Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Éducation

Nul n’est prophète en son pays (mais je vous écris de France)

Le réalisateur Xavier Dolan répond à Isabelle Maréchal, chroniqueuse, pour son billet paru dans le Journal de Québec du 20 mai dernier, billet désapprouvant le port du carré rouge lors de la cérémonie de présentation de son film au festival de Canne.

“[…] Car je trouve q ue c’est un bien désolant spectacle que nos chicanes de famille soient exposées ainsi au festival international de Cannes.”

Isabelle Maréchal, Le carré de la honte, Journal de Québec : http://www.journaldequebec.com/2012/05/20/le-carre-de-la-honte

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Maréchal Isabelle

Le bien désolant spectacle qu’Isabelle Maréchal décrie dans son dernier billet se situe dans sa cour davantage que dans la mienne, en ce qui me concerne. Qu’elle réduise le “conflit social” actuel ou “crise sociale”, pour utiliser un vocabulaire plus factuel, à des “chicanes de famille” illustre parfaitement l’idée que certaines personnes de sa génération, et plusieurs générations confondues à bien y penser, se font de cette hausse des frais de scolarité devenue débat de société : une hausse mineure recyclée par de vulgaires anarchistes, ou plutôt des bébés-gâtés, comme prétexte au désordre civil et au brassage de marde récréatif. Ainsi, il paraît inacceptable pour un Québécois de porter le carré rouge à Cannes en ce sens où le Québec se couvre de ridicule en arborant les couleurs du communisme ou des Brigades rouges, entre autres, dans toute l’insouciance et l’inculture de sa jeunesse belligérante, et dont Isabelle Maréchal devrait assurer l’édification politique.

Mais non ; au Québec, à la lire, mieux vaut rester le nez dans sa pisse, l’inhaler profondément, sans trappes d’air ni puits de lumière, et jouer à l’autruche. Laver son linge sale en famille comme on dit, se chicaner à table, fenêtres closes. Pourvu qu’on ne parle pas de nous, pourvu qu’on ne pense rien de mal de nous, Seigneur, pitié ! pourvu que le monde ne se moque pas de nous, n’ait pas honte, le grand “monde” dont Isabelle parle, le Monde, même, avec une lettre majuscule, devant lequel il faut avoir de la tenue. Comme le gouvernement, tiens. Le gouvernement a belle tenue ; rejoignons-le : redressons nos échines, fouettons-les chevaux fous, taillons la haie qui dépasse, enfonçons le clou rebelle, prenons nos responsabilités et marchons droit devant, endormis au gaz individualiste, aveuglés par le danger de la bronca nocturne et la terreur de la casse de vitrines Payless Shoes, ou pis, Isabelle, de l’acné post-lacrymogène provoqué par les résidus dispersés dans l’air climatisé de 98,5FM rue de la Gauchetière — cet endroit où il y a deux ans, tu me demandais, pensant me tendre un piège, si l’homosexualité récurrente dans mes films m’était un thème cher parce que, peut-être, je n’étais pas hétérosexuel ; et tu pensais lever le voile, polémiste du matin, sur un mystère insondable.

Polémiste du matin, oui, ou chroniqueuse du soir ; investie du devoir de la Vraie Vérité ou du brûlot sensationnaliste, c’est donc à toi qu’on s’en remet pour faire la lumière sur l’état des choses, et dont on manque cruellement dans ce trou noir où l’on s’enlise avec Amir, Claude Legault, Guy A. et Christian Bégin… nous, personnalités osant houspiller l’État qui nous finance, nous ingrats, nous qui geignons sans bons sens, la bouche dégoulinante de crevettes trempées dans la sauce à cocktail dans les coulisses de Saturday Night Live comme Arcade Fire, le goulot irrigué au Roederer dans un Cannes festif et outrancier où, oui, nous dupons des gens comme Thierry Frémaux, directeur artistique du Festival de Cannes et de l’Institut Lumière, directeur affilié de la World Cinema Foundation de Martin Scorsese, “le pauvre patron du festival” qui s’est “retrouvé avec « une patate chaude » sur le veston”, pour te citer. En effet, le pauvre Frémaux ne m’aurait posé aucune question avant d’épingler à son col ce symbole et de l’afficher à la presse internationale ? Allons donc ! Ce symbole, d’ailleurs, qui souille la mémoire des “colonies” – comme Maréchal y fait référence avec toute l’esbroufe opportuniste qui sert son propos – que l’on a mis à feu et à sang ?

