Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

International

Après les élections françaises

État d'urgence

(Première partie)

Georges Labica, philosophe marxiste français (professeur émérite à l’Université de Paris X) et altermondialiste très actif, nous propose ici une analyse extrêmement stimulante de la situation française et des défis auxquels les différentes tendances de la gauche se trouvent confrontées. Étant donné sa longueur, nous avons pensé préférable de vous le présenter en deux temps (la seconde partie sera publiée la semaine prochaîne) et d’y ajouter des intertitres qui sont ceux de la rédaction de Presse-toi à gauche ! Bonne lecture !

Dans le déluge de commentaires, d’impressions et d’interprétations qui a suivi les élections, présidentielles et législatives, il est singulier qu’au moins aux yeux de ceux qui se réclament de la gauche, ne se soit pas imposée la seule question qui possède une importance décisive, à savoir : « Comment a-t-il été possible que près de 19 millions de nos concitoyens- aient donné leurs suffrages à un Nicolas Sarkozy ? »

Le personnage de Nicolas Sarkozy

Le phénomène n’est pas seulement surprenant, il est proprement contradictoire avec la perception que l’on pouvait avoir du personnage. Même en laissant de côté l’abondante littérature qui lui a été consacrée et la palette de jugements qui s’en dégage (carriérisme, égotisme, paranoïa, agressivité, mauvaise foi, trahison, inculture, mensonge, démagogie, -entre autres), deux traits peuvent être retenus :
 sa nouveauté annonciatrice de rupture, appuyée sur trente années d’activité politique de droite, en tant que conseiller, maire, député, ministre, président de Conseil général, et chef de parti, le tout conjointement à la gestion d’un gros cabinet d’avocat d’affaire
 son ouverture rénovatrice, illustrée à la fois par des mesures de rigueur budgétaire, de braderies au privé d’entreprises nationales, de dispositifs liberticides accroissant l’insécurité et instituant la xénophobie, de soumission à l’Empire étatsunien, ainsi que par des prétentions scientifiques consistant à voir dans la délinquance et le suicide des prédispositions génétiques, et enfin par des relations avec les personnages les plus douteux, des Balkany et autres Tapie aux Halliday et autres Doc Gynéco.
Qui pouvait, d’autre part, ignorer que la tâche dévolue à ce candidat était de faire entrer la France dans la voie du libéralisme le plus affirmé et, pour ce faire, d’abolir les derniers obstacles hérités d’une longue tradition de luttes sociales et d’acquis politiques, autrement dit d’assurer le service exclusif de la classe dominante ?
A quoi on pourrait ajouter le caractère tout à fait atypique d’un de Nagy Bocsa, d’une famille de très fraîche implantation, par opposition à tous ses prédécesseurs, les De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand et Chirac, de souches authentiquement France profonde.
Comme l’aurait déclaré un féal, le ministre François Goulard : « Si les Français savaient vraiment qui il est, il n’y aurait pas 5% qui voteraient pour lui » (Marianne, 14-23.04.07)
On se souviendra, d’autre part, que la politique, dont N. Sarkozy était un des fleurons, n’avait cessé d’être désavouée, dans les urnes, depuis 2004, avec notamment 57 départements sur 100 et 20 régions sur 22, gagnés par la gauche, et dans la rue, avec 30 millions de jours de grève sur les retraites en 2003, l’échec du referendum sur l’Europe, la reculade du CPE, et cette face passablement honteuse, y compris pour la gauche, mais bien réelle, de la révolte des banlieues. La leçon était on ne peut plus claire : un gouvernement illégitime et une combativité sociale exceptionnelle en Europe. Un boulevard se trouvait ouvert à une alternance de gauche, et le P.S., qui en était le centre géométrique, ne pouvait, en effet, pas perdre.

D’autres lectures possibles ?

