Édition du 20 mai 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le « vote stratégique » aux dernières élections et ses conséquences antidémocratiques

Le système électoral canadien, vestige de l’ère pré-démocratique, perdure parce que certains y trouvent leur compte. Les élections fédérales de 2025 ont suscité beaucoup de gros titres concernant les enseignements pouvant être tirés du scrutin, notamment la perte de ce qui semblait être une victoire assurée des conservateurs, la résurrection spectaculaire du Parti libéral sous la direction de son nouveau chef Mark Carney et l’effondrement du soutien électoral aux tiers partis du pays : les Verts, le Bloc Québécois et surtout le NPD.

The ‘strategic voting’ election and its undemocratic consequences
2 mai 2025
Dennis Pilon
Tiré de Canadian Dimension

Traduction Johan Wallengren

L’impact des menaces de Trump d’annexer le Canada et d’imposer des droits de douane très pénalisants sur les produits canadiens a clairement été signalé par la plupart des commentateurs comme étant à l’origine de ces résultats. Mais on s’est beaucoup moins intéressé à la manière dont les institutions électorales canadiennes ont rendu la réponse à ces menaces beaucoup plus compliquée et moins démocratique qu’elle ne devrait l’être. Si l’on regarde au-delà des manchettes, on voit que le principal défi auquel les électeurs et électrices ont été confrontés lors de cette élection tournait réellement autour du vote stratégique. Le système majoritaire uninominal (SMU) à un tour du Canada amplifie la pression exercée sur les électeurs et électrices pour qu’ils/elles votent de manière stratégique tout en les privant des informations nécessaires pour le faire efficacement. Et là où le bât blesse, c’est qu’il n’y aurait pas du tout besoin de voter stratégiquement si notre mode de scrutin était plus représentatif, plus inclusif et, en fin de compte, plus démocratique – en d’autres termes, une forme ou une autre de représentation proportionnelle (RP).

Permettez-moi de revenir en arrière pour expliquer un peu plus en détail ce qu’est le vote stratégique et pourquoi il domine les élections dans notre système électoral. Le principe même d’un système censément démocratique est que les électeurs et électrices votent directement pour le camp qu’ils/elles veulent voir triompher. C’est ce que les théoriciens de la chose appellent un vote « sincère ». Or, le mode de scrutin en vigueur peut avoir une influence sur la décision des citoyens et citoyennes de voter sincèrement ou non. Le SMU fonctionne de telle manière que le candidat ou la candidate qui obtient le plus grand nombre de voix remporte tous les suffrages. S’il n’y a que deux candidat(e)s en lice, il est fort probable que l’une ou l’autre de ces personnes obtienne la majorité. Mais dans le cadre du système multipartite du Canada, de nombreux sièges sont remportés avec une majorité relative (un candidat(e) obtient plus de voix que les autres, mais pas au point de faire pencher la balance générale en sa faveur). Les électeurs et électrices doivent alors se demander non seulement si un vote sincère leur permettrait d’obtenir le résultat souhaité, mais aussi s’ils/elles ne risquent pas d’élire par inadvertance une personne qu’ils/elles ne soutiennent pas vraiment. C’est là que la notion de stratégie entre en jeu. Prenons un exemple concret. Dans la circonscription de Nanaimo-Cowichan, la députée NPD sortante a été battue par une candidate conservatrice qui n’a obtenu que 35 % des voix, tandis que les candidats libéraux, verts et NPD ont respectivement récolté 28, 18 et 18 % des voix. Avant de voter, quelqu’un d’opposé aux conservateurs devait se demander quel candidat des autres partis avait de bonnes chances de l’emporter. Étant donné que la circonscription avait porté au pouvoir des candidats des partis néo-démocrate et vert par le passé, il était logique que quelqu’un d’autre qu’un conservateur l’emporte. Mais choisir le candidat non conservateur ayant le meilleur potentiel n’était pas évident, comme l’ont clairement montré les résultats.

Le problème du vote stratégique est que, de par la conception de notre SMU, les électeurs et électrices ne disposent pas des informations nécessaires pour faire des choix stratégiques. Pour savoir quel parti est le mieux à même de battre les conservateurs dans la circonscription de Nanaimo-Cowichan, les électeurs et électrices auraient besoin d’informations sur les intentions de vote des autres électeurs et électrices au niveau de la circonscription, ce qui aurait un coût prohibitif. Sans ces informations, les électeurs et électrices doivent se fier à leur intuition pour savoir qui est le candidat le mieux placé pour emporter la mise, ce qui revient généralement à se fier aux affiches visibles de la campagne locale, aux sondages au niveau national et à tous les indices qu’ils/elles peuvent recevoir du parti qu’ils/elles souhaitent voir gagner. Quelques jours avant les élections, les réseaux sociaux abondaient de commentaires selon lesquels les organisateurs et organisatrices du NPD tentaient désespérément de faire comprendre aux électeurs et électrices des circonscriptions où siégeaient des député(e)s néo-démocrates sortants que le NPD était dans les faits le choix stratégique pour battre les candidats conservateurs et candidates conservatrices dans ces circonscriptions, et non les libéraux. Mais de nombreux électeurs et électrices qui ont utilisé les sondages nationaux largement diffusés comme guide ont plutôt choisi les libéraux, contribuant ainsi aux pertes du NPD et aux gains des conservateurs.

