Édition du 5 novembre 2024

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Quelles leçons tirer des élections au Paraguay ?

Quatre militants du MES (Mouvement de la Gauche Socialiste) ont suivi, sur place, les élections au Paraguay de ce dimanche 30 avril. En direct du Paraguay, voici leur analyse des dernières élections présidentielles et du parcours de la gauche dans le pays.

LEANDRO FONTES, LUCIANO PALAGANO, LUIZ MAIOLI ET MAICON PALAGANO

2 MAI 2023,

La veille du 1er mai, les Paraguayens se sont rendus aux urnes pour des élections législatives et présidentielles. La participation au processus électoral a été historique, avec un taux de participation bien plus élevé que d’habitude. Le taux de participation a été de plus de 63 %. Un fait sans précédent au Paraguay. Ce fait a été mentionné aussi bien dans les journaux, tout au long de la journée, que dans les conversations que nous avons eues, personnellement, avec les militants des partis et les scrutateurs Cependant, tout comme les sondages, la grande participation populaire n’a pas contribué à renforcer le vote progressiste. Cependant, personne ne s’est aventuré à évaluer les raisons de la participation populaire accrue au scrutin. La journée électorale a été calme, à l’exception de quelques altercations entre Colorados et militants de l’Alliance lors de la constitution de certains bureaux de vote dans d’autres départements.

Il y a eu une certaine lenteur dans le déroulement du vote, due au fait que de nombreux électeurs n’étaient pas encore familiarisés avec l’urne électronique, puisque c’était seulement la deuxième fois que le Paraguay utilisait l’urne électronique, et qu’il a fallu déplacer les électeurs d’une section à l’autre en raison d’un incendie survenu fin septembre 2022 dans l’un des bâtiments de la justice électorale paraguayenne, qui a détruit des milliers d’urnes électroniques qui allaient être utilisées pour les élections de cette année.

Cette visite militante nous a permis de constater à quel point nous sommes peu informés sur la politique et les luttes dans notre pays voisin. Il y a très peu d’informations tant dans notre presse traditionnelle comme sur les réseaux sociaux.

1) La continuité de l’hégémonie du Parti Colorado : Le résultat des élections s’est matérialisé par une victoire éclatante du Parti Colorado qui, bien que cible d’accusations de corruption et l’annonces de défections, a élu Santiago Peña à la présidence du pays avec 43% des voix, contre 27,5% pour Efraín Alegre de la Concertation Nationale (front large formé par 14 partis). Le Paraguayo Cubas plutôt connu comme Payo Cubas du parti Cruzada Nacional [Croisade Nationale] a obtenu 23% et Santiago Peña a déclaré dans sa déclaration de victoire que le peuple paraguayen avait choisi "le dialogue, la fraternité et la paix". Cependant, ces "clichés" n’expliquent en rien la victoire du parti Colorado, pas plus que les chiffres des instituts de sondage, qui se sont révélés incapables d’anticiper les intentions de vote de la majorité des Paraguayens. Cela étant, il n’est pas moins important de caractériser la victoire de Peña du point de vue de la puissante machine du Parti Colorado, au pouvoir depuis 70 ans (à l’exception de 2008-2012), qui compte plus de 2,6 millions de membres (e 4,8 millions d’électeurs), dont une grande partie sont des employés de l’État et de l’appareil du parti, sans parler de toute la structure et de la logistique de mobilisation et d’achat de votes.

La société paraguayenne est extrêmement inégalitaire, plus encore que la société brésilienne, et le Parti Colorado a subi une usure politique importante depuis l’élection de Mario Abdo en 2018. Cependant, cette usure n’a pas suffi à mettre fin à l’hégémonie du Colorado au Paraguay. Cette hégémonie s’est construite sur près d’un siècle, une période au cours de laquelle le parti s’est imbriqué dans l’État paraguayen lui-même. Aujourd’hui, comme nous l’avons déjà mentionné, environ 70 % des fonctionnaires du Paraguay sont affiliés au parti Colorado, qui contrôle non seulement les postes politiques, mais aussi la grande majorité des postes administratifs de l’État dans les domaines les plus divers. Le parti est tellement ancré dans l’appareil d’État qu’il est difficile de distinguer où commence l’État paraguayen et où s’arrête la volonté politique du parti.