Il ne m’échappe pas que d’autres lectures peuvent être et ont été proposées des résultats de la double consultation électorale. Aux présidentielles, un calcul réconfortant est obtenu par l’addition des votes en faveur de S. Royal (un peu moins de 17 millions), des abstentions (plus de 7 millions) et des nuls (près de 1,6 millions, -chiffre légèrement inférieur à celui de 2002). Ce qui donne 57,31% d’électeurs ne s’étant pas prononcés en faveur du vainqueur. Les 42,69% de ce dernier, dûment substitués aux 53,06% des exprimés, n’en demeurent pas moins un record et il n’est pas d’exemple en France, ou même ailleurs, d’un Président ayant rallié plus de la moitié des inscrits, le pays le plus puissant du monde, la grande démocratie américaine, figurant, on le sait, le champion du genre. Les législatives, qui n’ont pas vu se produire le raz de marée bleu, annoncé parce que redouté, ont été saluées par des cris de joie. Certains n’ont pas craint de parler de « victoire » de la gauche, d’autres se contentant d’un « sursaut », et tous vantant le rééquilibrage, et même la « revanche », d’une opinion, dont la sagesse bien connue se serait souciée de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, donc de secréter les anti-corps susceptibles de limiter le pouvoir de la droite. Las, cet optimisme n’a pas plus de fondement que le précédent. Il dissimule à peu de frais le fait que la gauche a perdu 3 présidentielles et 3 législatives depuis 1986, que, pour la première fois, une assemblée, aussi sortante que sortie, est reconduite et surtout que l’abstention, entre les deux tours, atteint le sommet de 40%, sans analogue depuis l’instauration de la démocratie parlementaire. Cette retrouvaille de la bonne vieille pratique, qui a dominé et s’est aggravée d’élection en élection, fait, en outre, bon marché du « retour du politique » et du « triomphe de la démocratie » proclamés, à propos de la présidentielle, par le chœur politologique et médiatique.
On a voulu aussi, grâce à une boîte de tranquillisants plus efficaces, se prévaloir de ce que la gauche bénéficiait du vote des jeunes, des cadres, dynamiques évidemment, des employés et, pour faire bonne mesure, des « quartiers », alors que l’adversaire, ou plutôt le compétiteur, se contentait des managers, des patrons, du gratin dominant, des salariés (quand même) du privé, des vieux, ainsi que de ce qu’il avait « siphonné » (on l’a assez dit) du Front National. On passait sous silence le fameux « vote ouvrier », devenu majoritaire chez Sarkozy, après l’avoir été chez Le Pen. On ne se félicitait pas moins d’être revenu au bien-aimé schéma Droite/Gauche, qui n’exprimait cependant rien d’autre que le glissement vers le bipartisme à l’anglo-saxonne.

Alors, pourquoi les 19 millions ?

Alors, pourquoi les 19 millions ? La combinaison de plusieurs facteurs permet d’avancer une réponse. Tout d’abord, et pour rappel, le cadre institutionnel de la Vème, qui n’est dénoncé que par les vaincus, dans la mesure où, entre autres dispositifs de manipulation, il ne met en présence que des individus. L’électeur, singulièrement le salarié, se trouve, comme le fidèle réformé ou musulman, seul et démuni, face à son Dieu, sans la médiation de quelque église. Partant, l’individu-candidat comptera plus que son programme. C’est bien ce qui s’est passé. N. Sarkozy, qui s’était mis en route, dès 2002, a réussi, en tacticien exceptionnel, un parcours pratiquement sans faute. Incarnation de la figure type du parvenu, il n’a reculé devant aucune manœuvre, - séduction, débauchage, promesses, intéressement, crocs en jambes, procès ou dénonciations, afin de mettre au point la série de hold-up, - sur le gouvernement et sur son parti, qui devaient lui assurer, après le contrôle économico financier, dont il bénéficiait déjà, la main mise sur les appareils politiques et médiatiques. Avec l’aide de quelques officines, dont certaines thinks-tanks à la française, de lobbies, dont le sioniste, chaleureusement évoqué par un Georges Frêche (24.06), et de cautions internationales, - de Bush à Blair et Merkel, il a apporté un soin particulier à la confection de son image, en procédant à de modestes autocritiques sur ses actions au ministère de l’intérieur et en s’appropriant quelques références propres à la gauche. C’est ainsi qu’auprès de Jaurès et Guy Môcquet, on a eu droit à ce véritable régal : « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées » (Le Figaro, 17.04.07). Sans remonter à Kossuth, un Bela Kun ou un Lukacs n’auraient-ils pas fait l’affaire ?
Et cela a marché. En premier lieu, à droite et au centre, ceux-là mêmes, qui auraient pu être ses adversaires et ses concurrents se sont ralliés ou soumis, les uns après les autres, et pas seulement par souci de sauvegarder leurs rentes de situations. Ensuite dans l’opinion, une partie de la gauche incluse, le personnage a pu apparaître comme authentiquement novateur et porteur en effet d’une autre manière de faire de la politique, grâce à un style direct, familier, proche des « vrais gens », faisant montre de sincérité et de dévouement, iconoclaste et sympathiquement provocateur par ses défis, en rupture avec l’allure compassée, hautaine, paternaliste et parfois hypocrite et lâche que pouvait donner le commun des hommes politiques. Sur le fond, il est incontestable que l’accent inlassablement mis sur les thèmes de l’ordre, de la sécurité et de l’emploi, a rencontré l’écho le plus favorable. En dépit de l’échec des promesses et des expériences passées, on voulait croire s’agissant du travail (et de la croissance !), à de meilleures conditions, à des gains et des aides plus importants, pour les petites entreprises, à des charges allégée et des marchés plus accueillants, pour les jeunes, à des formations et des débouchés mieux ajustés. La sécurité sociale allait rembourser soins dentaires et lunettes. Au chapitre surtout de la paix retrouvée des citoyens, la multiplication des effectifs des forces de l’ordre et la vidéosurveillance urbaine faisaient recette. Les personnes âgées allaient pouvoir circuler tranquilles, les femmes battues goûter le bien-être du foyer. Les délinquants, de la crèche à la voyoucratie adolescente, primaires ou secondaires, recevraient les châtiments appropriés. Hors des cercles des consciences aussi sensibles que citoyennes, qui, sérieusement, s’indignait du kärcher, des reconduites à la frontière ou du rétablissement de l’autorité des maîtres ? Qui ne se réjouissait d’une immigration contrôlée ou de la perspective de devenir propriétaire ? De récents sondages ne nous apprennent-ils pas qu’un Français sur 3 ne craint pas de se déclarer raciste, que 50% de nos compatriotes jugent qu’il y a trop d’immigrés et qu’ils sont 71% à approuver le projet d’un service minimum dans les transports publics, c’est-à-dire à accepter la remise en cause du droit de grève ?

