Édition du 26 mars 2024

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États-Unis

À qui ira le vote des partisan-e-s de Bernie Sanders ?

Robert Reich et Chris Hedges discutent du néolibéralisme

Democracy Now, 26 juillet 2016,
Traduction, Alexandra Cyr,

Note : ce débat a lieu le lendemain du discours de Bernie Sanders à la convention démocrate du 25 au 28 juillet 2016. Il y a fortement incité ses partisans-es à travailler à l’élection de sa rivale Mme Clinton.

DN, Juan Gonzalez : (…) Nous recevons deux invités : de Berkeley, Californie, Robert Reich, qui a été secrétaire au travail du Président Clinton et est maintenant professeur à l’Université de Californie. Et ici à Philadelphie, Chris Hedges, journaliste, gagnant d’un prix Pullitzer. Son plus récent volume s’intitule : Wages of Rebellion : The Moral Imperative of Revolt.

DN, Juan Gonzalez : (…) Nous recevons deux invités : de Berkeley, Californie, Robert Reich, qui a été secrétaire au travail du Président Clinton et est maintenant professeur à l’Université de Californie. Et ici à Philadelphie, Chris Hedges, journaliste, gagnant d’un prix Pullitzer. Son plus récent volume s’intitule : Wages of Rebellion : The Moral Imperative of Revolt.

Je voudrais commencer avec R. Reich. Vous êtes…vous avez été un supporter de Bernie Sanders. Maintenant, vous soutenez Hilary Clinton. Vous n’êtes pas présent à la convention mais qu’elle est votre opinion sur ce qui c’est passé hier soir et sur la possibilité que le Parti démocrate s’unisse derrière Mme Clinton et qu’un groupe des partisans-es de B. Sanders rejoignent Jill Stein (cheffe du Parti vert) ?

Robert Reich : Il est très difficile de dire ce que les délégués-es vont faire. Et c’est très difficile, encore plus difficile de prédire ce que l’électorat fera. C’est un temps angoissant pour plusieurs des partisans-es de B. Sanders. Au point de départ, c’est avec beaucoup de malaises que j’ai décidé de soutenir Bernie Sanders et mettre toutes mes forces à travailler pour lui comme tant de personnes l’ont fait. Je connais Hilary Clinton depuis 50 ans…50 ans ! Dans la conjoncture actuelle il y a beaucoup de tristesse et de regrets. Mais, après avoir travaillé si longtemps, tant d’années en faveur des idéaux progressistes que porte M. Sanders je peux vous dire que le mouvement va se poursuivre. En fait il va grandir et se développer.

Mais le moment présent est particulier. Je ne vois aucune contre partie au soutient à Hilary Clinton. Je la connais, je connais ses défauts et ses forces. Je pense qu’elle sera une grande présidente. J’ai soutenu B. Sanders parce que je pensais qu’il serait un bon président considérant nos besoins dans le système. Néanmoins, c’est Mme Clinton la candidate démocrate officielle. Je la soutiens. Et je la soutiens non seulement parce qu’elle sera une bonne présidente mais aussi, franchement, parce que j’ai peur de l’alternative. Parce que pratiquement, l’alternative est un mégalomane fanatique qui va faire reculer le mouvement progressiste de plusieurs années.

DN Amy Goodmann : Chris Hedges....?

Chris Hedges : Bon ! Vouloir réduire les élections à une opposition de personnalités est un peu dérisoire en ce moment. Nous sommes dans un système que Sheldon Wolin [1] a qualifié de totalitarisme inversé. C’est un système où les entreprises ont pris le pouvoir et détiennent tous les contrôles. Il n’est plus possible de voter contre Goldman Sachs, Exxon Mobil ou Raytheon. Notre vie privée nous a été ravie. Sous l’administration Obama, nous avons vécu un assaut sans précédent contre les libertés civiles qui dépasse de loin ce qu’avait fait G. W. Bush. Nous avons vu l’exécutif faire une mauvaise interprétation la loi de 2001 autorisant l’utilisation des forces armées, se donnant ainsi le droit d’assassiner des citoyens-nes américains-es dont des enfants. Je parle du fils de 16 ans d’Anwar al-Awlaki. Nous avons sauvé les banques et mis en place des programmes d’austérité. Les deux partis politiques ont travaillé de concert pour appliquer ce programme parce qu’ils sont aux mains du pouvoir des entreprises tous les deux. Nous avons été sous ce que John Ralston Saul [2] appelle avec raison, un coup d’État corporatif à bas bruit ; c’est complété maintenant.