À cette imbrication avec l’État s’ajoute le fait que la grande bourgeoisie paraguayenne et brésilienne se reconnaît dans le parti Colorado, y compris la bourgeoisie qui entretient des relations et des affaires étroites avec des secteurs criminels tels que le trafic de drogue.

Horacio Cartez, ancien président du Paraguay (2013 à 2018), l’un des hommes les plus riches du pays, propriétaire d’immenses terrains, de banques et d’entreprises, a parrainé la candidature de Peña, tant politiquement que financièrement. Cartez, qui a été interdit d’entrée aux États-Unis en 2018 et dont les avoirs ont été bloqués dans ce pays pour avoir été officiellement qualifié de corrompu par le gouvernement américain, a piloté la fraction interne au Parti Colorado "Honor Colorado" qui a avancé, dès le début, le nom de Peña comme candidat à la présidence.

Avec un tel pouvoir derrière lui et 70 ans d’hégémonie politique, le défi de battre Peña dans cette compétition électorale était immense. La coalition "Concertation pour un nouveau Paraguay", également appelée Alliance nationale ou Concertación [Concertation], s’y est essayé- du moins dans son discours – sans succès.

2) L’échec de la candidature d’Efraín Alegre. La Concertación est un front très large formé par plus d’une douzaine de partis et de mouvements qui recouvrent largement le spectre politique, de la droite traditionnelle à la gauche sociale-démocrate. Il inclut certains partis du Front Guasu de l’ancien président Lugo. La Concertación a présenté comme candidat à la présidence l’homme politique Efrain Alegre, qui fut ministre de Fernando Lugo, et comme vice-présidente l’ancienne ministre de Timores Cartes, Soledad Núñes. La présence de Núñes sur le ticket a été remise en question par des secteurs du Front Guasu et a été l’une des raisons pour lesquelles la Convergencia Socialista [Convergence Socialiste], un parti qui compose le Front Guasu, a rompu avec la Concertación à la fin du second semestre de 2022.

Lors d’une conversation avec des électeurs paraguayens le jour des élections, lorsqu’on leur a demandé qui, selon eux, gagnerait les élections, nous avons entendu des réponses telles que "Cela n’a pas d’importance ! D’une manière ou d’une autre, Cartes gagnera ! Il finance les deux camps !" En d’autres termes, outre la flexibilisation du programme de la Concertación, qui ne se présentait pas comme une réelle possibilité de changement pour l’électeur paraguayen, la présence d’un ancien ministre de Cartes sur la liste a fait que l’électeur a considéré les deux candidatures, sinon comme égales, du moins comme très proches. Et toutes deux, de l’avis des électeurs, étaient financées par Cartes ! Une formidable erreur stratégique qui s’est soldée par un désastre, comme nous le verrons plus loin, car le large front construit par la Concertation nationale s’est avéré être un échec politico-programmatique et électoral. Il n’a pas réussi, contrairement à certaines projections, à mettre fin à l’hégémonie des Colorados et, pire encore, pour ne pas s’être présenté comme une véritable opposition, il a ouvert la voie à Payo.

3) Payo Cubas, le " Bolsonaro polémiste paraguayen" : Payo Cubas, bien qu’il se présente comme antisystème, a derrière lui une longue carrière politique, il a déjà été député et sénateur, ayant eu son mandat cassé en 2019 suite aux conflits internes du Sénat paraguayen. Il a appelé à tuer « de 100 000 Brésiliens au Paraguay », selon lui des bandits brésiliens en territoire paraguayen. Payo Cubas a été, en quelque sorte, la grande surprise du processus électoral. Une surprise pas si surprenante, pour nous, Brésiliens, qui avons déjà vécu le phénomène du bolsonarisme en 2018.

Les chiffres déjà cités au point 01 n’expliquent pas tout, cependant il vaut la peine de faire un retour sur les 43% des voix du Parti Colorado et les 23% de Payo Cubas, un pittoresque candidat d’extrême-droite qui se présente comme une alternative antisystème. On peut donc en déduire que la majorité des électeurs truqués et engagés dans le Parti Colorado ont fait leurs devoirs. D’autre part, le Paraguay compte 6,7 millions d’habitants et au moins 23,5% d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté. La logique conduit donc ce secteur précaire et appauvri à chercher des solutions dans l’opposition. Il est donc possible de comprendre la portée électorale d’une candidature comme celle de Cubas, qui se dit "antisystème". Bien qu’en pratique, il défende des idées réactionnaires et délirantes, égales ou pires que celles du bolsonarisme brésilien.

