Édition du 23 avril 2024

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Planète

Le changement climatique redessine la carte mondiale de l’habitabilité humaine

Le déplacement de la zone la plus propice à la vie humaine, qui glisse de l’équateur vers les pôles, a déjà eu pour effet de laisser plus de 600 millions de personnes hors de ce que les experts ont défini comme étant la niche environnementale, c’est-à-dire le milieu le mieux adapté à l’épanouissement de la vie.

Tiré de Propublica
https://www.propublica.org/article/climate-crisis-niche-migration-environment-population*
Mardi 6 juin / PAR : ABRAHM LUSTGARTEN
Traduction : Johan Wallengren

Selon une étude publiée le mois dernier dans la revue Nature Sustainability, de 3 à 6 milliards de personnes (entre un tiers et la moitié de l’humanité) pourraient, d’ici à la fin de ce siècle, se voir reléguées dans des régions inhospitalières et se retrouver exposées à des chaleurs extrêmes, à des pénuries alimentaires et à des risques de mortalité accrus (à moins d’une réduction draconienne des émissions ou de réaménagements majeurs visant à permettre des migrations de masse).

L’étude, qui jette un nouvel éclairage sur les populations et les régions du monde les plus à risque, donne à penser que les chiffres des migrations dues au climat pourraient facilement éclipser les estimations antérieures les plus pessimistes, alors que des pans entiers de la population mondiale chercheront à se mettre en lieu sûr. Le rapport véhicule également des impératifs moraux, puisqu’on y prône la mise en œuvre immédiate de politiques drastiques visant à empêcher les scénarios appréhendés de se réaliser. Les arguments employés consistent notamment à montrer à quel point les souffrances seront inégalement réparties et à envisager l’ampleur des améliorations qui pourraient être obtenues si l’on parvenait à ralentir, ne serait-ce que partiellement, le rythme de réchauffement.

«  Ces chiffres ont des retombées éthiques qui éclairent l’esprit, mais assombrissent l’âme », a déclaré dans le cadre d’une entrevue Timothy Lenton, le directeur du Global Systems Institute de l’université d’Exeter, au Royaume-Uni, et l’un des principaux auteurs de l’étude. Si nous ne sommes pas capables de regarder l’injustice en face et d’en tirer honnêtement les conclusions, nous ne ferons jamais avancer les initiatives internationales visant à redresser la barre.  »

La notion de niche climatique est issue des travaux dont M. Lenton et d’autres chercheurs ont initialement publié les résultats dans les Proceedings of the National Academy of Sciences en 2020. Dans ce document, le constat est posé que depuis 6 000 ans, l’humanité évolue à l’intérieur d’une fourchette étroite de températures et de niveaux de précipitations qui ont permis le développement de l’agriculture, puis l’essor de la croissance économique. Le compte rendu comporte une mise en garde contre le risque que des segments croissants de l’humanité basculent hors de cette fourchette, de même qu’un avertissement signalant que si seulement 1 % de la surface de la terre est aujourd’hui intolérablement chaude, près de 20 % pourrait l’être d’ici à 2070.

L’étude récente, qui propose une nouvelle analyse des perspectives démographiques et des options politiques, dépeint des scénarios bien pires que les estimations antérieures, ce qui sous-tend que l’environnement mondial est déjà très différent de ce qui avait pu être envisagé auparavant. La nouvelle étude se concentre davantage sur les températures que sur les précipitations et l’on y fait le constat que la plupart de nos prédécesseurs ont prospéré à des températures annuelles moyennes de 55 degrés Fahrenheit (12,78 degrés Celsius).

Si notre monde continue sur sa lancée actuelle – en affichant des réductions d’émissions modérées sans agir pour nettement réduire les émissions de carbone au niveau mondial (un scénario proche de celui que les Nations unies dénomment SSP2-4.5) – la limite de réchauffement moyen de 1,5 degré Celsius fixée par l’Accord de Paris sera dépassée. Un réchauffement dans les 2,7 degrés est en fait envisageable, en tenant compte de la croissance démographique dans les régions chaudes du globe. Si cela devait se vérifier, 2 milliards de personnes pourraient être évincées de la niche climatique dans les huit prochaines années seulement (et à l’horizon 2090, ce pourrait être 3,7 milliards). Or, les auteurs de l’étude, qui ont affirmé dans d’autres rapports que les scénarios de réchauffement les plus extrêmes pourraient très bien se concrétiser, insistent aussi sur la nécessité de prévoir le pire. Si l’on envisage un réchauffement de 3,6 degrés dans un scénario climatique pessimiste prévoyant notamment une utilisation toujours aussi soutenue de combustibles fossiles, une résistance aux migrations internationales et une croissance démographique beaucoup plus rapide (ce qui correspond au scénario SSP3-7 dans la nomenclature des Nations unies), l’évolution de la niche climatique pourrait représenter ce que les auteurs appellent « un risque existentiel », puisque, selon les projections, la moitié de la population mondiale serait dans ce cas directement impactée, soit en l’occurrence jusqu’à 6,5 milliards de personnes.

