Édition du 23 avril 2024

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Europe

En Europe, la colère paysanne explose dans sa diversité

Le début de l’année 2024 a vu des mobilisations agricoles inédites se mettre en place dans tous les pays européens [1]. Morgan Ody, coordinatrice générale de La Via Campesina décrypte la situation.

28 mars 2024 | tiré du site du cadtm par
https://www.cadtm.org/En-Europe-la-colere-paysanne-explose-dans-sa-diversite

Quelle est l’origine de la crise agricole européenne ?

C’est une colère qui vient de très loin. Il faut tout d’abord la raccrocher aux mobilisations agricoles qui ont eu lieu aux Pays-Bas en juin 2022. Ce pays a de gros soucis de nitrates dans le sol depuis des décennies. Le Conseil d’État a imposé de réduire les émissions d’azote. Le plan des autorités néerlandaises, avant d’être abandonné, a suscité une levée de boucliers extrêmement forte dans le monde agricole. Cette situation a profité à un parti agrarien d’extrême droite appelé « BBB », ou Mouvement citoyen-paysan qui est arrivé en tête des élections régionales. Le pays traverse encore une grande instabilité politique.

« La Commission européenne a soutenu l’agribusiness ukrainien contre les petits paysans européens et ukrainiens. Pour soutenir réellement le peuple ukrainien, il faudrait renforcer la capacité de ses petits producteurs à assurer la sécurité alimentaire du pays en priorité. » Morgan Ody

Dans l’État espagnol, en juillet dernier, il y a eu un mouvement agricole qui a émergé dans un contexte de baisse de productivité, de grande sécheresse et d’élections législatives. Mais là c’était une tout autre configuration : le gouvernement central est social-démocrate, les demandes sociales et le problème des importations ukrainiennes ont été mieux solutionnés. Une loi sur les chaines alimentaires a été mise en place qui interdit la vente en dessous du cout de production. Vox, le parti néo-franquiste qui gouverne avec la droite la région de Castille-et-León, a largement investi ces manifestations. La Coag [2], le syndicat membre de ECVC, suite à des débats intenses a décidé de rejoindre les manifestations paysannes et de mettre en avant la question du revenu. Leur présence a permis que l’extrême droite ne réussisse pas à récupérer le mouvement.

Enfin, en décembre 2023 l’Allemagne a été secouée par d’intenses manifestations paysannes. Le gouvernement de coalition entre libéraux, écologistes et sociaux-démocrates a initié des coupes budgétaires drastiques et a donc décidé de supprimer les exonérations fiscales sur le gasoil agricole. La base s’est mise en mouvement contre cette mesure brutale de manière assez spontanée, sans impulsion du Deutscher Bauernverband (DBV) le principal syndicat agricole allemand. L’extrême droite, composée de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) mais aussi de groupuscules néonazis, a essayé également d’infiltrer les barrages. Des pancartes « non au Green Deal, remigration » étaient affichées dans les manifestations. ABL, qui est le syndicat membre de ECVC, très ancré dans l’écologie et le bio, a décidé de participer aux manifestations et barrages. Iels y ont défendu que l’« agriculture est colorée, non brune », en diffusant des tracts et en proposant d’accompagner la réduction progressive de la consommation de carburant. Le syndicat a été bien reçu et a été assez efficace. Le 20 janvier une grande manifestation a été organisée à Berlin, avec la coalition Wir haben es satt [3], qui a regroupé 8 000 personnes, contre les nouveaux OGM et pour une meilleure rétribution du travail agricole.

Quels sont les principaux problèmes auxquels font face les agriculteur.ices européen.nes ?

L’agriculture est dans une situation de ciseaux, d’un côté les couts de production augmentent et de l’autre les prix baissent. Cela est dû aux choix libéraux qui ont été faits depuis 30 ans en matière de politiques agricoles avec l’entrée de l’agriculture dans l’OMC, l’abandon de la régulation de la Pac, la fin des quotas et des stocks. On peut aussi parler de l’ouverture des frontières européennes aux productions ukrainiennes, qui ne pouvaient plus passer par la mer noire, bloquées par la guerre. Les produits ukrainiens beaucoup moins chers ont envahi les pays de l’Est [4] et du Sud européen et ont généré une situation de dumping.

À cette situation s’ajoutent de nouvelles ambitions en matière de transition écologique et de lutte contre le dérèglement climatique. L’Union européenne a souhaité mettre en place le Green deal [5], un pacte vert en vue de réduire l’utilisation des émissions de carbone, de pesticides, promouvoir des systèmes alimentaires durables, augmenter les surfaces en bio, etc. Le Copa-Cogeca [6] s’y est tout de suite opposé alors que ECVC de son côté a salué les objectifs en déplorant le manque d’outils de mise en œuvre. La montée en gamme engendre forcément une augmentation des couts de production, et elle ne peut pas se faire dans le cadre du libre-échange. On a ainsi un pôle qui défend le business contre la transition, et un autre qui défend la sortie du libéralisme pour pouvoir mettre en place des politiques écologiques. À l’heure actuelle on a clairement perdu une bataille, même si un débat intéressant a émergé au niveau européen.