Ce n’est pas que Payo Cubas ait capté les espoirs des plus pauvres. Cependant, il a obtenu la plus grande part du vote d’indignation, en particulier de la part d’une grande partie de la jeunesse. Il est donc nécessaire de caractériser concrètement la manière dont un parti d’extrême-droite nouvellement créé, comme la Cruzada Nacional de Cubas, a obtenu 23 % des voix à l’élection présidentielle et conquis 4 des 45 sièges du Sénat paraguayen. Le 9 avril dernier, les sondages indiquaient que Cubas avait 15% des voix, moins d’un mois plus tard, les sondages lui donnaient 23% des voix. "Le polémiste" semble avoir, ces dernières semaines, réussi à déshydrater le vote de l’opposition, absorbant à son profit une bonne partie des mécontents du gouvernement Colorado.

De toute évidence, comme Trump, Bolsonaro et l’Argentin Javier Milei (candidat à la présidence en Argentine), Cubas et le Parti de la croisade nationale sont une expression déformée d’un phénomène global de progression de l’extrême droite et de l’idéologie néofasciste. Cependant, les contradictions concrètes du Paraguay ont ouvert la voie à une alternative réactionnaire qui s’oppose frontalement, au moins en apparence, à la caste politique, et qui a gagné en force dans certains secteurs de masse. Selon certains militants de Convergence qui l’ont rencontré personnellement, Cubas est un "caméléon" politique, qui adapte son discours en fonction de l’auditoire. Avocat qui assiste les grands syndicats et les grandes entreprises, il a construit sa carrière politique sur la polémique et a assimilé au cours de la dernière période un discours réactionnaire, nationaliste et d’ultra-droite.

Ce qui semble avoir contribué, de plus en plus, à lui attirer les sympathies d’une partie de la population paraguayenne mécontente de la direction du pays et qui ne voit pas, ni dans les Colorados ni dans la Concertación, une possibilité de changement. Le discours xénophobe à l’égard des Brésiliens est également absorbé par une partie de la population en raison du fait que l’agro-business brésilien a accru, ces dernières années, l’exploitation et l’appauvrissement de la population paysanne au Paraguay. Ce qui crée, de cette manière, un terrain fertile pour des discours tels que celui de Cubas lorsqu’il affirme la nécessité de "tuer 100.000 bandits brésiliens".

Ceci, ajouté au fait que la Concertación, en choisissant de ne pas présenter un programme antisystème à gauche, et en plus, en gardant un ancien ministre de Cartes sur le ticket de l’élection présidentielle, a permis à l’extrême droite, représentée par Payo, d’augmenter ses votes et son soutien populaire, et d’atteindre la troisième place. Étant donné que les Colorados ont obtenu un pourcentage de voix très similaire à celui de l’élection de 2018, et que la Concertación a perdu des voix entre le dernier sondage et le scrutin, tandis que Payo a atteignait près de 23 % des voix, il semble avoir absorbé une bonne partie des voix de l’opposition ainsi que des nouveaux électeurs en nombre lors de cette élection.

Sa campagne, comme dans d’autres pays où l’extrême droite s’est renforcée, s’est basée principalement sur les réseaux sociaux, tôt le matin du vote il avait 90 000 followers sur Instagram, le même jour, en fin d’après-midi, il avait déjà 100 000 followers, et aujourd’hui, (01/05) a atteint la marque de 111 000 followers. Il s’agit d’un fait sans précédent au Paraguay, puisque Instagram est encore une plateforme naissante dans le pays. À ce stade, mentionnons l’alerte lancée par des jeunes militants de la Convergence Socialiste, préoccupés par la croissance exponentielle de Payo sur les réseaux sociaux qu’il utilise comme un outil de diffusion de ses idées.

Sur les défis de la gauche

Le large front construit par la Concertation nationale s’est avéré être un échec politique, programmatique et électoral, Efraín Alegre, qui était en tête des sondages d’opinion avec 38%, en a finalement obtenu moins de 28%, se retrouvant à un niveau proche de celui de Cubas. En d’autres termes, Efraín, un politicien bourgeois du Parti libéral radical authentique (PLRA), également dénoncé pour corruption, qui dirigeait le large front - Concertacion Nacional - avec 14 partis (organisations de droite et de centre-gauche), qui se présentait pour la troisième fois à la présidence du pays, avait l’avantage dans les sondages en tant que candidat capable de vaincre l’hégémonie du Parti Colorado et s’est prononcé en faveur de l’ouverture des relations avec la Chine, mettant fin à des décennies de relations diplomatiques entre le Paraguay et Taiwan.