J’arrive de Pologne. On y est devant un cas d’école du poison que constitue le néo libéralisme. Il détruit la société et crée des personnages comme D. Trump. Je pense que je peux dire que la Pologne est maintenant sous un règne néo fasciste. D’abord la classe ouvrière a été disloquée, le pays désindustrialisé. Au nom de l’austérité, les institutions publiques ont été détruites : l’éducation, les diffuseurs publics. Et ensuite, le système politique est complètement empoisonné. Et nous observons qu’en Pologne ont vient de créer une milice armée de 30,000 à 40,000 personnes. Pourtant il y a une armée en Pologne. Le parlement ne fonctionne plus. Je pense que le système politique américain se retrouve précisément dans cette situation.

Est-ce que M. Trump est un personnage répugnant ? Oui, mais je peux soutenir qu’en matière de mégalomanie et de narcissisme Hilary Clinton n’a rien à lui envier. Mais l’important c’est qu’il faut en finir …..Ils veulent que nous restions centrés sur les personnages. Il nous faut en finir avec les personnalités politiques pour comprendre, examiner et critiquer les structures de pouvoir. Et le Parti démocrate, spécialement depuis les deux administrations de Bill Clinton, a alimenté les entités corporatives aussi ardemment que le Parti républicain ne l’a fait. Ralph Nader [3] a compris cela bien avant nous tous et toutes. En 2000, il s’est courageusement retiré du jeu. Je pense que nous allons revenir sur cette période et nous rendre compte que Ralph à été une figure prophétique. Personne mieux que lui ne comprend le pouvoir corporatif. Je pense aussi que le peuple se reconnecte avec Ralph.

Et c’est pourquoi je soutiens le Dr. Stein et le Parti vert. Rappelons-nous qu’il y a dix ans, Syriza qui est au pouvoir en Grèce, faisait lui aussi l’exact même score que le Parti vert dans les sondages, soit environ 4%. Nous devons nous défaire de l’idée qu’il est possible d’arriver à un changement systémique au cours d’un cycle électoral. Nous devons accepter qu’il faudra nous retirer de la jungle politique peut-être pendant une dizaine d’années. Mais pour ce qui concerne les enjeux du changement climatique, de la destruction de nos libertés civiles dont notre droit à la vie privée, nous n’avons aucun pouvoir, seuls-es les pirates informatiques en ont. Je parle à titre d’ancien journaliste d’enquête qui n’existe plus à cause de la surveillance gouvernementale.

Je pense que tout ce débat autour de WikiLeaks est complètement malsain [4]. Est-ce que c’est la Russie ? J’ai pu imprimer des documents qui m’ont été fournis par le Mossad ; je n’ai jamais dit qu’ils venaient d’eux. Ce qui importe c’est la vérité de ce qui s’y trouve (…). Vous devriez lire ces longs courriels. C’est consternant ! On y traite même le Dr. Cornel West [5] d’ « ordure ». Ils exposent la manière dont tout le système a été pourri de l’intérieur, je parle du Parti démocrate, la négation des indépendants-es, les super délégués-es, le vol du caucus du Nevada, les sommes astronomiques d’argent venant des entreprises et les super PACs qui ont inondé la campagne de Mme Clinton.

Mme Clinton a accumulé un dossier et l’abandon des enfants en est une partie. Avec son mari, elle a participé à la destruction du système d’aide sociale comme nous le connaissons ; 70% des bénéficiaires étaient des enfants. Je n’aime pas Donald Trump mais ce n’est pas un phénomène. Il est issu d’un phénomène créé par le néo libéralisme. On pourra peut-être se débarrasser de Trump, mais nous pourrions nous retrouver avec un pire démon, quelqu’un comme Ted Cruz par exemple.

A.G. : Robert Reich, je me souviens de vos propos sur Democracy Now. Vous parliez du moment où le Président Clinton a signé la réforme de l’aide sociale ; vous étiez secrétaire au travail. Vous nous avez décrit votre déambulation dans les rues de Washington en cherchant les protestaires ; vous vous objectiez vigoureusement.