Comme quoi chez son voisin, quand on constate que c’est pire que chez soi, le protocole québécois, ou mieux, le protocole du “monde qu’y’ont d’la tenue” oblige à la gratitude et au silence. Dieu merci ! nous ne sommes pas morts, nous respirons, nous avons la vue, l’odorat, un toit, et une carrière, merci la vie et tant pis pour l’enculette par derrière ! C’est ainsi que l’on construit un pays : quand on se regarde on se désole ; quand on se compare, on se console. Et si quelqu’un pense autrement, si quelqu’un veut se battre pour une idéologie, s’il croit à la gratuité scolaire — comme en Finlande, en Autriche, en Roumanie, au Burundi, au Bénin ou au Brésil —, s’il croit en une idéologie, oui, eh bien celui-là apprendra qu’on ne se lamente pas le ventre plein. That’s it, and that’s all.

Cracher dans la soupe

Dans son article, Isabelle Maréchal fait usage de deux a priori atterrissant directement, rang VIP, sur la liste des arguments consensuels dont n’importe quel être politisé capable de nuances devrait avoir “ras-le-cul”. J’ai nommé les très célèbres : l’artiste qui mord la main nourricière de l’État et les présomptions du Printemps Érable à l’égard du Printemps arabe, qui participe d’une révolution sociale visant à contrer les diverses autocraties moyen-orientales et s’affranchir de leur dictat.

D’abord, donc, je doute que quiconque au Québec, malgré l’appellation, il est vrai, un peu embarrassante “Printemps érable”, ne confonde le combat pour la vie et le combat contre la hausse des frais de scolarité, à moins d’être résolument mégalomane. Voilà qui est dit. Ensuite… eh bien ensuite…

“Dommage que le jeune Dolan ne se rende pas compte” suggère Maréchal, “du haut de son génie, qu’il crache dans la soupe qui le nourrit. Conspuer les modèles capitalistes, en grignotant des petits fours avec le gratin cinématographique, n’est-ce pas anti-carré rouge ?” Bingo ! Isabelle lance et compte ! Et double, par-dessus le marché ! Quel tir !

Deux conclusions, donc — jeunesses québécoises, à vos cahiers et stylettes — voici la première : au Québec, quand l’État nous finance, il relève de la pure indécence, du mépris le plus téméraire, de le contredire, et de ne pas entériner toutes ses lois, même celles qui aliènent spécieusement le droit de manifestation inscrit dans toute démocratie néo-libérale, de ne pas les promouvoir, même, et d’afficher — quelle audace — ses “couleurs”. Au Québec, quand on reçoit des pesos d’la princesse, on s’engage à manger la soupe gouvernementale et on avale le persil de travers sans rien dire ! C’est ce que l’on appelle la bisque stalinienne ! Bon appétit, camarades !

Deuxième conclusion : quand on fait du cash, quand on va à Cannes, quand on assoit son cul dans l’caviar, à croire ce que les gens semblent croire, on doit renoncer du même coup à une idéologie, et à ses principes. Autrement, c’est contradictoire et de si mauvais goût ! On devient cette gauche bien-pensante friquée qui “peut bien parler, elle”. En ce qui me concerne, je répondrai à Isabelle que j’ai payé de ma poche mon premier film, avec l’aide magnanime de ma famille, mes amis, mes collègues, et quelques bonnes gens qui croyaient en moi. J’ai payé le suivant des maigres profits de l’autre — sans, volontairement, le déposer auprès de l’État — et me suis vu allonger de l’argent par de généreux investisseurs envers qui je suis encore, à ce jour, endetté. Le troisième, après deux invitations à Cannes, a reçu, oui, l’aide de l’État, et une aide plus qu’appréciable, je dois dire. Mais j’ai dans cette oeuvre investi une partie de mon salaire à nouveau, sur laquelle j’ai payé de l’impôt, comme tout le monde. Il me reste à présent 13,000 dollars dans mes poches jusqu’à mon prochain contrat d’acteur ou de réalisateur. Je n’ai pas l’assurance pécuniaire d’une animation quotidienne à la radio, mais j’assume les choix que j’ai fait, et mène un train de vie agréable. Ça ne m’empêchera jamais, ô grand jamais, de prendre la rue pour défendre une idée sous le prétexte d’être un peu trop riche pour la penser, la dire, la crier. Et si à quarante quelques années passées, c’est ainsi que Maréchal conçoit le devoir politique et social, grand bien lui fasse : qu’elle reste dans son salon et qu’elle appelle les boeufs quand elle trouvera qu’on chante trop fort. Car comme aurait dit la chanson de Jacques Brel, “quand Isabelle dort, plus rien ne bouge.”