Cependant, même avec des propositions "populistes" dans la campagne, il n’a pas réussi, contrairement à certaines projections, à mettre fin à l’hégémonie du Colorado et a été interprété par la majorité des gens comme il est réellement : un représentant de la vieille politique qui, pour ne pas s’être présenté comme une véritable opposition, a ouvert l’espace à Payo pour qu’il le fasse. Il n’est pas étonnant que, du point de vue du programme, Efraín soit aussi néolibéral que le candidat du parti Colorado. Mais Santiago Peña s’est présenté comme une figure recyclée de la politique (un économiste de 44 ans). Mais avec la machine du pouvoir entre ses mains. Ainsi, Efraín Alegre et le large front Concertación Nacional, même avec le soutien de factions de la bourgeoisie paraguayenne et la sympathie d’une partie de la classe dominante latino-américaine, n’ont pas réussi à atteindre leur objectif électoral.

La gauche paraguayenne (marxiste ou de centre-gauche) a montré sa faiblesse et la nécessité de se renforcer. Il n’y a pas au Paraguay de parti social-libéral comme tel que le PT, encore moins un avec la force sociale et électorale de la gauche socialiste comme le PSOL. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le résultat de la candidature d’Euclides Acevedo / Jorge Querey, qui n’a obtenu que 1,36 % des voix. En d’autres termes, la gauche paraguayenne est toujours dans un processus de reconstruction depuis le coup d’État parlementaire qui a renversé Fernando Lugo en 2012.

C’est dire toute l’importance du travail inlassable réalisé par les camarades du Parti de la Convergence Socialiste, qui est sans aucun doute l’organisation politique la plus proche du PSOL sur le plan programmatique. Ainsi, au-delà des aléas de la dispute électorale, nous sommes confiants que la voie suivie par la Convergence est la bonne : appuyer sa construction sur la lutte des classes, sur une vraie dispute politique et sur l’internationalisme. Le Paraguay sort de ce processus électoral et entre dans une phase historique de la lutte des classes très similaire à celle que nous vivons au Brésil. Il entre aussi, malheureusement, parmi les pays qui vivent une croissance de l’extrême droite en écho déformé du mécontentement populaire à l’égard du système capitaliste. À l’heure où nous écrivons ces lignes, les extrémistes paraguayens sont dans la rue, protestant contre les résultats du scrutin et appelant à de nouvelles élections, n’acceptant pas la défaite de Payo Cubas, tout comme cela s’est produit au Brésil avec les partisans de Bolsonaro à la fin de 2022 et au début de 2023.

Le défi, là-bas comme ici, est posé à la gauche : soit la gauche paraguayenne, brésilienne et latino-américaine commence à se présenter comme une alternative antisystème à la gauche, soit nous verrons, de plus en plus, l’extrême droite disputer les cœurs et les esprits de travailleurs mécontents. C’est pourquoi la construction d’une unité internationale entre le PSOL et le Parti de la Convergence Socialiste est importante pour les deux partis. Des questions telles que le projet binational d’Itaipu, l’avancée de l’agro-industrie brésilienne sur les populations paysannes du Paraguay et les populations originaires du Brésil, la réforme agraire dans les deux pays... doivent être débattues ensemble par les deux partis. Nous devons, de manière unitaire, PSOL et Convergencia Socialista, réfléchir à des programmes communs qui peuvent être défendus à l’unisson des deux côtés de la frontière.

Convergence et le PSOL peuvent gagner beaucoup dans ce processus et dans cette construction. Nos adversaires sont les mêmes, et nous devons donc nous renforcer mutuellement pour pouvoir les affronter.

Leandro Fontes est professeur de géographie, vit et milite à Rio de Janeiro. Il est membre de la coordination nationale du MES/PSOL et de la Fondation Lauro Campos et Marielle Franco.
Luciano Palagano est historien, vit et milite au Paraná, membre du MES/PSOL et militant syndical.
Luiz Maioli vit et milite au Paraná. Membre de l’organisation de jeunesse Juntos ! et militant du PSOL/PR.
Maicon Palagano est avocat et membre du conseil juridique du commandement de grève de l’Unioeste.

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