C’était un enjeu. Hilary Clinton avait soutenu cette loi. Alors, pouvez-vous répondre à Chris Hedges sur ces points. Donc entrez dans la jungle politique pour un petit moment.

R.R. : Amy, ce n’est pas qu’une simple promenade dans la jungle politique. Si Donald Trump devient président, si c’est à ça que vous référez, je pense que des changements négatifs, irrévocables vont se produire dont les nominations à la Cour suprême. Ça ne sera pas que la jungle politique cela va changer et empirer la structure du pays. Je suis tout-à-fait d’accord avec C. Hedges dans sa critique générale du néo libéralisme et de nombres de problèmes structurels qui font parti de la politique aujourd’hui. J’ai écrit sur ces sujets. J’ai fait plus qu’écrire. J’ai été au centre du pouvoir et j’y ai fait tout ce que je pouvais, tout ce qu’un individu peut faire et j’ai mobilisé et organisé d’autres personnes pour tenter de changer ce dans quoi nous nous retrouvons en ce moment.

Je pense que voter pour D. Trump ou dire qu’Hilary Clinton et Donald Trump c’est du pareil au même, est insensé. D. Trump est certainement le produit d’une sorte de système et d’une détérioration systématique installée aux USA depuis des années et qui génère des inégalités de revenus, de richesse et de pouvoir politique. Mais on ne peut pas combattre cela simplement en disant : « OK élisons D.Trump et espérons que le système s’améliorera et que les choses étant si déplorables le peuple se soulève et passe à la résistance armée » [6]. C’est insensé. C’est fou.

Nous devons être très, très stratégiques et progressistes. Nous devons voir les choses à long terme. Nous devons comprendre que Bernie Sanders nous fait avancer ; nous ne sommes plus là où nous étions avant sa campagne électorale. Nous lui devons beaucoup, nous devons beaucoup à son courage, son intégrité, à son pouvoir. La majorité des gens de moins de 30 ans ont voté pour lui. Et si vous y regardez de prêt, vous vous rendez compte que les moins de 30 ans ont voté en plus grand nombre pour lui que pour D.Trump et H. Clinton réunis. Nous sommes en train de bâtir un mouvement progressiste dans ce pays. Il nous faut encore 4 ans et je ne veux pas que D. Trump rende notre marche vers ce mouvement progressiste irréparablement difficile, sinon impossible.

Mais, je comprends qu’Hilary Clinton n’est pas parfaite. Je la connais, comme je l’ai dit, depuis 50 ans. Quand je l’ai rencontrée la première fois, elle avait 19 ans. Je connais ses forces et encore plus ses faiblesses. Elle n’est pas parfaite. Et comme le dit Chris Hedges, elle est aussi le produit des nombreux problèmes structurels de ce pays. Nous combattons ces problèmes, la main dans la main avec vous Chris, nous continuons à nous battre. Je vais continuer à me battre. Beaucoup de personnes qui nous écoutent et nous regardent vont continuer à se battre. Nous devons continuer à nous mobiliser. J’espère que Bernie Sanders va faire ce qu’il laissait entendre hier soir, c’est-dire qu’il allait faire avancer son mouvement, y prêter son nom et son énergie et passer sa liste de contacts. Nous ne sommes pas à la fin de quoi que ce soit. Mais, en même temps, nous devons être éminemment pratiques et stratégiques dans ce que nous faisons. On ne peut pas faire que des déclarations ; il s’agit de travailler (avec toutes les bonnes volontés) de passer à travers (les difficultés) et changer les structures de pouvoir du pays.

J.G. : Chris, (…) vous avez écrit que les libéraux sont tolérés par l’élite capitaliste parce qu’ils ne remettent pas en questions les vertus des entreprises capitalistes, qu’ils ne dénoncent que leurs excès et réclament des réformes timides et inefficaces. Est-ce qu’on pourrait en dire autant à propos de Franklin D. Rosevelt dans les années trente ? Vous êtes un de ceux et celles qui n’ont pas soutenu B. Sanders dès le début.

