Tiré de A l’Encontre
5 juin 2024
Par William D. Hartung
Heureusement, un nouveau rapport du groupe non partisan de surveillance du budget fédéral – Taxpayers for Common Sense (TCS) – offre un contrepoint stimulant à cette ruée vers une nouvelle course aux armements nucléaires, en expliquant de manière convaincante pourquoi la pièce maîtresse du nouveau programme du Pentagone, le Sentinel ICBM [1], est dangereuse, inabordable et inutile. Le regretté Daniel Ellsberg [décédé en juin 2023 et auteur des Pentagone Papers] et Norman Solomon [militant du mouvement pour le désarmement nucléaire, auteur de multiples analyses critiques, entre autres sur l’intervention en Irak] ont fait valoir ce point avec force dans un article paru en octobre 2021 dans The Nation, notant que l’élimination des ICBM était le moyen le plus simple et le plus rapide de réduire « le danger global d’une guerre nucléaire ».
En bon groupe de défense des contribuables qu’il est, le TCS commence par souligner l’immense coût du programme Sentinel, qui est maintenant estimé à au moins 315 milliards de dollars sur la durée de vie du système, y compris avec une augmentation stupéfiante de 37% des coûts d’acquisition prévus au cours seulement des deux dernières années. Le dépassement des prévisions de coûts est si important qu’il a déclenché une réévaluation du programme en vertu de la loi Nunn-McCurdy [loi introduite en 1983 en vue de réduire les surcoûts dans les programmes d’acquisition d’armes], qui sert en quelque sorte de système d’alerte précoce en cas d’emballement des coûts de l’armement. Un rapport du Pentagone sur cette question est attendu au début du mois prochain. C’est le moment idéal pour réfléchir à l’opportunité de construire un nouveau missile balistique intercontinental (ICBM), voire à la nécessité de disposer d’ICBM. C’est précisément ce que fait le rapport du TCS.
La conclusion de cette nouvelle analyse est que les ogives nucléaires déployées sur les bombardiers et les missiles balistiques sous-marins sont plus que suffisantes pour dissuader tout pays d’attaquer les Etats-Unis. Steve Ellis, président du TCS, a souligné ce point lors de la publication du nouveau rapport du TCS : « Nous avons plus de 1300 ogives nucléaires déployées sur des sous-marins, des bombardiers et des chasseurs de missiles balistiques, dont beaucoup sont plus puissantes que les ogives qu’il est prévu de déployer sur le Sentinel. Avec un coût prévu de 315 milliards de dollars sur l’ensemble de son cycle de vie, le Sentinel est une redondance dont nous n’avons pas besoin, à un prix que nous ne pouvons pas nous permettre. »
Non seulement les missiles terrestres sont redondants, mais, comme l’a fait remarquer l’ancien secrétaire à la Défense William Perry [de février 1994 à février 1997 sous Bill Clinton], ils comptent parmi les armes les plus dangereuses dont nous disposons, car un président n’aurait que quelques minutes pour décider de les lancer en cas d’alerte d’attaque, ce qui augmenterait considérablement le risque d’un conflit nucléaire accidentel fondé sur une fausse alerte.
L’élimination des ICBM est une bonne chose pour la sécurité future de la planète, mais elle se heurte à un environnement politique difficile à Washington. Comme je l’ai écrit ailleurs (Arms Control Association, mai 2021 – « Inside the ICBM Lobby »), le lobby des ICBM – dirigé par des entreprises comme Northrop Grumman travaillant avec des sénateurs d’Etats comme le Dakota du Nord, le Montana, l’Utah et le Wyoming qui possèdent des bases importantes d’ICBM ou encore sont le lieu de travaux substantiels liés au programme Sentinel – a été une force considérable pendant des décennies pour protéger les missiles basés à terre contre des réductions de leur nombre ou de leur financement. Compte tenu des graves problèmes de sécurité auxquels les Etats-Unis seront confrontés dans les décennies à venir, dont beaucoup n’ont pas de solutions militaires, il est temps de briser la mainmise des intérêts particuliers sur notre politique en matière d’armes nucléaires. L’annulation du programme Sentinel serait un excellent point de départ.
Certains défenseurs du contrôle des armements, tout en reconnaissant les coûts et les risques associés au maintien d’une force de missiles balistiques intercontinentaux, ont limité leurs demandes, pour le moment, à un appel à l’annulation du programme Sentinel, tout en prolongeant la durée de vie des missiles balistiques intercontinentaux existants. Cette solution permettrait certes d’économiser plusieurs milliards de dollars, mais elle ne s’attaquerait pas aux effets déstabilisateurs des ICBM eux-mêmes. Toutefois, si le nouveau projet ICBM est annulé mais que les anciens restent en place, le risque d’un lancement accidentel subsisterait et tout calendrier possible pour des réductions substantielles de l’arsenal états-unien – dans le but ultime d’éliminer complètement les armes nucléaires conformément aux normes mondiales établies par le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (2017) – s’éloignerait très, très loin dans l’avenir.
