Édition du 30 avril 2024

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Coronavirus

Entretien avec Enzo Traverso : “L'état d'urgence sanitaire risque d’exercer un contrôle total sur nos vies”

Aujourd’hui, le philosophe Enzo Traverso analyse les effets de l’état d’urgence sanitaire comme un “triomphe du biopouvoir”. Né en Italie en 1957, professeur de sciences humaines à Cornell University (New York), après avoir enseigné les sciences politiques à l’Université de Picardie Jules Verne, Enzo Traverso est à la croisée des chemins de la pandémie. Depuis les États-Unis, il nous fait part de ses inquiétudes quant à la tournure que vont prendre les événements. Pour lui, « la société modelée et transformée par la pandémie fait de nous des monades isolées », « les mesures adoptées comme exceptionnelles risquent de devenir permanentes », et empêchent pour l’instant tout sursaut social. Il estime cependant que le fameux slogan de Rosa Luxembourg en 1914 - « socialisme ou barbarie » - est toujours actuel : « D’un point de vue historique, c’est l’alternative en face de nous. [...] Toutes les prémisses existent, à l’échelle globale, pour le meilleur comme pour le pire ».

03/04/20 | traduit de Viento sur |

Quelle est la situation dans l’Etat de New York, aux États-Unis, où vous vous trouvez ?

Enzo Traverso – Le gouverneur de l’Etat de New York a réagi assez vigoureusement et nous sommes confinés chez nous. Plusieurs États ont pris la même décision, mais il y a une grande hétérogénéité d’approches. Trump se contredit tous les jours et est ponctuellement démenti par les responsables de la santé publique. Il a commencé par appeler le coronavirus le « virus chinois », avec une connotation très xénophobe. Puis il a dit que les États-Unis avaient le meilleur système hospitalier du monde et que tout allait pour le mieux. Maintenant il dit que les deux prochaines semaines seront très douloureuses. S’il y a un pays qui est fragilisé devant la pandémie à cause de l’absence d’une structure de santé publique, c’est bien les États-Unis. C’est un pays très vulnérable, où il y a un risque réel de propagation extrêmement rapide du virus. Des dizaines de millions de personnes n’ont pas de sécurité sociale, ou une sécurité sociale très faible et inefficace. New York, une des villes les plus riches du monde, avec les centres de recherche les plus avancés dans les sciences médicales, manque désespérément de masques et de ventilateurs, avec des hôpitaux militaires improvisés à Central Park.

Vous avez des liens avec l’Italie. Comment percevez-vous ce qui se joue dans la Péninsule ?
Quelle est la situation à New York où tu vis ?

Enzo Traverso – Je suis très inquiet, car une partie de ma famille vit dans le nord de l’Italie, dans une région où la propagation est très forte. J’ai aussi beaucoup d’amis à Milan. J’espère que le reste de l’Europe tirera les leçons pertinentes de ce qui s’est passé en Italie. De toute évidence, le pays paie un prix élevé, comme la France, pour des décennies de réduction des dépenses de santé et avec un certain nombre de lits disponibles bien en dessous de ce qu’il était il y a vingt ans. Mais globalement, le pays a bien réagi, avec une dynamique de solidarité impressionnante. Et en pleine catastrophe, bonne nouvelle : depuis trois semaines, Salvini a disparu des écrans ! (rires)

Alors le discours xénophobe ne profite pas de cette crise ?

Enzo Traverso – Le discours xénophobe a commencé à émerger au début de la crise - tant en Italie qu’aux États-Unis - et prétendait que le virus avait été introduit par des migrants. Il a été balayé. L’opinion publique a rapidement compris que nous sommes confrontés à une pandémie mondiale et que la réponse doit être mondiale. Nous voyons également à travers les médias que les médecins chinois et cubains sont perçus comme des héros. Le discours xénophobe est pour l’instant bloqué, même si la tentation d’instrumentaliser politiquement cette épidémie est forte. Mais, néanmoins, je ne suis pas convaincu que cela se poursuivra à long terme.

Politiquement, quels peuvent être les effets de cette crise ?

Enzo Traverso – J’ai l’impression que cette pandémie mondiale n’a rien révélé de nouveau. Elle n’a conduit à son paroxysme qu’une série de tendances qui nous ont précédé et qui ont déjà été décrites ces dernières années. Par exemple, le fait que les frontières entre le biologique et le politique soient de plus en plus floues. C’est le triomphe du biopouvoir théorisé par Foucault : c’est-à-dire un État qui assume la gestion de nos vies au sens biologique, physique du terme. Un état pastoral en ce moment d’urgence sanitaire dans lequel nous ressentons tous le besoin, mais qui risque plus tard d’exercer un contrôle total sur nos vies. De même, tous les travaux sur l’écologie politique nous expliquent depuis des années que les écosystèmes au sein desquels nos civilisations ont réussi ne sont plus en mesure de s’autoréguler et qu’elles se dirigent vers une multiplication des crises et des pandémies. Enfin, le virus ne fait qu’amplifier les inégalités de l’économie néolibérale. Nous ne sommes pas confrontés au virus dans des conditions égales : un segment de la société est beaucoup plus vulnérable, à la fois en raison de la faiblesse du système de santé publique et, surtout, en raison du chômage de masse et de la précarité que la crise engendre. Tout cela génère de l’inquiétude, même quand en parallèle se manifeste le besoin de communs, de solidarité, de vivre en société, de communiquer avec les autres. Sans aucun doute, cette contre-tendance est une source d’espoir.