C.H. :C’est vrai. Je ne l’ai pas soutenu parce qu’il a dit qu’il allait travailler à l’intérieur des structures du Parti démocratique et soutenir la personne qui obtiendrait la nomination. (Kshama Sawant [7] et moi, avons eu une discussion avec lui avant…) Je pense que nous avons pu voir B. Sanders se retirer de son « moment politique ». Il a trahi les personnes qui croyaient à sa révolution politique. [8] Au fait, nous avons entendu le même discours en 2008 autour de M. Obama.

Une campagne électorale fait grandir la conscientisation, mais ce n’est pas un mouvement. Et nous pouvons voir en ce moment une furieuse accélération dans la classe qui s’identifie comme libérale. Elle est tolérée dans le système capitaliste parce, dans des temps comme ceux-ci, elle sert à parler au peuple pour le convaincre de trahir ses propres intérêts au nom de la peur. J’admire Robert pour ce qu’il a écrit et j’aime ça. Mais si vous l’écoutez bien son message est le même que celui des troupes de Trump : la peur. C’est tout ce que les Démocrates ont à offrir comme les Républicains.

En réalité, ne serait-ce qu’au chapitre des changements climatiques, il ne nous reste plus de temps. L’avenir de mes enfants est détruit chaque jour par l’industrie des énergies fossiles comme le fait l’agriculture industrielle qui importe dans les changements climatiques. Ils détruisent les écosystèmes dont notre vie dépend. Aucun des deux partis n’a l’intention de faire quoi que ce soit à ce sujet.

A.G. : Qu’est-ce que B. Sanders aurait dû faire ?

C.H. : Il aurait dû sortir de ça et se présenter comme indépendant. (…) Défier le Parti démocrate.

A.G. : Accepter l’invitation de la Dr. Jill Stein ?

C.H. : Oui (…) Elle lui a offert de le mettre en tête de lice. Il aurait dû accepter. N’oublions pas qu’il détient un passé vérifiable. En 1992 il a milité pour Mme Clinton. En 1996 même chose. C’était après l’adoption de l’ALÉNA la plus grande trahison de la classe ouvrière dans ce pays depuis la loi Taft-Hartley [9] en 1948. C’était après la destruction de l’aide sociale, après le bill omnibus sur la criminalité qui a fait exploser le nombre de personnes emprisonnées. C’est une monstruosité ce qui a été fait avec cette loi ; il y a entre 350,000 et 400,000 personnes sévèrement atteintes de maladies mentales emprisonnées en ce moment dans notre pays. La moitié d’entre elles n’ont commis aucun crime violent. C’est le fait de Bill Clinton. Et il est encore là, à faire campagne. En 2004, il a demandé à Ralph Nader de ne pas se présenter et de plutôt soutenir la candidature de John Kerry un candidat qui promeut la guerre. (…) 60% des sénateurs-trices démocrates ont voté pour la guerre (en Irak) et Hilary Clinton en était. Dire que les Démocrates ne nous poussent pas dans la guerre défie toute l’histoire américaine.
A.G. : Robert Reich ?

R.R. : (...) Encore une fois, je suis d’accord avec une bonne partie de ce que dit C. Hedges, complètement d’accord. Mais la question en ce moment précis, est : que faisons-nous ? Que faisons-nous pour mobiliser et organiser les gens qui sont là mais ne sont ni mobilisés ni organisés ? Comment entretenons-nous l’énergie et la développons ? Je ne suis pas d’accord aves Chris à propos de B. Sanders. Je pense qu’il a été et est encore un grand leader de la cause progressiste.

Je pense que ce que nous devons faire, c’est de développer un troisième parti en dehors des Partis démocrate et républicains. Peut-être nous tourner vers le Parti vert. En 2020, dans 4 ans, nous devrons avoir un-e candidat-e qui pourra demander des comptes aux Démocrates et fournir un véhicule pour l’énergie du mouvement de B. Sanders qui continue à se développer. Ce parti devra trouver de nouvelles candidatures pour le Sénat, pour le Congrès et dans les États, qui pourront combattre les Démocrates et le Républicains-es pied à pied et élaborer un plan de travail pour sortir l’influence de l’argent dans les campagnes électorales, et disloquer le lien entre ceux et celles qui détiennent l’extraordinaire richesse du pays et le pouvoir politique. Voilà ce qu’il faut faire. Il se peut que B. Sanders soit de la partie, mais je pense qu’il sera devenu un peu trop vieux pour cela.