Le rôle de la gauche

Au sein de ce tableau, la part imputable aux comportements de la gauche est, bien entendu, considérable. Il est mieux connu, sans qu’il soit nécessaire de revenir sur les thèmes de campagne et d’en faire le procès. Une « chance historique », comme on l’a avancé, a sans doute été manquée avec l’échec des comités issus du non à l’Europe. La recherche du coupable, les renvois de balle et les coups bas entre « éléphants » sont de peu d’intérêt. Restent : le refus des leaders socialistes de s’engager dans l’aventure d’un mouvement qui les aurait absorbés et auquel ils ont préféré le confort d’une « synthèse » sans contenu ; les désaccords de forme, de finalité et de programme qui ont éclaté entre les courants d’extrême gauche ; et la dispersion vouée à la défaite qui s’en est suivie. Accabler S. Royal, comme ses camarades s’y sont employés à l’envi, ne présente pas non plus un grand intérêt. Le sort de la candidate était scellé. Entre les propositions confuses de son parti qu’elle était censée porter et dont elle avouera elle-même, après coup électoral, qu’elle les a défendues sans conviction, la course qu’en conséquence elle se voyait condamnée à faire derrière les affichages de son concurrent, quand elle ne se croyait pas obligée d’en rajouter quant à l’ordre « juste » ou le drapeau, le mol soutien qu’elle recevait de la part de ses alliés comme de sa propre famille, et l’énorme machinerie médiatico-politico-financière de son adversaire, qui, ne l’oublions pas, avait mis en place leur duel, largement avant que les candidats ne soient désignés par leurs organisations réciproques, ses chances sont allées en s’amincissant. Aussi nos concitoyens ont-ils préféré à la faiblesse tranquille de Madame, le « Je veux », les assurances musclées d’un chef de gang. Il convient toutefois, me semble-t-il, de conférer un poids particulier à ce fait que les deux postulants élyséens avaient en commun le plus solide des points d’appui, celui de représenter le camp de la revanche du non. Quand on se souvient de l’immobilité et du silence qu’avaient substitués le pouvoir, les grandes formations politiques et syndicales, les médias, l’intelligentsia formatée et le show business lui-même, à l’autocritique que leur défaite aurait dû, en principe, leur imposer, assortie de sérieuses rectifications, à défaut de démissions, on comprend sans peine que l’occasion électorale fournissait une occasion en or, pour les uns comme pour les autres, d’enterrer le referendum et de repartir d’un nouveau pied, en proposant de ressusciter le projet constitutionnel. Les engagements de N. Sarkozy et de S. Royal sur ce point étaient d’une parfaite concordance.

A suivre : la suite la semaine prochaîne

Publié dans le Sarkophage, n*2, 15 septembre 2007 (redaction@lesarkophage)

Mots-clés : France International
Georges Labica

Philosophe

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