Édition du 29 octobre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

#mefirst : Pas de libération sans égoïsme

Interview de Corinne Maier par Francine Sporenda

Corinne Maier est écrivaine et psychanalyste. Elle vient de publier « Me First ! Manifeste pour un égoïsme au féminin » aux éditions de l’Observatoire.

FS : L’égoïsme est encouragé chez les garçons – il est central à l’identité virile – tandis qu’il est découragé et stigmatisé chez les filles. Le patriarcat est décidément un système très bien organisé : cultiver l’égoïsme chez les garçons et l’interdire chez les filles, ça garantit que les uns seront conditionnés à prendre, à exploiter et les autres à donner, à être exploitées. Que pensez-vous de cette merveilleuse et « naturelle » complémentarité entre les sexes ?

CM : La complémentarité spontanée femme-homme dans l’amour est évidemment un mythe. Pourtant, l’un des deux partenaires s’adapte à l’autre, et c’est généralement la femme qui fait le travail. Le psychanalyste Jacques Lacan prétend qu’elle se prête au fantasme masculin, et pour entrer dans son cadre, elle fait bien des concessions. Ce serait l’homme et son désir qui commandent au couple, et la femme ferait preuve d’une grande souplesse pour se mettre en affinité avec l’inconscient de son homme. Sa complaisance serait même « sans limite », affirme Lacan. Une théorie un peu démodée aujourd’hui, mais qui décrit encore le fonctionnement de bien des couples hétéros.

FS : Vous citez le parfum pour hommes de Chanel baptisé « Egoïste » et vous notez que la séduction masculine s’exprime sur le mode de l’homme insaisissable, fascinant voire dangereux : le bad boy, l’aventurier, « l’homme aux semelles de vent ». Toutes personnalités avec qui avoir des relations ne peut qu’être désastreux pour les femmes, à qui vous suggérez par ailleurs de ne pas avoir peur d’agir sur leurs désirs et de prendre des amants plus jeunes. Vos commentaires ?

CM : Fuir les hommes égoïstes est salutaire ! Mieux vaut les choisir conciliants, fiables, disponibles. Je conseille en effet les hommes plus jeunes : moins lancés dans la vie, moins cristallisés dans des habitudes, moins sûrs d’eux. En plus en général ils ont moins de ventre : pourquoi seuls les hommes (certains hommes) s’arrogeraient-ils le droit d’exhiber des compagnes plus jeunes qu’eux ?

FS : Le couple, dites-vous, est « une mauvaise affaire pour les femmes ». Cela m’a toujours paru évident, mais en même temps, beaucoup de femmes sont toujours incapables de se penser en dehors d’une relation de couple, ne savent plus qui elles sont, n’ont littéralement plus d’identité si on leur propose de vivre enfin un peu pour elles-mêmes parce qu’elles ne sont plus capables que de vivre par procuration, à travers leur mari et leurs enfants. Vos commentaires sur ce laminage de l’ego des femmes par leur socialisation ?

CM : Ce sont des représentations toutes faites. Je connais pas mal de « femmes seules » – certaines en souffrent, d’autres pas du tout : au contraire, ces dernières sont très entourées, débordent d’enthousiasme et de projets. Au point de constituer de véritable forces motrices positives, qui inspirent leur entourage. J’ai une amie très proche qui appartient à cette catégorie, je l’ai surnommée « mon gourou ».

FS : Virginia Woolf a dit que les femmes ne pouvaient pas réaliser leur créativité, leur potentiel si elles ne tuaient pas l’ange du foyer en elle. De plus en plus de femmes refusent le couplage hétérosexuel et se « mettent en couple avec elles-mêmes ». Vos commentaires ?

CM : C’est un phénomène intéressant. Il est certainement à rapprocher de la tendance des « no sex », ces gens (femmes et hommes) qui revendiquent leur abstinence volontaire. Il s’agit de se soustraire aux diktats de la société. C’est ce qu’affirme Ovidie, auteure du livre La chair est triste, hélas : « Depuis le début de ces quatre années d’abstinence, je me suis libérée de cette surconsommation qui insécurise les femmes en leur faisant croire qu’elles ne sont jamais à la hauteur, qu’il leur manque quelque chose. Je n’ai presque pas acheté de vêtements, encore moins de culottes ». Les no sex refusent aussi la société de la performance, où il faut accumuler les conquêtes pour être viril et maîtriser l’art de la fellation pour être une femme libérée. Ils tournent le dos aux enjeux de pouvoir.

FS : L’amour, dites-vous, est une option pour les hommes, une obligation pour les femmes. Vous parlez du « piège de l’amour romantique car c’est en son nom que les femmes se mettent au service des autres ». Comme mode d’emploi pour leurs relations avec les hommes, les femmes ont l’amour romantique, les hommes ont le porno. Quelles sont les conséquences pour les femmes du fait qu’elles mettent l’amour au centre de leur vie, alors que ce n’est qu’une péripétie pour les hommes ?