Pour faire cela, nous ne pouvons pas … Je pense qu’Hilary sera une bonne présidente peut-être même une grande présidente. Ce n’est pas instiller la peur, Chris. Mais, j’ai peur de Donald Trump. Les résultats de sondages que j’ai vus hier me font peur ; (…) même s’il est encore tôt dans la campagne, ils sont parlants. Ils montrent que M. Trump a une bonne avance et battrait Mme Clinton. En ce moment, avec le système à deux partis que nous avons et avec le fait que le gagnant rafle tous les membres du collège électoral [10], je trouve que le risque est trop grand. De dire : « Je ne voterai pas, je ne voterai pas pour le moins pire, je vais voter exactement selon mes convictions » …Bien sûr, n’importe qui peut faire ça, nous sommes dans un pays libre, on vote selon sa conscience. Je veux juste dire que votre conscience doit savoir qui si vous ne soutenez pas H. Clinton, vous augmentez les chances d’un danger imminent clairement affiché, une menace pour les États-Unis. Vous augmentez la possibilité qu’il n’y ait plus de mouvement progressiste, plus rien auquel croire pour l’avenir parce que le pays aura changé pour le pire.

Je ne suis pas prêt à prendre ce risque en ce moment. Je vais bouger. Je vais faire ce que je fais depuis 40 ans, continuer à me battre férocement et contribuer à développer un mouvement progressiste. Le lendemain de l’élection je vais tenter de travailler avec B. Sanders et avec qui que ce soit qui voudra mettre en place un troisième parti solide, (encore une fois, il se peut que ce soit le Parti vert), pour 2020 et je vais faire tout ce dont je viens de parler. Mais en ce moment précis de la campagne électorale de 2016, je dois exhorter ceux et celles qui nous écoutent ou nous regardent de faire tout leur possible pour qu’Hilary Clinton soit la prochaine présidente, pas Donald Trump.
(…)

A.G. : Robert Reich, il est intéressant de constater que Donald Trump et Chris Hedges sont d’accord sur une chose : que les traités de libre échange que les deux partis ont négocié au cours des dernières années, ont été désastreux pour le peuple américain. Vous faisiez parti de l’administration Clinton quand l’ALÉNA a été adopté. Parlez-nous en et de l’impact que peut avoir l’usage qu’en fait D. Trump auprès des travailleurs blancs des États-Unis.

R.R. : En effet, D. Trump utilise ouvertement les traités commerciaux et l’immigration comme moyens pour convaincre les gens qui ont subit les effets négatifs de ces traités et de la mondialisation, qu’il est de leur côté. Ce n’est pas le cas.

Trump a raison sur un tout petit aspect de la situation : les traités commerciaux ont touché les membres les plus vulnérables de la classe ouvrière. Ceux et celles qui occupaient de bons emplois syndiqués au pays ont été particulièrement écorchés. Ces traités ne comportaient pas suffisamment de clauses protectrices de la main d’œuvre et de l’environnement. C’est le cas de l’ALÉNA, de l’Organisation mondiale du commerce et l’entrée de la Chine dans cet organisme (a joué comme un multiplicateur de la situation). C’était sous l’administration Clinton. Ensuite, il n’y avait pas, ici au pays, de mécanismes d’ajustement pour aider les gens qui perdaient leur emploi à se trouver de nouveaux emplois parce qu’il y avait de nouveaux emplois. Ceux et celles qui ont profité de ces traités auraient pu compenser les perdants-es et s’en tirer positivement malgré cela. Ils ne l’ont pas fait. C’est un problème structurel, un problème politique dont il faut s’occuper dans ce pays.

Il n’y a pas que les règles commerciales. La technologie a aussi favorisé des abolitions d’emploi. C’est un problème. La technologie abolit des emplois et ça va continuer. Elle va déplacer encore plus de bons emplois dans le futur et nous n’avons aucune stratégie face à cela. En ce moment même, les effets négatifs des déplacements provoqués par la technologie tombent encore une foi sur la classe moyenne, sur les personnes à faibles revenus qui n’ont que très peu d’alternatives. Cela creuse un fossé encore plus grand entre ceux et celles qui ont la chance d’avoir des parents riches, bien éduqués avec de bons contacts, mieux que tous-tes les autres.