Dans la crise actuelle et au vu des témoignages des personnels de santé qui dénoncent le démantèlement de l’hôpital public depuis des années, il semble que l’opposition aux réformes néolibérales émerge. Peut-il être utilisé pour générer un changement politique ?

Enzo Traverso – J’espère qu’après cette crise mondiale, tout le monde aura compris qu’un hôpital ne peut pas fonctionner comme une entreprise rentable et qu’il est vital pour l’humanité d’avoir un système de santé publique. Cette conscience diffuse sera un levier, un point d’appui pour organiser une activité politique immédiate d’une manière qui reste à inventer, car on ne peut pas sortir. Il y a maintenant vingt ans, après le 11 septembre 2011, la réaction de New York était similaire. De nombreux pompiers sont morts en essayant de sauver des vies ; une catégorie de travailleurs pauvres, parmi les moins payés du pays. Cette réaction spontanée a duré moins de deux semaines ; plus tard, une vague chauvine a conduit à la guerre [contre l’Irak] et un nouveau cycle de xénophobie et de racisme s’est ouvert.

En revanche, et d’après ce que j’ai lu dans la presse française, les mesures d’urgence adoptées par Macron vont dans le sens d’une aggravation des inégalités. Pour lui, l’état d’urgence n’est pas pour ceux qui ont de l’argent pour payer des impôts exceptionnels pour faire face à la crise, mais pour supprimer les congés payés au nom de l’ union sacrée et de l’effort national ... Jusqu’à présent, la dimension sociale du plan d’urgence décrété par Trump est beaucoup plus cohérent que celui adopté par Macron.

Que pensez-vous de la gestion de crise par le pouvoir politique en France ?

Enzo Traverso – Je pense que la réaction française est bloquée par le système politique centraliste et autoritaire de la Ve République. Nous avons besoin d’un New Deal, mais les institutions politiques françaises sont les moins perméables au changement social et Emmanuel Macron est génétiquement néolibéral. On ne peut s’attendre à une inflexion vers une économie solidaire, ni à un plan de nationalisation des services publics précédemment privatisés, ni à une impulsion du système de santé publique, etc. Par conséquent, pour les deux prochaines années, la situation restera telle qu’elle est, même si elle est très impopulaire. Il faudrait une rébellion sociale, mais elle est sur le point de réinventer la manière dont elle se produit. Il existe des codes sociaux et une anthropologie politique qui font qu’une action collective implique un contact physique entre les gens, un espace public pas totalement réifié. Les médias sociaux et les réseaux, même ce qui fait un bon travail d’information et de réflexion à cette époque, ont été conçus comme un instrument de la démocratie et non comme un substitut de la société civile. Comment organiser une telle rébellion sans pouvoir se rencontrer ? Tout doit se faire à distance et cela implique des transformations qui ne sont pas simples à mettre en place. Il se peut que nous soyons en train de franchir le seuil et qu’une nouvelle façon de pratiquer la politique et la vie publique émerge.

Dans cette « société sans contact » en développement, sera-t-il plus difficile de développer une action collective ?

Oui. Si nous nous éloignons un peu de la contingence actuelle pour penser cette crise dans une perspective plus large, en essayant de détecter les tendances historiques, cette pandémie risque d’atteindre les limites extrêmes du libéralisme : la société modelée et transformée par la pandémie fait de nous des monades isolés. Le modèle de société qui en émerge n’est pas basé sur une vie commune, mais sur l’interaction entre des individus isolés avec l’idée que le bien commun ne sera que le résultat final de ces interactions ; c’est-à-dire le point culminant final de l’égoïsme individuel. C’est l’idée de liberté que défend quelqu’un comme Hayek. Dans l’après-crise, on peut prévoir que l’enseignement à distance se développera, tout comme le travail à distance, et cela aura des implications considérables, autant sur notre sociabilité que sur notre perception du temps. L’articulation du biopouvoir et du libéralisme autoritaire ouvre un scénario terrifiant.

Dans ce nouveau cadre qui se dessine, craignez-vous le contrôle des géants du numérique sur nos comportements ?

