Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

La mise à jour économique cible sciemment et consciemment le secteur public

Les deux bords visent l’inflation (laquelle ?) mais oublient le rattrapage

La mise à jour économique de la CAQ est clairement austéritaire.

« On peut se demander d’emblée pourquoi il est si important pour Éric Girard de garder intact son plan sur cinq ans. Québec prévoit toujours un déficit budgétaire de 4 milliards de dollars cette année et le retour à l’équilibre en 2027-2028. Or, la réalité, c’est que des problèmes sociaux de taille ont pris de l’ampleur et que Québec doit s’en occuper, de toute urgence. De plus, l’économie est pratiquement en récession. […] De 2023 à 2028, la croissance moyenne annuelle des dépenses de l’État ne sera que de 2,3 % » (Gérard Fillion, Analyse : Eric Girard, en mode austérité ?, Radio Canada, 8/11/23).

Plus précisément, « le déficit lié aux activités ne devrait plus être que de 1,3 G$ (ou 4 G$ si on ajoute les versements de 2,2 G$ au Fonds des générations et la provision pour éventualité de 0,5 G$) » Guillaume Hébert et Julia Posca, Mise à jour économique : les mesurettes d’Eric Girard, IRIS, 7/11/23). Après le petit saut en hauteur dû à la pandémie, contrairement à celle du gouvernement fédéral, la dette nette du Québec continue de baisser :

La CAQ est « cheap » sur toute la ligne… sauf pour les transnationales de la filière batterie. Malgré l’augmentation automatique de sa prestation d’assistance sociale selon l’inflation passée, « une personne seule vivant à Montréal ne recevrait que 28% du montant nécessaire pour atteindre le revenu viable ». La demande dérisoire des banques alimentaires n’est pas satisfaite. La CAQ n’a pas eu d’autre choix que d’égaler la subvention fédérale pour le logement dit abordable, qui est fonction du loyer médian sans cesse en hausse, et peut être parfois du logement social (loyer basé sur le revenu). « Or, rien n’est prévu pour ce créneau [social] cette année, tandis que les sommes prévues pour la construction de logements pour personnes en situation d’itinérance ne commenceront à être dépensées qu’en 2025-26 ». Pour la crise climatique, « le soutien du gouvernement [aux municipalités] n’est pas à la hauteur des besoins. Une étude commandée par l’Union des municipalités du Québec estimait qu’ils s’élevaient à 20G$ pour la prochaine décennie ». « Le soutien au transport collectif se limite en effet à une contribution additionnelle de 265M$ pour 2023-2024, soit un montant équivalant à environ 60% seulement du déficit des sociétés de transport collectif du Québec pour l’année 2024 » (IRIS). On voit mal comment les sociétés de transport ne seront pas contraintes à des coupures de service… à moins de réduire les salaires comme le suggère le ministre des Finances.

Une mise à jour ajustée non à la conjoncture socio-économique mais à celle politique

Comme l’avoue l’analyste de Radio-Canada, « [o]n comprend bien qu’on est en pleines négociations avec le secteur public et que l’État veut montrer qu’il n’a pas de marge de manœuvre. Mais autant il est essentiel d’avoir un objectif de déficit zéro en temps de bonne croissance économique, autant il est urgent pour le ministre Girard de revoir ses calculs et de penser à investir davantage dans les crises sociales qui frappent le Québec » (Radio-Canada).

D’autant plus que « [m]algré un certain ralentissement de l’économie qui se répercute dans la mise à jour économique du ministre Éric Girard, le Québec demeure dans une position financière enviable par rapport à toutes les autres provinces canadiennes. En effet, le directeur parlementaire du budget à Ottawa, Yves Giroux, estimait cet été que c’est le Québec, parmi toutes les provinces, qui peut le plus se permettre une augmentation de ses dépenses. La province pourrait augmenter ses dépenses à hauteur de 1,8 % de son PIB (soit 10,2 G$), tout en demeurant viable financièrement à long terme. La situation serait encore plus facile si le gouvernement du Québec ne s’était pas volontairement privé de près de 2 G$ en revenus d’impôt ! » (CSN, Le Québec a la marge de manœuvre nécessaire, estime la CSN, 7/11/23).

L’inflation des uns ne correspond pas à celle des autres sans compter celle passée

L’offre gouvernementale pour les hausses salariales du secteur public prétend compenser l’inflation, même un peu plus. Le document de la mise à jour économique sous-titre : « Les augmentations de rémunération offertes par le gouvernement aux syndicats représentant les employéEs des secteurs public et parapublic totalisent 14,8 % sur cinq ans. » Et d’ajouter pour tourner le fer dans la plaie : « Le gouvernement offre des augmentations récurrentes de 13,3 % sur cinq ans. Ces augmentations sont à la hauteur des prévisions de l’inflation et incluses dans le cadre financier de la mise à jour économique » (Gouvernement du Québec, Le point sur la situation économique et financière du Québec, page D39, automne 2023).