CM : Ce sont des représentations anciennes, mais elles sont toujours vivaces. La société véhicule le fait qu’une fille, qu’une femme, doit être aimable, aimante, gentille, pour être aimée. Et si elle n’est pas aimée par un ou des hommes, sa vie sera imparfaite. Les clichés ont la vie dure, comme le montre le succès des livres de la catégorie « new romance », qui visent un lectorat féminin. Il est implicite que les femmes doivent mettre entre parenthèse ou sacrifier d’autres dimensions de leur vie (études, carrières, ambitions, etc) pour se plier aux diktats de l’amour.

FS : On a persuadé les femmes, dès les années 60, que « you can have it all », vous pouvez concilier un job rémunéré et un autre qui ne l’est pas, la maternité. Beaucoup de femmes (75%) abandonnent leur travail et passent à un mi-temps sans intérêt et sans possibilité de carrière quand elles ont un enfant, mais seulement 1% des pères le font. Qu’est-ce que ça dit sur le prix de la maternité pour les femmes ?

CM : Il est très élevé. Le fait d’être mère remanie tous les aspects de la vie d’une femme (travail, argent, temps libre, aspirations…) alors que la paternité s’ajoute à la vie d’un homme. Par exemple, il est rare qu’un homme change de travail pour s’occuper davantage de son enfant, rare qu’un homme demande un temps partiel pour prendre en charge l’enfant le mercredi.

FS : Vous parlez des hommes « workaholics » qui se plaignent hypocritement de ne pas voir assez leurs enfants et pour qui en fait « le boulot est une manière imparable de fuir les responsabilités du care ». Considérez-vous que la figure du papa-poule est un mythe ou une réalité ?

CM : Je pense que les papas-poules existent. Des hommes qui passent beaucoup de temps avec leur enfant, qui lui accordent beaucoup d’attention, il y en a. Mais ils sont une minorité.

FS : Vous définissez ainsi le fait d’élever un enfant : « enchaîner des corvées exténuantes dont l’essentiel incombe aux femmes » et « mener une vie de bête de somme » quand on cumule enfants et job. Et vous observez que le temps moyen consacré par les mères à leurs enfants a été multiplié par 2 depuis les années 70 et que la maternité change radicalement la vie des femmes, très peu celle des pères. La maternité reste-t-elle un piège pour les femmes ?

CM : Oui, absolument. Quelques chiffres : le temps moyen consacré aux enfants par les mères anglaises a été multiplié par 2,5 depuis les années 1970. Et les parents américains (surtout les mères) passent 5 fois plus de temps à aider les enfants à faire leurs devoirs scolaires. (Je peux donner les sources.) Tout cela s’explique entre autres par la société de compétition où nous vivons : il convient de s’occuper toujours plus de l’enfant pour qu’il s’intègre dans la société, qu’il réussisse… C’est trop, beaucoup trop ! Et beaucoup trop de boulot pour les mères !

FS : « Cessez de surprotéger vos enfants » suggérez-vous. Cette surprotection des enfants, vous le rappelez, est récente. Et de plus elle n’est bonne ni pour la mère ni pour l’enfant emprisonnés dans un huis-clos étouffant (j’ai donné l’exemple de « l’alloparentalité » des groupes de chasseurs-cueilleurs où les enfants sont soignés et surveillés par tout le groupe, ce qui allège considérablement le travail de la mère et développe la sociabilité de l’enfant). Vos commentaires ?

CM : Les injonctions de l’éducation dite positive sont très lourdes pour les parents, surtout évidemment pour les mères. Si on s’y plie, on doit s’occuper de l’enfant sans arrêt. Passer des heures à expliquer, convaincre, négocier. Ne jamais rien imposer. Se montrer toujours positif, bienveillant. Jouer avec lui. Il le faut au nom de l’« éveil » de l’enfant, de son « épanouissement ». Pas mal de mères ont un comportement littéralement sacrificiel : l’essentiel de leur énergie et de leur temps est canalisé vers et pour l’enfant. Tout ça pour quels résultats ? Beaucoup d’enfants et de jeunes souffrent de troubles psychologiques… Beaucoup plus que du temps où l’éducation positive n’existait pas !

FS : Vous dites que le point aveugle de nombreux livres féministes est leur non-prise en compte de la collaboration objective des femmes à leur propre oppression, dont en particulier l’obligation d’altruisme dans laquelle elles sont socialisées est un facteur essentiel. Vous dites que face à ça, #metoo ne suffit pas, que l’heure de #mefirst a sonné : il n’y a pas de liberté sans égoïsme, et c’est en s’occupant exclusivement des autres qu’on se fait voler son être et sa vie. Pourquoi aucune libération féminine n’est possible sans #mefirst ?

CM : Oui l’égoïsme est nécessaire aux femmes. Je parle d’égoïsme au sens de : vivre pour soi, à distinguer selon moi de l’égoïsme du repli sur soi (mon enfant, mon mari, ma maison) ou de l’égoïsme de compétition (pousse-toi de là que je m’y mette). Il nous faut arrêter de penser d’abord aux autres, de se mettre à leur place, d’anticiper les problèmes de l’entourage. C’est nous d’abord ! Et ne pas hésiter à répéter aux frères, maris, compagnons, enfants : « Débrouillez-vous ! Je suis très occupée » !

https://revolutionfeministe.wordpress.com/2024/02/11/mefirst-pas-de-liberation-sans-egoisme/

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Francine Sporenda

Américaine qui anime le site Révolution féministe.

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