Enzo Traverso – Ce n’est pas vraiment une découverte. Cela me fait penser au livre de Razmig Keucheyan, « La nature est un champ de bataille » . Il y montre comment les puissances militaires, industrielles et financières réfléchissent sur le long terme et planifient des stratégies pour faire face à une catastrophe écologique. Quelle que soit la crise, le capitalisme survivra et ne mourra pas d’une mort naturelle ! Je ne crois pas aux thèses sur son effondrement à cause de ses contradictions internes. Elle peut être adaptée, elle est visible, même lorsqu’elle implique des ajustements.

Cela fait-il partie de ce que vous appelez le « triomphe de la biopolitique » ?

Oui, j’entends par là que la fonction biopolitique de l’État va se développer. Après avoir surmonté cette crise, pour l’avenir, des efforts seront faits pour mettre en place des mesures visant à prévenir de nouvelles crises. Il existe donc un risque que les mesures adoptées à titre exceptionnel deviennent permanentes. L’État, qui, par souci légitime de santé publique, est devenu un État qui régule nos vies, est ce qu’on peut appeler la confirmation du paradigme biopolitique. Le pouvoir devient un biopouvoir, et si la politique se transforme en politique immunitaire , conçue pour que chaque personne se protège des autres, alors il serait beaucoup plus difficile de produire le commun , nos vies seront affectées de fond en comble.

Il y a ceux qui reprennent le slogan de Rosa Luxemburg : "Socialisme ou barbarie". Souhaitez-vous que des expériences positives puissent être tirées de la pandémie actuelle ?

Enzo Traverso – D’un point de vue historique, je crois que ce diagnostic est actuel dans le monde. Mais ce slogan date de 1914 et nous ne pouvons nous contenter de le répéter indéfiniment. Après Rosa Luxemburg, nous avons accumulé l’expérience d’un siècle où le socialisme lui-même est devenu l’un des visages de la barbarie ! Cependant, d’un point de vue historique, c’est l’alternative devant nous. En quoi cela se traduira-t-il politiquement ? C’est difficile à prévoir. Quant à la sortie de la pandémie, je pense que globalement il y a tous les prémices pour le meilleur comme pour le pire. Il peut y avoir un virage à gauche capable de remettre en cause radicalement le modèle de société qui s’est imposé au cours des quarante dernières années ; mais il pourrait aussi y avoir, comme je l’ai déjà dit, une nouvelle vague xénophobe et autoritaire : un état d’exception permanent qui s’articule avec les inégalités sociales croissantes dans lesquelles le désespoir pousse à chercher des boucs émissaires.

En tant qu’observateur de la vie politique américaine, Bernie Sanders incarne-t-il l’espoir pour la gauche ?

Enzo Traverso – Sans doute, mais malheureusement le coronavirus coïncide exactement avec l’affaiblissement de l’espoir qui est né autour de lui. Il continue d’être très populaire et a pu créer un mouvement après sa candidature et ce mouvement va se poursuivre. Mais il a échoué face à une médiocrité absolue comme Joe Biden, devant lequel même Hilary Clinton apparaît comme un géant politique. Il a échoué pour différentes raisons sur lesquelles le débat est ouvert ; en particulier, son incapacité à attirer le vote afro-américain malgré le mouvement Black lives Matters ou le fait que d’importantes personnalités afro-américaines l’ont soutenu. Il a mobilisé une jeunesse qui ne vote pas ! Maintenant, le débat est de savoir si les choses peuvent être modifiées par la voie électorale et les primaires du Parti démocrate. Ce qui est vrai, c’est qu’une nouvelle gauche est née aux États-Unis qui peut connaître des revers, mais cela va au-delà de la campagne de Bernie Sanders. J’imagine l’impact que la candidature d’Alexandra Ocasio-Cortés peut avoir dans quatre ans ! Depuis dix ans, il y a eu une extraordinaire effervescence aux États-Unis. Mais cette gauche ne peut réussir si elle ne s’articule pas avec des mouvements sociaux, politiques et culturels au-delà des institutions.

Comment imaginez-vous le monde après ? Qu’est-ce que tu attends ?

Enzo Traverso – Tout le monde a compris que les problèmes dont nous sommes saisis n’ont pas de solutions nationales. Il faut aller vers une action globale. Malheureusement, l’Union européenne a montré une fois de plus qu’elle est inutile : elle n’a même pas pu produire et distribuer des masques aux pays qui en manquaient. L’Italie et l’Espagne les achètent en Chine ; Macron annonce que la France sera autosuffisante vers la fin de l’année. En revanche, les ministres des finances allemand, néerlandais et autrichien excluent tout don fiscal aux pays méditerranéens ; nous nous dirigeons vers une nouvelle crise grecque à une échelle beaucoup plus grande. Le New Deal est le résultat d’un choc comparable à ce que nous vivons actuellement, mais pour l’instant, tout indique que nos dirigeants évoluent dans une direction complètement opposée.

3/4/2020

Entretien avec Les Inrocks transmis à Viento sur par Enzo Traverso
traduit de l’espagnol

Mathieu Dejean

Journaliste Les Inrocks (France).

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