Ce qui est particulièrement frustrant à propos de cet impact manifestement négatif du vote stratégique est qu’en modifiant simplement nos institutions électorales de manière qu’elles offrent aux électeurs et électrices des moyens plus directs d’enregistrer leurs préférences de vote, il n’y aurait plus lieu de voter stratégique. N’importe quel mode de scrutin à représentation proportionnelle ferait l’affaire. Il y a trois raisons essentielles à cela. La première est que dans le cadre de la RP, les électeurs et électrices savent que leur vote compte pour l’élection d’une personne déterminée. Dans le cas du SMU, il en va tout autrement, puisque d’ordinaire la moitié des voix sont « perdues » et ne contribuent à l’élection de personne, alors qu’un système de RP permet généralement de convertir de 90 à 95 % des voix en sièges. La deuxième raison est que les électeurs et électrices n’auront pas à craindre qu’en votant pour qui ils/elles veulent, ils/elles risquent de favoriser l’élection d’une personne à laquelle ils/elles sont fortement opposé(e)s, sachant que la RP ne donne pas toutes les voix au candidat ou à la candidate qui arrive en tête, ce qui élimine le risque de fractionnement des voix entre des partis ayant des idées en commun. La troisième raison est que la proportionnelle mettrait fin aux gouvernements dits « majoritaires » sans l’être vraiment, le parti gagnant ayant remporté une majorité des sièges sans avoir obtenu la majorité du vote populaire. Presque tous les gouvernements majoritaires au Canada ne l’ont pas été au sens littéral. Depuis 1921, nous avons organisé 31 élections fédérales, mais seulement deux d’entre elles (1940 et 1958) ont vu un parti remporter une nette majorité du vote populaire (51 % ou plus). De toute évidence, lors de l’élection qui vient de se dérouler, de nombreux électeurs et électrices ont voté stratégiquement non pas parce qu’ils/elles ont soudainement trouvé les libéraux plus attrayants, mais parce qu’ils/elles craignaient que les conservateurs soient en mesure de remporter une majorité avec beaucoup moins de 50 % du vote populaire (comme ils l’ont fait en 2011 avec seulement 39 % des voix). L’adoption de la RP éliminerait ces préoccupations stratégiques.

Des appels ont été lancés en faveur de réformes mesurées du système électoral canadien. Par exemple, Justin Trudeau s’est présenté en 2015 en promettant de « faire en sorte que chaque vote compte ». Sa solution de substitution au SMU consistait en un scrutin majoritaire à un tour, soit une formule qui a cours en Australie, où elle est qualifiée de vote alternatif. Il est facile de voir comment l’utilisation du scrutin de liste aurait pu offrir aux électeurs et électrices non conservateurs de Nanaimo-Cowichan quelques options pour éviter de diviser le vote, mais dans l’ensemble ce mode de scrutin tend également à surreprésenter les partis les plus importants, à laisser de nombreux électeurs et électrices sans représentation et à créer des gouvernements majoritaires n’ayant obtenu qu’une part minoritaire des votes. Autrement dit, une grande partie des aspects négatifs associés au vote stratégique ne peuvent être évités avec cet autre mode de scrutin.

Vu que l’adoption de la RP faciliterait l’acte de voter et supprimerait les dilemmes du vote stratégique, pourquoi n’y procédons-nous pas ? La réponse courte est qu’il y a des partis qui privilégient leurs intérêts propres. Fondamentalement, les deux principaux partis traditionnels au pouvoir au niveau fédéral ne veulent pas de la RP pour les raisons exposées ci-dessus. De fait, un scrutin proportionnel permettrait aux gens de mieux s’exprimer au moyen de leur vote et cela mettrait fin à l’habitude de porter au pouvoir un parti ne bénéficiant que d’une majorité relative, c’est-à-dire soutenu par une minorité de votants. Dans le cadre d’un système de RP, les partis devraient probablement partager le pouvoir, ce qui imposerait une plus grande transparence des décisions gouvernementales et rendrait plus difficiles les accords financiers en coulisses sur lesquels les deux grands partis ont coutume de s’appuyer. Un tel système permettrait également aux électeurs et aux électrices de rendre les partis pour lesquels ils/elles votent plus responsables, du fait d’avoir l’option de voter pour un autre parti cadrant avec leurs préférences. Certains politiciens et politologues malavisés tentent de faire valoir que nous n’avons pas adopté un système de RP parce que ce mode de scrutin ne correspond pas aux valeurs canadiennes ou serait source de confusion et conduirait à un gouvernement instable. Mais ces commentateurs n’apportent aucune preuve crédible à l’appui de ces affirmations. En réalité, il ne s’agit généralement que de justifications post hoc d’un statu quo qui sert des intérêts politiques plutôt que le bien public.

Les élections fédérales de 2025 illustrent les défaillances de nos institutions électorales et le déficit démocratique qui en découle. Or, il est important de rappeler que les élections de ce type n’ont jamais été conçues ni maintenues avec des objectifs démocratiques à l’esprit. Le système électoral canadien est un vestige de l’ère pré-démocratique qui perdure parce que certains y trouvent leur compte. Depuis l’époque de la Confédération, il y a eu dix réformes du mode de scrutin au niveau provincial au Canada, ce qui prouve que nos élites politiques ne sont que trop heureuses de changer les règles (et de les rétablir au besoin) lorsqu’elles se sentent menacées et/ou que cela peut servir leurs intérêts. Changer le système électoral au niveau fédéral n’est donc pas simplement un impératif sur le plan technique, mais également un moyen d’injecter plus de substance démocratique dans notre système politique. Pour y parvenir, un mouvement de réforme démocratique devra prendre corps. Il n’est pas surprenant que lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes, nos partis dominants préfèrent que les électeurs et électrices canadiens restent enfermé(e)s dans une camisole de force d’options de vote stratégiques limitées à bonnet blanc conservateur et blanc bonnet libéral.

Dennis Pilon est un ancien membre du collectif éditorial de Canadian Dimension. Il est actuellement professeur et directeur du département de politique de l’Université York. Un panorama de ses écrits sur la démocratie canadienne et la réforme du système électoral (en anglais) est offert ici.

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