Ça ne peut plus continuer. C’est intenable. La montée de Donald Trump et celle de Bernie Sanders sont le symptôme de la grande vague de colère contre l’establishment et son rejet qui marque la politique américaine. Mais d’un côté vous avez le populisme autoritaire et avec B. Sanders, la révolution politique. Je préfère la révolution politique. Je vais continuer à travailler pour qu’elle arrive.

C.H. : Je pense que nous devons tenir compte de deux faits. Nous ne vivons pas dans une démocratie fonctionnelle et nous devons cesser de faire comme si. Quand vous retirez la protection de la vie privée vous ne pouvez plus parler de « liberté ». Vous êtes dans le rapport de maitre à esclave. Clairement, le capitalisme est en pleine crise de folie meurtrière, il a complètement perdu le contrôle. La discussion devrait porter sur le capitalisme. Il fait ce qu’il doit faire quand on lui laisse la bride sur le cou, qu’on ne le régule pas. Il augmente les profits et réduit les coûts de main-d’œuvre. Il l’a fait en désindustrialisant le pays et l’administration Clinton lui en a donné les moyens.

Nous sommes assis ici à Philadelphie. L’autre convention était à Cleveland. Aux deux endroits ont a créé des villages Potemkine ; les centres villes sont devenu des décors dignes de Dysney mais à deux ou trois coins de rues les gens vivent dans une effroyable pauvreté. Les surplus de main-d’œuvre, comme le dit Karl Marx, a été résorbé par la désindustrialisation des « colonies intérieures » pour citer Malcolm X [11]. On les a mis en prison partout dans le pays. Pourquoi ? Les entreprises ne peuvent pas faire d’argent avec les travailleurs-euses en surplus. En les mettant en prison elles font 40,000$ même 50,000$. C’est le système dans lequel nous vivons.

C’est un système où, grâce à la section 1021 de la National Defense Authorization Act, l’exécutif peut poster les soldats dans les rues et en claire violation de la loi Posse Comitatus [12] de 1878, procéder à des transferts extraordinaires dans des prisons étrangères de citoyens-nes américains-es qu’on a étiqueté « terroristes », les priver de leurs droits à la justice et de les détenir indéfiniment dans des installations militaires ou dans des prisons secrètes. Notre pays s’est aussi engagé dans la torture.

Robert parle de construire des mouvements. Vous ne pouvez pas construire de mouvements dans un système où l’argent domine le vote. C’est impossible. La manière de faire des Démocrates est différente de celle des Républicains. Trump est un personnage grotesque. Il ressemble à un vendeur d’autos usagées qui trafique l’odomètre. Mais Hilary Clinton, se comporte comme une administratrice de Goldman Sachs. Les deux sont engagés dans des activités criminelles, ont pesé sur les plus vulnérables du pays et sont en train de faire disparaitre la classe moyenne. Cela fait parti du dossier de Bill Clinton comme le dit M. Trump. Et donc, parler comme si on était en démocratie ou comme s’il n’y avait aucune limite au capitalisme, ou encore comme si le Parti démocrate n’avait pas promu ce programme….Obama l’a appliqué. Il a été aussi servile face à Wall Street que l’administration Bush l’a été. Il n’y a pas de différence.

R.R. : Christ, vous savez ….encore une fois, je trouve cette conversation très frustrante. Je suis d’accord avec beaucoup de ce que vous dites mais reste la question : que faisons-nous avec ça ? Nous sommes dans une meilleure position maintenant parce que Bernie Sanders a mobilisé, organisé et énergisé beaucoup d’Américains-es. Il en a aussi éduqué beaucoup sur les enjeux dont j’ai parlé et sur lesquels j’ai écrit tout comme vous. Mais la question reste : quelles actions entreprendre ? Quelle est la stratégie politique en ce moment précis ?
(…)

Laissez-moi juste ajouter quelques mots. Je pense que la stratégie politique n’est pas d’élire Donald Trump mais, d’élire Hilary Clinton et pendant ces quatre années, développer une alternative, trouver un-e autre candidat-e du type de B. Sanders, se doter d’un parti indépendant, extérieur au Parti démocrate qui ensemble pourront mettre Mme Clinton au défi si elle est élue. Il faudra donc mettre en place les infrastructures de ce parti, un vrai nouveau parti progressiste.