Le Front commun ne fait pas le même calcul. Se basant sur les prévisions d’inflation de Desjardins faites en octobre (Front commun,Une claque au visage des 420 000 travailleuses et travailleurs du Front commun, 30/10/23), il affirme que « [l]’offre salariale du gouvernement de 10,3 % sur cinq ans est loin de l’inflation réelle et prévue. La mise à jour économique confirme que l’offre salariale d’octobre 2023 est encore pire que celle de décembre 2022. L’appauvrissement sur 5 ans des travailleuses et des travailleurs du secteur public passerait de 7,4 % à 7,8 % » (CSN). Les prévisions inflationnistes des uns ne concordent pas avec celles des autres… et il ne faut pas compter sur la CAQ pour tenir compte de celles appauvrissantes des années pandémiques qui se prolongent. « Pour la seule année 2022 l’inflation a été de 6,7% et les salariés ont eu 2% » (Jean-Pierre Daubois, C’est trop facile M Legault !, Presse-toi-à-gauche, 8/11/23). Adieu la reconnaissance pour les travailleuses essentielles.

Indexation au coût de la vie ou rattrapage salarial ou la combinaison des deux

Au discours médiatique centré sur quasi exclusivement l’enjeu de l’inflation, celui de la direction du Front commun reste ambigu : « L’offre salariale, qui est passée de 9 % sur cinq ans à 10,3 % pour la même période, ne réglerait en rien les problèmes causés par l’immense retard que subissent les 420 000 travailleuses et travailleurs regroupés en Front commun. Au contraire, elle les appauvrirait. […] ‘’Laisser notre monde s’appauvrir, c’est non négociable !’’, ont tonné les porte-paroles. » (Front commun - communiqué, Le Front commun sera en grève les 21, 22 et 23 novembre prochains, 6/11/23). S’agit-il d’obtenir une hausse égale à l’inflation ou une formule d’indexation au coût de la vie pour ne pas s’appauvrir davantage ou bien une hausse de rattrapage pour combler le retard ? Dans la formule plus libre de la mêlée de presse, le message se calque davantage aux demandes originales mais sans distinguer indexation et rattrapage : « "Le message, c’est que les membres sont tannés de s’appauvrir. Ce n’est pas vrai qu’on va creuser encore le trou dans le salaire", a déclaré le vice-président de la CSN, François Enault. Selon lui, les syndiqués du gouvernement du Québec accusent un retard salarial d’environ 12 % sur leurs collègues du fédéral et du secteur municipal. Les syndiqués réclament 20 % d’augmentation sur trois ans » (Stéphane Bordeleau, Le Front commun annonce trois jours de grève supplémentaires, Radio-Canada, 6/11/23)

Un mois auparavant, un dirigeant syndical régional était plus clair : « Au niveau du salaire, on demande 9% sur trois ans - pas sur cinq, comme le propose le gouvernement - et un mécanisme automatique d’ajustement à l’inflation. Avant, le public était la locomotive des conditions salariales, aujourd’hui, on est souvent à la remorque du privé, donc les mesures qu’on demande permettraient un rattrapage. » Il soulignait aussi la nécessité d’embauches supplémentaires pour améliorer la qualité des services publics, ce sur quoi le Front commun reste silencieux : « il manquerait des dizaines de milliers d’employés sur le terrain, dans le secteur public.50 000, juste en Santé, des milliers en Éducation, surtout si l’on compte tous les enseignants non-légalement qualifiés » (Orian Dorais et Jean-François Guilbault, Front commun : Sans changements, la saignée va se poursuivre, L’Aut’Journal, 6/10/23). Plusieurs, dont les directions syndicales, soulignent à double trait le caractère féministe de cette lutte où les trois-quarts sont des femmes. Mais malheureusement, personne ou presque ne souligne le caractère pro-climat de cette lutte pour le prendre soin (care) des gens à l’encontre de la consommation de masse.

Flottement Solidaire et de la direction du Front commun malgré une mobilisation et un appui forts

Quant à Québec solidaire, le passage du « conflit larvé » au « conflit ouvert  » (Yvan Perrier, Négociation dans les secteurs public et parapublic : Du « conflit larvé » au « conflit ouvert »… , Presse-toi-à-gauche, 7/11/23) l’a obligé à sortir de sa grande discrétion mais sans émettre un communiqué officiel. Sur son Facebook, le parti s’en tient à enfin réclamer au moins une hausse égale à l’inflation mais sans plus : « Les Québécois et Québécoises sont derrière les travailleurs et travailleuses des services publics. Monsieur Legault, ne vous entêtez pas à leur offrir moins que la hausse du coût de la vie ! » (Québec solidaire, Facebook, 9/11/23). Cette revendication restrictive est accompagnée d’une reprise du discours de l’appauvrissement des hautes directions syndicales mentionné dans divers posts Facebook. La position Solidaire est sans doute plus claire que celle du PQ mais pas vraiment plus avancée (Caroline Plante – Presse canadienne, Le Parti québécois anticipe une « crise sociale majeure », La Presse, 3/11/23).

