/etat-et-co…

7. « Le travail sous épidémie », 5 mai 2020, en ligne sur https://luttevirale.fr/enquete/rapport/

8. Billet de Danièle Linhart sur le site des éditions Érès : https://www.editions-eres.com/ed…

9. Voir l’enquête de l’UGICT-CGT déjà citée.

10. Stéphane Bonnery, « Covid-19 et accélération de la crise de l’école. Leur projet et le nôtre », Contretemps-web, 31 mai 2020, en ligne sur https://www.contretemps.eu/covid…

11. Voir, par exemple, sur le site d’Attac : « Plus jamais ça ! 34 mesures pour un plan de sortie de crise », 26 mai 2020 : https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/article/plus-jamais-ca-34-mesures-pour-un-plan-de-sortie-de-crise

12. Nous aurons l’occasion d’y revenir rapidement dans nos colonnes.

13. « Au cœur de la crise, construisons l’avenir », l’Obs, 14 mai 2020, en ligne sur https://www.nouvelobs.com/politi…

14. Daniel Bensaïd, Marx, l’intempestif, p. 71.

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