C.H. : En fait c’est précisément ce que nous essayons de faire. Vient un moment où vous devez (est-ce que je vais continuer à citer R. Nader ?), un moment où vous devez fixer la limite que vous ne transgresserez pas. C’est le problème de la gauche, nous ne le faisons pas.

J’ai couvert la guerre en Yougoslavie et ce qui s’est passé avec son effondrement. Qu’elle est la cause de cette situation ? Ce ne sont pas les vieilles haines ethniques. C’est la décomposition économique et l’ineptie de l’élite libérale qui, après la mort de Tito, en 1989-90, a parlé le langage de la démocratie et a été incapable de faire face aux masses de travailleurs-euses qui ont été sortis-es des fabriques, à l’immense chômage et finalement à l’hyperinflation.

Le fait est que ces politiques néo libérales, dont le Parti démocrate est un des promoteurs, ont créé le fascisme de droite (…) le proto fascisme. On peut reculer et examiner la situation de la république de Weimar [13], elle était semblable. C’est donc hors du bon sens, du sens commun. Bien sûr je trouve que D. Trump est un vil personnage dérangeant et même une figure dégoutante. Mais je ne crois pas que voter pour l’élite démocrate où des personnes comme Mme Clinton qui parle avec les termes traditionnels du « je vous ai compris » typique du libéralisme et qui couramment, se met au service du pouvoir corporatif et vend les travailleurs-euses, (soit mieux). Tout est analysé avec le spectre conservateur, de l’intérieur du jeu.

Je ne pense pas que B. Sanders ait éduqué le public. De fait, il a parlé pour la première fois, comme un politique à propos de la réalité qui est l’expérience de ce public. Même quand B. Obama, dans son adresse à l’Union, parlait de la reprise économique, que tout allait pour le mieux, les gens savaient que ce n’était pas le cas. Quand vous dépossédez ce large segment, (la moitié du pays vit dans la pauvreté à toutes sortes de niveaux) et qu’ essentiellement vous continuez à gouverner alors que le pouvoir a été saisi, dans notre cas, par les entreprises, le peuple finit par réagir. Elles ne voient qu’à leur propre enrichissement et la consolidation de leur pouvoir au dépends du reste des citoyens-nes. Là vous aboutissez au fascisme. C’est ce que nous enseigne l’histoire. (…) Robert, vous faites la même chose que D.Trump, vous utilisez la peur, la peur, la peur. Et nous allons construire une sorte de mouvement qui deviendra amorphe après l’élection d’H. Clinton. Ce n’est pas comme ça que ça peut se faire.
(…)

R.R. : Permettez-moi d’introduire un peu d’espoir dans cette discussion plutôt que de la peur. J’ai traversé le pays au cours des deux dernières années. J’y ai rencontré des membres du Tea party, des conservateurs-trices et beaucoup de personnes qui vont probablement voter pour Donald Trump. Je tentais de comprendre ce qu’elles font et quelle est leur vision des États-Unis et pourquoi elles agissent visiblement à l’encontre de leurs propres intérêts économiques et autres. Voici ce que j’ai appris d’intéressant.

La grande vague anti establishment qui apparait à droite comme à gauche présente un point commun dans les deux camps : c’est le mépris profond pour ce qu’on nomme le capitalisme voyou à droite et que beaucoup de personnes de gauche nomment également capitalisme voyou. Beaucoup de ces personnes à droite sont des travailleurs-euses et elles ne sont pas toutes de race blanche. Beaucoup le sont. Beaucoup font parti de la classe ouvrière. Beaucoup ont subit les effets des traités commerciaux, des suppressions d’emploi liées aux technologies et du fait que le gouvernement leur a tourné le dos. Jusqu’à un certain point, elles ont raison. Beaucoup sont en colère contre le système actuel, contre les avantages accordés aux entreprises et contre l’afflux d’argent dans la politique tout comme beaucoup d’entre nous à gauche.