Ce flottement des hautes directions syndicale et politique de gauche se produit alors que pourtant la conjoncture de la lutte se présente très favorablement. L’ont démontré la manifestation des 100 000 le 23 septembre suivi des votes mur à mur à 95% pour une grève générale illimitée puis une mobilisation enthousiaste sur les lignes de piquetage le 6 novembre. En plus, les entités syndicales hors Front commun, FIQ, FAE jusqu’au SPGQ, se joignent au mouvement gréviste chacun pour soi en toute bonne logique corporatiste. L’appui populaire est au rendez-vous comme l’ont souligné des sondages dont un commandé par le Front commun mais portant strictement, notons-le, sur l’indexation au coût de la vie (Lia Lévesque – Presse canadienne, La quasi-totalité des Québécois appuieraient une indexation des salaires du secteur public, Le Devoir, 18/09/23). Sur son Facebook, Québec solidaire, toujours enclin à suivre l’opinion publique plutôt qu’à la guider, met en relief un sondage Léger du 6 novembre qui affirme que 41% des personnes sondées appuient les travailleurs et travailleuses alors que 21% appuient davantage la position du gouvernement. Et que dire de la chute de popularité de la CAQ depuis le résultat catastrophique de l’élection partielle de Jean-Talon.

La base syndicale combative mais sans gauche organisée résistera-t-elle au coup de Jarnac ?

Cette combativité et cet appui populaire seront peut-être suffisants pour gagner une hausse salariale compensant des prévisions inflationnistes non édulcorées, mais sans formule d’indexation. L’organisation étatsunienne soi-disant sans but lucratif Kaiser, « l’un des plus grands employeurs médicaux des États-Unis, avec 24 000 médecins, 68 000 infirmières et 213 000 techniciens, employés de bureau et personnel administratif [qui] dessert environ 13 millions de personnes dans huit États et dans le district de Columbia » vient de concéder après trois jours de grève en octobre « des augmentations salariales générales de 21 % sur quatre ans, une augmentation de la rémunération des employés dans le cadre d’un plan de partage des performances et des engagements pour faire face à la crise du personnel, notamment en renforçant la formation et l’éducation et en organisant des événements d’embauche massive », le tout ratifié à 98.5% (Reuters, Kaiser healthcare workers ratify new contract, 9/11/23).

Il est assez évident que tant les hautes directions syndicales que Québec solidaire s’enlignent dans cette direction. Mais au Québec cette lutte est d’abord politique. Tant la mise à jour économique que la ligne dure de la CAQ vis-à-vis le transport collectif, tramway de Québec compris, et le financement des municipalités pour faire face aux crises climatique et sociales annoncent un affrontement pour lequel il faudra davantage que trois jours de grève. Face à ses déboires, la CAQ voudra se ressaisir d’autant plus que l’enjeu de la convention collective des services publics, qui touche plus que 10% de la force de travail du Québec, est pour sa classe d’affaires la pierre d’achoppement de sa politique salariale y compris une invitation aux municipalités pour serrer la vis. Lors de la dernière négociation du Front commun en 2015, les hautes directions syndicales ne s’étaient pas gênées pour couper court aux grèves prévues et imposer dans la controverse — la FSSS avait rejeté l’entente conclue en haut lieu sans consultation — un accord sans aucun rattrapage et spéculant sur une inflation modeste sans formule d’indexation.

S’il y avait en 2015 une humble gauche syndicale organisée, il n’y en a aucune cette fois-ci à moins qu’elle ne soit clandestine. Le grand succès de la grève de l’automobile aux ÉU a démontré l’importance d’une telle gauche portée à la direction (The Editors, Auto : The Future on the Line, Against the Current, November-December 2023). Si la confrontation de crispe jusqu’à la loi spéciale ou le décret comme en 2005, est-ce que ce sera la grande capitulation ou la grande confrontation ? On peut douter que les hautes directions syndicales, dont le message est déjà glissant, préparent idéologiquement et organisationnellement leur base à un tel coup de Jarnac. Notons aussi que la lutte du Front commun et tutti quanti se déroule en même temps que la guerre génocidaire du gouvernement sioniste contre le peuple palestinien de Gaza. À chaque fin de semaine comme pour ce dimanche-ci des milliers de protestataires occupent la rue pour réclamer un cessez-le-feu et plus encore. À Montréal, le rassemblement se déroule surtout en anglais étant donné la langue officielle dominante de la communauté arabophone et la non mobilisation des organisations syndicales et politiques. On se dit qu’il faudrait peut-être trouver le moyen de combiner lutte syndicale et lutte anti-impérialiste pour en faire une lutte de classe internationaliste en français, notre langue commune.

Marc Bonhomme, 12 novembre 2023
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.

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