La question est de savoir s’il est possible de créer une contre-force politique suffisamment puissante pour vaincre le lobby des ICBM et surmonter la mythologie qui veut qu’une « triade nucléaire » composée d’armes nucléaires basées à terre, en mer et dans les airs constitue un pilier essentiel des défenses des Etats-Unis. Bien que de nombreux habitants des Etats qui accueillent des bases d’ICBM, comme le Dakota du Nord, le Montana et le Wyoming, se réjouissent des avantages économiques qu’elles procurent, l’opposition aux ICBM remonte à la campagne des années 1980 contre le missile MX-pour missile expérimental, code LGM-118A (officiellement et ironiquement baptisé « The Peacekeeper »), soutenue par tous, des éleveurs conservateurs à l’Eglise mormone. Le MX a finalement été déployé pendant près de deux décennies avant d’être désactivé sous l’administration de George W. Bush [2001-2009], mais l’opposition à ce missile s’inscrivait dans le cadre d’un mouvement plus large en faveur de la réduction des armes nucléaires qui a conduit à une forte diminution de l’arsenal américain de la guerre froide. L’augmentation considérable des coûts du nouvel ICBM, évoquée plus haut, a suscité un examen plus approfondi au Congrès et dynamisé les efforts d’un large éventail d’organisations locales et nationales de contrôle des armements et de désarmement pour faire annuler le système et réexaminer l’opportunité de maintenir les ICBM.
A l’heure où le pays et le Congrès sont profondément divisés sur tous les sujets, de l’avenir de la démocratie à l’approche appropriée des guerres actuelles en Ukraine et au Moyen-Orient, en passant par un éventuel conflit avec la Chine, parvenir à un consensus sur un changement majeur de la politique et des dépenses nucléaires des Etats-Unis ne sera pas une mince affaire. Mais l’alternative – une course aux armements nucléaires en pilotage automatique, avec un risque croissant de confrontation nucléaire – est trop dangereuse pour être ignorée.
Les changements intervenus par le passé dans la politique nucléaire des Etats-Unis, depuis la fin des essais nucléaires atmosphériques [en 1963] jusqu’aux fortes réductions de la taille de l’arsenal américain depuis la fin de la guerre froide, trouvent leur origine dans l’activisme citoyen, depuis le mouvement d’interdiction des bombes dans les années 1950 jusqu’à la campagne pour le gel nucléaire dans les années 1980. Nous sommes loin du niveau d’inquiétude des années 1980 concernant les armes nucléaires, mais le débat sur la question s’est développé parallèlement à des événements tels que le succès [en 2023] du biopic Oppenheimer, l’intensification des activitésvisant à indemniser les victimes des radiations dues aux essais nucléaires passés et les efforts continus pour tirer la sonnette d’alarme sur le danger nucléaire par le biais d’instruments tels que l’horloge de l’apocalypse du Bulletin of the Atomic Scientists, qui indique aujourd’hui 90 secondes avant minuit, ce qui est effrayant. La déclaration la plus récente du Bulletin sur les risques auxquels nous sommes confrontés ne pourrait être plus claire :
« Des tendances inquiétantes continuent d’orienter le monde vers une catastrophe mondiale. La guerre en Ukraine et le recours croissant aux armes nucléaires augmentent le risque d’escalade nucléaire. La Chine, la Russie et les Etats-Unis dépensent tous des sommes considérables pour développer ou moderniser leurs arsenaux nucléaires, ce qui accroît le danger toujours présent d’une guerre nucléaire provoquée par une erreur ou un mauvais calcul. »
Une action audacieuse s’impose si nous voulons éviter le scénario catastrophe décrit dans le Bulletin. L’annulation du programme Sentinel constituerait un grand pas dans la bonne direction – une preuve de bon sens énergique au milieu d’un débat sur la politique nucléaire à Washington qui a été beaucoup trop orienté vers la promotion d’une accumulation d’armes nucléaires à la manière de la guerre froide au lieu de mettre en œuvre des mesures visant à réduire le risque d’un conflit nucléaire. Pour changer de cap, nous devrons aller bien au-delà de ce qui se fait habituellement à Washington, mais compte tenu des risques le jeu en vaut la chandelle et le temps presse. (Article publié dans The Nation le 4 juin 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)
[1] Le LGM-35 Sentinel, également connu sous le nom de Ground Based Strategic Deterrent (GBSD), est un futur système américain de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) basé à terre. (Réd.)
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