Maintenant, si c’est possible d’avoir une coalition multiraciale, multiethnique venant du 90% de la base, qui pourrait se battre contre l’afflux d’argent dans la politique, pour plus d’égalité, pour un système qui ne travaille pas contre les travailleurs et travailleuses qui ne fera pas la promotion de la redistribution vers le haut à partir de nos chèques de paye, …..(Nous ne nous rendons pas compte que des portions de plus en plus importantes de nos chèques de paye passent à ces grandes industries, conglomérats et concentrations) donc le plus que nous puissions faire pour créer cette coalition de la droite jusqu’à la gauche, qui soit multiethnique, multiraciale de gauche et de droite, pour développer un mouvement pour reprendre en main notre économie et notre démocratie…

J.G. : Robert Reich, je dois vous interrompre parce qu’il nous reste peu de temps et je veux poser une dernière question à Chris. (…) Vous allez voter pour Jill Stein, d’autres vont voter pour Mme Clinton ou M. Trump. Où ce grand mouvement populaire qui s’est développé ces dernières années, selon vous aurait le plus de possibilités de progresser, sous la présidence de M. Trump ou celle de Mme Clinton ; l’un ou l’autre sera élu ?

C.H. : Je ne pense que pas qu’il y ait la moindre différence. Le TTP sera adopté avec l’un ou l’autre. Les guerres sans fin vont continuer. Nous n’allons pas récupérer notre vie privée qui que ce soit des deux accède à la Présidence. L’idée qu’à ce moment de notre histoire la personne qui accède à l’exécutif du gouvernement ait beaucoup de pouvoir compte tenu du pouvoir de l’industrie financière de Wall Street, est un mythe. ….
(…)

J.G. : Même pour ce qui concerne l’immigration ?
(…)

C.H. : Quoi ? L’immigration ? Le dossier de M. Obama est clair à ce sujet. Qui a fait pire ?
(…)

C.H. : Je veux dire qu’il n’est pas possible de trouver pire que ce qu’à fait M. Obama.
(…)

R.R. : Je veux seulement souligner que mettre sur le même pied Donald Trump et Hilary Clinton n’a absolument aucun sens. Quiconque fait cela manque de profondeur. Et c’est un discours très dangereux.

C.H. : Ce n’est pas ce que je fais.

A.G.  (…) Chris Hedges, (…) Robert Reich, (…) je veux vous remercier pour votre participation.


[1Écrivain philosophe décédé en octobre dernier. Il était philosophe politique, et a enseigné à Princeton et Berkeley.

[2Écrivain et essayiste canadien mondialement connu. Il préside le Pen international depuis 2009.

[3Avocat. À développé le droit dans la consommation. Auteur, conférencier il a été candidat indépendant à l’élection présidentielle en 2008.

[4Wikileaks a publié un grand nombre de courriels échangés au plus haut niveau du Comité national du Parti démocrate et qui dévoilent des oppositions fortes à la candidature de B. Sanders et des manigances pour qu’il se retire de la course. Cela a mené à la démission de la présidente du comité, Mme Schultz, le jour de l’ouverture de la convention.

[5Philosophe spécialiste des religions.

[6A contradiction dans cette phrase est dans le texte. N.d.t.

[7Membre du Parti socialiste et qui a été élue au conseil municipal de Seattle il y a un peu plus d’un an.

[8Souligné dans le texte. N.d.t.

[9Loi de 1947 mise de l’avant par les Républicains-es. Elle contrôle les activités des syndicats et de l’exercice de la grève de diverses manières. N.d.t.

[10Aux États-Unis, l’élection à la présidentielle n’élit pas directement le Président ou la Présidente. À cette élection, c’est un collège de grands électeurs qui sont élus et dont le nombre en faveur d’un-e candidat-e décide de la présidence. Nd.t.

[11Souligné dans le texte. N.d.t.

[12Principe politique qui dit que l’armée ne peut être partie prenante du gouvernement et de la justice d’un pays. La loi à laquelle C. Hedges réfère consacre ce principe.

[13Nom donné au système de gouvernement allemand entre 1919 et 1933, c’est-à-dire entre la fin du régime impérial et le début de la domination nazie. N.d.t.

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