Ni oui ni non

À la lecture du texte de Maréchal, il m’est venu, ainsi donc, l’envie de lui répondre, mais davantage que de lui adresser une riposte revancharde, j’y ai surtout vu l’occasion de dire depuis longtemps ce que les radios, les émissions de télévision ne m’ont laissé qu’effleurer, par manque de temps d’un côté, par manque de préparation de l’autre, et parce que je n’ai pas l’expertise pour me prononcer officiellement sur l’affaire.

Quand j’ai pris la rue, je l’ai fait sous le sentiment de prendre part à quelque chose de plus vaste qu’une protestation contre la question scolaire. Je l’ai prise, la rue, pour donner mon soutien aux étudiants, mais aussi pour manifester contre absolument tout du gouvernement de Jean Charest, et que les étudiants peuvent, sans être opportunistes, s’approprier — ce tout — pour étayer comme bon leur semble l’argumentaire de leur posture politique. Qu’ils fassent feu de tout bois pour majorer l’importance de leur bataille.

Il est grand temps, je pense, que certains chroniqueurs, journalistes et éditorialistes rétifs investis du devoir d’opinion cessent une fois pour toutes, quelle que soit leur position, dont ils ont la prérogative — de la même manière que Maréchal s’adresse à moi dans son article, avec condescendance, démagogie, maternité, parce que je n’ai que 23 ans — de traiter les leaders étudiants, et absolument les étudiants eux-mêmes, comme des bums, des fauteurs de trouble, des enfants-rois, et admettent, pour en finir avec cet accès de déni, que la crise que le Québec traverse en est une vraie, et une importante. Une qui, bien qu’elle ne rassemble pas toutes les mentalités sur son origine même — la hausse ou pas la hausse — peut désormais les rassembler sur un même point commun : que souhaitons-nous pour le Québec de demain ? Parce rien n’est plus sûr que le Québec de demain est celui que l’on brime, baffe, bat, asperge et fiche ce soir, à grands coups d’arrestations arbitraires et barbares, de la part de forces de l’ordre purement impulsives devant le chaos légitime d’une minorité majeure dont la patience a atteint ses limites. Car non, il n’y a pas que la patience du Montréalais insomniaque caché dans la tourelle de sa demeure sur Docteur-Penfield qui peut être éprouvée.

Justement, plusieurs citoyens des classes moyenne et supérieure, concernées peu ou proue par la dite hausse, rongés par la précarité imaginaire de son petit bonheur, sont quant à eux en scotomisation sur un temps rare, et doivent comprendre que la hausse n’est que la pointe de l’iceberg ; un iceberg hypothétique qui ne tient qu’à ceci qu’une majorité d’individus ouvrent la porte UNE fois au fascisme le plus subtil.

Les sondages du Journal de Montréal, et le très intéressant article d’humeur de Jean-Marc Léger du Journal de Québec intitulé Une loi qui divise, instruit le lectorat que son Québec échantillonné est plusieurs choses, dont notamment : en colère, écoeuré des manifs, de la violence, enragé par la radicalité de la loi spéciale, fataliste aussi devant son éventuelle efficacité, découragé par tous les chefs de tous les partis, ainsi que par l’incompétence du gouvernement Charest, préfère les associations étudiantes plus modérées dans leurs discours, s’attend à ce que le gouvernement se remette à table avec les étudiants pour poursuivre les négociations, et pratique à temps perdu le fil-de-ferrisme politique — une conclusion privée.

Victor Hugo disait : « On ne se compose pas plus une sagesse en introduisant dans sa pensée les divers résidus de toutes les philosophies humaines qu’on ne se ferait une santé en avalant tous les fonds de bouteille d’une vieille pharmacie. »

Vrai. Vrai aussi qu’avant les prochaines élections, il faudrait se faire une idée. Il faudrait, en bon québécois, se brancher, et encore et toujours envisager l’élection du “moins pire”. Je suggère en ce sens — on critique les grands-parleurs petits-faiseurs ces temps-ci, alors je suggère, je suggère — le choix d’un projet de société par le biais du choix d’un chef d’État. Je suggère que le Québec sache reconnaître que ce glissement ex-centré est une grave incartade, et suit la direction que le Québec a précisément, et massivement, décidé de ne pas prendre en rejetant Harper aux dernières élections.

Je suggère que le Québec ne se laisse pas faire. Je suggère que le Québec se tienne debout, sans hésitation. Je suggère que le Québec soit fier, et qu’à défaut d’être prêt à dire OUI, il sache à tout le moins dire NON.

— Xavier Dolan, vendredi le 25 mai 2012

Xavier Dolan

Réalisateur de films québécois

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