Les données laissent augurer que notre monde approche rapidement d’un « point de bascule » au-delà duquel même de faibles augmentations de la température moyenne de la planète commenceront à avoir des effets catastrophiques. Nous avons déjà connu un réchauffement d’environ 1,2 degré Celsius qui a poussé 9 % de la population mondiale hors de la niche climatique. L’étude prévoit que dès 1,3 degré, on assistera à une nette accélération de la tendance, de sorte que pour chaque dixième de degré de réchauffement supplémentaire, 140 millions de personnes de plus sortiront de la niche climatique, selon l’estimation avancée par M. Lenton. «  Une véritable non-linéarité émerge que nous n’avions pas vue auparavant », a-t-il déclaré.

Un ralentissement des émissions mondiales réduirait considérablement le nombre de personnes déplacées ou confrontées aux rigueurs du monde hors niche. Si l’objectif de 1,5 degré Celsius de l’Accord de Paris pouvait être atteint, deux fois moins de personnes se retrouveraient hors de la zone optimale, selon un calcul excluant les facteurs autres que le réchauffement. La partie de la population mondiale devant endurer une chaleur extrême serait alors divisée par cinq, passant de 22 % à seulement 5 %.

Les recherches sur le climat présentent souvent les impacts du réchauffement dans une optique économique, en appliquant une grille de coûts qui peut parfois être détournée pour suggérer que de modestes augmentations de la température moyenne seraient gérables. L’étude rejette cette représentation reposant sur un modèle économique traditionnel, que M. Lenton considère « contraire à l’éthique » parce qu’il donne la priorité aux riches qui sont en vie aujourd’hui et replace la crise climatique dans une perspective morale. Il ressort de l’étude que le changement climatique frappera de manière disproportionnée les régions les plus pauvres du monde, condamnant, par la force des choses, les habitants des pays en développement et des petits États insulaires à subir des températures extrêmes, de mauvaises récoltes, des conflits, des pénuries d’eau et de nourriture et un surcroît de mortalité. La solution de dernier recours qui s’impose à beaucoup de gens est la migration. Une ère de bouleversements planétaires est à appréhender advenant le déplacement de plusieurs milliards de personnes (2 ou 6 milliards, au gré des estimations).

Il ressort également de l’étude que l’Inde sera de loin le pays dont le plus d’habitants seront obligés de quitter la niche climatique. Si le réchauffement poursuit sa progression actuelle, les chercheurs qui ont participé à l’étude estiment que plus de 600 millions d’Indiens seront touchés, soit six fois plus que si l’Accord de Paris était respecté. Au Nigeria, ce sont plus de 300 millions de citoyens qui subiraient le même sort, soit sept fois plus que si les émissions pouvaient être minimisées. En Indonésie, ce serait 100 millions d’habitants. Aux Philippines comme au Pakistan, on parle de 80 millions d’habitants, et ainsi de suite. Le Brésil, l’Australie et l’Inde seraient les pays où les plus grandes étendues de territoire deviendraient difficilement habitables. De nombreux plus petits pays verraient quant à eux la totalité ou la quasi-totalité de leurs terres devenir inhospitalières selon les critères traditionnels ; cette menace plane notamment sur le Burkina Faso, le Mali, le Qatar, les Émirats arabes unis et le Niger. Même les États-Unis, qui seront certes beaucoup moins impactés, verront les températures dans le sud et le sud-ouest du pays frôler le haut de la fourchette de la niche climatique, ce qui entraînera une hausse de la mortalité et des migrations internes vers le nord.

Dans une perspective mondiale, selon les estimations des chercheurs, lorsqu’une personne donnée sera exposée à une chaleur sans précédent, ce sera en règle générale quelqu’un qui vient d’une région où les émissions per capita auront été environ moitié moindres que dans les pays riches. Aux États-Unis, les émissions par habitant sont plus de deux fois supérieures à ce qu’elles sont en Europe, où les gens mènent pourtant une existence prospère en profitant des acquis de la modernité, soulignent les auteurs, ce qui signifie qu’il existe une marge d’amélioration considérable pour les citoyens américains, qui pourraient opérer un ajustement sans perte de confort ni sacrifices substantiels. «  L’idée qu’on a besoin du niveau de consommation de l’Américain moyen, avec tout le gaspillage que cela suppose, [...] pour faire partie d’une société heureuse, florissante, riche et démocratique est de toute évidence inconséquente », a déclaré M. Lenton.

Toujours selon l’étude, chaque Américain d’aujourd’hui est tout proche d’émettre assez d’émissions au cours de sa vie pour pousser un Indien ou un Nigérian du futur hors de sa niche climatique, ce qui en dit long sur l’ampleur des dégâts que le comportement individuel des Américains peut causer (le ratio exact se situe à 1,2 Américain par personne du futur). Les implications en termes de mode de vie et de politique sont évidentes : réduire sa consommation d’aujourd’hui, c’est réduire le nombre de personnes qui, en d’autres endroits, en subiront les conséquences demain, et donc grandement contribuer à faire diminuer l’instabilité qui règnerait faute de tels efforts. « En tant que terrien voyant un tel niveau de risque à l’horizon, je ne peux pas ne pas réagir à ces chiffres, que ce soit sur le plan humain ou moral », a affirmé M. Lenton. C’est une réalité qui va tous nous rattraper, a-t-il ajouté, et ce sera à chacun d’entre nous d’en tirer les conséquences ».

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