L’agriculture européenne est dans une impasse : ceux et celles qui souhaitent continuer à vendre à l’international en produisant toujours plus ne peuvent pas intégrer dans leur logiciel la crise écologique et climatique. Le capitalisme n’arrive pas à prendre en considération le changement climatique, d’où l’attrait du climatoscepticisme. L’extrême droite se nourri de ça. Ceux et celles qui ne veulent pas regarder la situation en face plongent dans le déni et adoptent des arguments non rationnels et autoritaires. L’enjeu est pour nous de faire comprendre le cul-de-sac dans lequel se trouve l’agriculture productiviste, contre l’extrême droite et proposer des politiques publiques de sortie du libéralisme, de soutien du revenu, et en faveur de la transition. ECVC en interne n’a aucun problème pour défendre ça, les positions sont très partagées au sein de notre mouvement européen. Nous avons d’ailleurs réussi à organiser une grande manifestation européenne le 1er février à Bruxelles, chose que le Copa-Cogeca n’est pas capable de faire. Il y a trop de divergences en interne, entre les pays du Sud européen qui subissent le dérèglement du climat, les pays de l’Est qui doivent faire face aux importations ukrainiennes et ceux du Nord qui ne sont plus compétitifs à l’international. Leur seul dénominateur commun, défendu par les chefs, est l’anti « normes environnementales ». Mais j’ai le sentiment que ce que défendent les dirigeants, une poignée d’agrimanagers, dont Arnaud Rousseau est le symbole, ne correspond pas aux aspirations de la base, qui veut de la régulation. Ce sont les volontés des grands céréaliers et viticulteurs qui ont été satisfaites.

L’Union européenne comptait 9,1 millions de fermes en 2020, dont près d’un tiers en Roumanie (32 %). La surface agricole recouvrait plus de 38 % du territoire européen. La taille moyenne d’une exploitation agricole dans l’UE était de 17,1 hectares, même si 64 % des exploitations agricoles avaient une taille inférieure à 5 hectares. L’Union européenne est l’une des plus grandes puissances agricoles mondiales. En 2023, la production agricole du continent a représenté environ 552 milliards d’euros, selon la Commission européenne. L’État y contribuant le plus est la France (plus de 17 % du total de l’UE), suivie de l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, la Pologne et la Roumanie. Ensemble, ces sept États membres représentent plus des trois quarts de la production agricole totale de l’UE. Le revenu moyen des agriculteurs européens était de 28 800 euros en 2021. Un chiffre en augmentation de 56 % par rapport à 2013. Les inégalités sont fortes d’un bout à l’autre du continent. Les agriculteur.ices du nord-ouest de l’UE (Suède, Danemark, Pays-Bas, nord de l’Allemagne, nord de la France) affichent les revenus les plus élevés, là où la Roumanie, la Slovénie, la Croatie ou encore la Pologne enregistrent les plus faibles revenus de l’UE. (source : https://www.touteleurope.eu/)

Quelles réponses donnent les politiques ?

Les réponses des instances nationales et européennes vont à l’encontre de la transition agroécologique [7]. Ils reviennent par exemple sur des aspects négociés dans la Pac, comme la mesure « jachère » ou le plan Ecophyto. On a le sentiment que le « roi est nu », que les dirigeants nationaux et européens arrêtent de faire semblant de vouloir protéger l’environnement et la santé.

Lors des réformes de la Pac de 2015 et 2023, nous avons demandé plus de régulation et des aides par actif et non liées aux surfaces. Nos demandes n’ont pas été entendues, en revanche une directive dite Unfair trade practices a été adoptée en 2017. Bien trop faible, elle a malgré tout ouvert le chemin des lois Egalim en France et de la chaine alimentaire en Espagne. Dans cette directive, il manque l’interdiction de la vente à perte et pas la transparence. Il est question actuellement de renforcer cette loi européenne, ce qui va dans le sens du « Egalim européen » du président français, mais correspond également aux demandes de la Belgique ou de l’Espagne. Si cette initiative peut permettre de régler la question du prix payé aux paysans au niveau national, elle reste insuffisante pour gérer le problème des importations et donc des Accords de libre-échange.

Y a-t-il quelque chose de commun dans les colères paysannes européennes ?

Les paysan.nes européen.nes sont les victimes d’une même crise environnementale et économique, iels partagent le besoin d’un revenu digne. La transition est une obligation, mais elle est impossible dans le système actuel. La seule réponse pragmatique est la régulation et la sortie du libre-échange, à l’inverse du populisme qui n’en est pas une. Les travailleur.euses de la terre sont largement soutenu.es par les populations [8], perçues comme essentiel.les. Iels partagent le sort des premier.es de cordée, ce qui se reflète dans les alliances fortes tissées avec le mouvement social salarié et écologiste. Je pense que ECVC et les organisations membres sortent renforcées de cette première bataille, bien que peu de revendications ont été entendues.

Propos recueillis par Roxanne Mitralias

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Source : Campagnes solidaires, revue de la Confédération paysanne

Notes
[1] France, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Italie, Espagne, Grèce, Irlande, Suisse, Pologne, Roumanie et Bulgarie sont concernés

[2] https://www.coag.org/

[3] Nous en avons marre !

[4] https://urlz.fr/mivI

[5] D’intenses mobilisations ont eu lieu en Roumanie, Pologne, Bulgarie et la Grèce, en partie liées à cette situation.

[6] Le COPA (Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne), et la COGECA (Confédération générale des coopératives agricoles) regroupent certaines organisations syndicales et professionnelles agricoles et coopératives, dont la FNSEA. https://copa-cogeca.eu/

[7] Ursula von der Leyen, a annoncé le retrait d’un texte qui prévoyait la mise en place de mesures pour réduire de moitié, d’ici à 2030, l’utilisation et les risques des produits phytosanitaires chimiques dans l’Union européenne par rapport à la période 2015-2017.

[8] Un sondage réalisé le 23 janvier chiffre le niveau de soutien au mouvement actuel en France à 82%, soit 10 points de plus que les gilets jaunes au début de leur mobilisation

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