5 juin 2025 | tiré de The Breach media
https://breachmedia.ca/indigenous-rights-energy-superpower-canada-bulldoze/
Cole : Ravi de vous retrouver, Pam.
Pam Palmater : Merci de m’avoir invitée, Desmond. Il y a beaucoup de choses à dire.
Cole : Beaucoup, en effet. Allons-y. Lors de notre dernière conversation, pendant la campagne électorale fédérale, vous vous inquiétiez de ce que le développement des ressources menace la souveraineté autochtone. Il semble que tout ce que vous aviez anticipé est en train de se produire — qu’il s’agisse du Cercle de feu en Ontario, ou de l’absence d’engagement clair de Mark Carney envers les relations avec les peuples autochtones, contrairement à son prédécesseur Justin Trudeau.
Quel regard portez-vous aujourd’hui, alors que les peuples autochtones se mobilisent en Colombie-Britannique et en Ontario contre de nouvelles lois visant à accélérer le développement des ressources, pendant que le premier ministre Carney poursuit son projet de faire du Canada une « superpuissance énergétique » ?
Palmater : Tout ce que vous avez dit est extrêmement inquiétant. Je dirais que les provinces sont les pires fautives, car elles pensent : « Ces ressources naturelles sont à nous. On en fait ce qu’on veut. Et s’il y a des enjeux autochtones, c’est au fédéral d’en prendre soin. » Cela nie complètement ce que disent la loi, la Constitution, la Cour suprême du Canada. Et vu que certains projets traversent les frontières provinciales, le gouvernement fédéral est forcément impliqué.
Je suis toujours à l’affût de ce que j’appelle les « mots-fuyants ». Ayant travaillé au ministère de la Justice du Canada, je sais repérer ces tournures. C’est facile de dire « réconciliation », « partenariat », « réconciliation économique ». Mais tant qu’on ne dit pas clairement : « Nous respecterons le consentement libre, préalable et éclairé (CLPE), tel que défini dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée avec la Loi C-15 », tant que je n’entends pas ces mots-là, je n’ai pas confiance.
Et puis, il y a eu les propos du ministre de la Justice disant que les Premières Nations « n’ont pas de droit de veto ». Ce n’est pas ça, le CLPE. Il a un peu reculé depuis, mais pas assez pour me rassurer sur le respect de nos droits.
Cole : Le ministre Sean Fraser a effectivement déclaré qu’il y avait un devoir de consultation, mais pas nécessairement de consentement. Il a affirmé que les communautés autochtones n’ont pas de droit de veto sur les projets. Doug Ford a dit la même chose — « bien sûr qu’on veut consulter, mais pas pendant deux ou trois ans ». Ce qui semble ignorer le sens même de ces processus.
Palmater : Ce n’est pas juste une incompréhension, c’est une déformation totale de la loi. Ils disent : « On vous consulte un peu, on vous informe », mais ce n’est pas ce que dit la loi canadienne.
La Cour suprême du Canada a établi un devoir de consultation, d’accommodement, et souvent de consentement.
C’est dans la Constitution, et les droits constitutionnels sont supérieurs à tous les autres. En plus, il y a la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) et son exigence de consentement libre, préalable et éclairé. Les deux sont maintenant imbriqués. Même si un projet commence à l’échelle provinciale, s’il traverse des frontières, il devient fédéral et doit respecter la Loi C-15.
Le public est désinformé. Ce n’est pas nous qui ralentissons les projets : ce sont les gouvernements qui nous poursuivent en justice, qui demandent des injonctions, qui ne traitent pas avec nous dès le départ.
Nous ne sommes pas opposés au développement ou à l’économie. Mais vous ne pouvez pas présumer que notre seule option est de dire oui.
Si vous voulez avoir une relation sexuelle, vous devez obtenir un consentement. Et si quelqu’un dit non, est-ce un veto ? Si vous allez à l’hôpital pour une chirurgie, vous signez un formulaire de consentement. Si vous dites non, est-ce un veto ? Non. Le consentement est binaire : oui ou non. Ce n’est pas juste « on discute, mais vous ne pouvez pas dire non ». Ce n’est pas comme ça que le droit du consentement fonctionne, dans aucun contexte.
Cole : Très clair. Parlons maintenant de certaines législations en cours au Canada. En Colombie-Britannique, le premier ministre David Eby a fait adopter fin mai, à une seule voix près, la Loi sur les projets d’infrastructure. Le gouvernement dit que cette loi est nécessaire parce que les projets sont ralentis par des « tracasseries administratives ». Désormais, la province peut contourner les permis et les évaluations environnementales, non seulement pour les écoles, hôpitaux, routes, mais aussi pour les projets privés de pétrole, de gaz et de mines. Et ce, malgré les avertissements des chefs autochtones qui affirmaient que la loi allait gravement nuire aux relations avec les Premières Nations. Que vous dit l’adoption de cette loi sur les priorités du gouvernement de la C.-B. ?
Palmater : Le contraste est choquant. La Colombie-Britannique était la seule province à avoir adopté une loi pour appliquer la DNUDPA. Or cette loi dit qu’il faut obtenir un consentement libre, préalable et éclairé. Et maintenant, ils font exactement le contraire.
Je pense que cette loi pourrait être contestée sur plusieurs plans. Le plus important, c’est qu’on ne peut pas contourner la Constitution et faire passer les intérêts privés avant les droits protégés par la Constitution. La Cour suprême l’a dit clairement : les droits autochtones sont supérieurs aux intérêts commerciaux ou récréatifs. Les entreprises n’ont pas de droits constitutionnels. Nous, oui.
Et puis, comme l’ont dit des environnementalistes : à quoi sert d’avoir des lois de protection de l’environnement, des espèces en péril, de l’eau, si on peut les ignorer d’un trait de plume ? C’est une violation manifeste de l’état de droit.
Cole : En Ontario, le premier ministre Doug Ford tente lui aussi de faire passer une loi. Son projet s’intitule Loi pour protéger l’Ontario en libérant notre économie. Il promet d’accélérer les grands projets d’infrastructure et d’extraction en réduisant les délais et en éliminant ce qu’il appelle les « dédoublements » dans le processus d’approbation. Mais cette semaine, plus d’un millier de chefs autochtones et de groupes environnementaux ont manifesté contre ce projet de loi devant Queen’s Park, à Toronto. Ils affirment que cette loi piétine les droits issus des traités et menace gravement l’environnement. Pam, qu’est-ce qui vous frappe dans la proposition de Doug Ford ?
Palmater : C’est essentiellement la même chose. Rappelons-nous que lors de sa campagne, Pierre Poilievre utilisait sans cesse les mots « libérer », « débloquer » — qui sont juste d’autres façons de dire : voler.
Peu importe ce qu’ils disent, on fait fi des droits constitutionnels, des traités, du droit international, de l’eau potable, des terres agricoles. On va voler ce qu’on veut, aussi vite que possible, avant même que les tribunaux aient le temps de réagir.
Et une fois les dégâts faits, même si un tribunal déclare que Doug Ford a eu tort, il aura déjà donné le feu vert à des entreprises qui en profiteront. Et ne nous leurrons pas : ce sont les intérêts corporatifs qui en profiteront — ce qui touche aussi les droits des travailleurs, leurs protections.
Si on accorde aux entreprises, qui ont des comptes bancaires partout sauf au Canada, le droit d’agir sans entraves, où sont les négociations sur la main-d’œuvre qualifiée ? Où sont les protections pour les travailleuses et travailleurs ? On est en train de contourner toutes les lois. Et ils se plaignent des retards et de la paperasse.
Mais la protection de l’environnement, les droits autochtones, les droits des travailleurs, ce ne sont pas des « tracasseries administratives ». La vraie paperasse, c’est de devoir remplir 50 fois le même formulaire ou d’attendre qu’un tampon soit apposé. Les droits légaux ne sont pas de la paperasse. Ce sont des fondements juridiques.
Cole : Sur le plan fédéral, le gouvernement pousse aussi très fort pour l’extraction des ressources, au nom de la « construction nationale » et de l’ambition de faire du Canada une « superpuissance énergétique ». Mark Carney, depuis son arrivée au pouvoir, a rencontré des dirigeants de l’industrie pétrolière — encore cette semaine — pour les rassurer : ses plans d’infrastructure ne menaceront pas leur industrie. Et autre chose qu’il a dite cette semaine, Pam, c’est qu’il veut exporter nos ressources naturelles vers de nouveaux marchés internationaux. Il parle d’un concept qu’il appelle « pétrole décarboné ». Pour ceux qui ne le savent pas : l’idée de « pétrole décarboné » est plutôt absurde — c’est un euphémisme utilisé par l’industrie pétrolière, que Mark Carney semble avoir adopté. Le pétrole, par définition, contient du carbone. Même un de ses conseillers a dit que le gouvernement se ridiculisait en reprenant ces slogans industriels au lieu de reconnaître des faits de chimie de niveau secondaire. Qu’en pensez-vous ?
Palmater : Dès qu’on entend « superpuissance », on doit se méfier, parce que cela implique souvent de piétiner les droits des gens et de l’environnement.
Quant à la « décarbonisation », peut-être qu’ils devraient lire des manuels de science. Décarboner, cela veut dire réduire notre dépendance aux énergies fossiles. Mais s’ils pensent que ça consiste à transporter du pétrole ailleurs sans brûler de carburant… c’est une distorsion grotesque du concept.
Ça embrouille les Canadiens. Pour moi, décarboner le Canada, ce serait investir dans l’éolien, l’hydroélectricité, le solaire — des énergies vertes — plutôt que dans les combustibles fossiles.
Cole : Autre point important : le dioxyde de carbone ne vient pas seulement de la production de pétrole. Même si c’est la principale source d’émission de CO₂, les feux de forêt y contribuent massivement. Et 2023 a été l’année la pire jamais enregistrée. Un article du Guardian disait qu’on estime que les feux de 2023 ont rejeté trois fois plus de CO₂ que l’ensemble de l’économie canadienne. Mais ces émissions liées aux feux ne sont même pas comptabilisées dans le total officiel du Canada.
Palmater : Il faut vraiment un niveau absurde de dissonance cognitive pour être entouré de feux de forêt causés directement par les changements climatiques, dus aux émissions de CO₂, et dire : « Tu sais quoi ? On devrait extraire encore plus de pétrole. » C’est irrationnel. Ces PDG dans leurs tours à l’étranger, ce ne sont pas eux qui respirent la fumée. Ce ne sont pas eux qui perdront leur maison ou leur famille. Certaines communautés risquent d’être entièrement détruites — et ça prend du temps à reconstruire.
Ils sont complètement déconnectés de la réalité. Et tout ça, sous prétexte que Trump aurait créé une situation d’urgence ?
Sauf s’il y a une guerre mondiale, il n’y a aucune raison valable de contourner la loi et de compromettre la santé, la sécurité et le bien-être des gens.
Je suis à Thunder Bay aujourd’hui, avec des Premières Nations du Nord. Partout, des alertes à la fumée. On nous dit de ne pas faire d’activités extérieures, de surveiller les feux dans les communautés. Ce sont toujours les peuples autochtones et les communautés pauvres qui paient les premiers le prix de ces décisions irresponsables. Ce n’est pas nous que ça enrichit : ce sont les actionnaires de multinationales.
Cole : Je suis content que vous ayez rappelé l’argument invoqué par les gouvernements : selon eux, Trump nous menace, donc il faut agir maintenant. Hier encore, Trump a annoncé qu’il comptait augmenter ses tarifs douaniers à 50 %, sur l’aluminium et l’acier notamment. L’industrie dit : « On a besoin d’aluminium pour construire les projets pétroliers et gaziers, donc c’est maintenant ou jamais. »
Que pensez-vous de cette justification ?
Palmater : C’est un prétexte stratégique. À l’échelle mondiale, il devient de plus en plus difficile de dire ouvertement : « On se fiche de l’environnement. »
Donc ils utilisent Trump pour instiller la peur. « Oh non, regardez Trump ! Le Canada va sombrer ! Il faut foncer maintenant avant qu’il nous envahisse ou que la Russie passe par l’Arctique ! »
C’est comme ça que les gouvernements fonctionnent : la peur. Ils veulent que les citoyens soient effrayés pour qu’ils ne remettent pas en question des décisions absurdes. Mais Trump ne sera pas là éternellement. La planète, elle, oui. Et on ne devrait pas la détruire à cause de la personne en poste à la Maison-Blanche.
Cole : On entend dire que la résistance actuelle pourrait annoncer une sorte de « Idle No More 2.0 ». Ce sont les termes que certains utilisent. Que pensez-vous des similitudes avec les mobilisations précédentes ? Et qu’est-ce qui est différent aujourd’hui ?
Palmater : Je comprends la comparaison. Mais je ne suis pas sûre que ce qui s’en vient atteindra l’ampleur de Idle No More.
C’était une mobilisation très particulière, à la fin du règne de Stephen Harper, marqué par le mépris, les lois omnibus, l’absence de débat. Il nous traitait comme des terroristes, des menaces à la sécurité. Et les Canadiens aussi étaient indignés. On était tous unis contre Harper.
Aujourd’hui, avec un nouveau premier ministre, les gens attendent encore de voir. Et la résistance est plus locale, plus ciblée. Ce sera peut-être un recours judiciaire, une manifestation, une action directe — mais ce ne sera pas nécessairement une mobilisation nationale.
Cela dit, tout dépendra de la réaction des gouvernements, du fédéral, des provinces, des corps policiers. S’ils répriment durement, cela pourrait embraser le pays. Déjà, la situation s’enflamme en Ontario et en C.-B. en même temps. Ça pourrait déboucher sur quelque chose de plus vaste.
Je doute que ça devienne Idle No More, mais qui sait ? Si ça arrive, j’en serai.
Cole : Ce que je vous entends dire, c’est que ces mouvements sont organiques. On ne peut pas planifier une révolte populaire.
Palmater : Exactement. Il faut dire au gouvernement qu’on va se battre. Le prévenir qu’il va avoir une résistance. Mobiliser en coulisse. Mais ne jamais annoncer publiquement ce qu’on va faire. Sinon on est piégés.
Si vous dites « on va manifester », et que vous ne le faites pas, vous perdez en crédibilité. Si vous le faites, vous êtes limités à ça, et le gouvernement peut vous dire : « Allez-y, marchez, on continue quand même. »
Chaque nation réagit à sa façon. En Ontario, les Premières Nations ont bien fait de s’opposer. Le gouvernement a apporté quelques amendements à la loi — pas suffisants — mais ils n’auraient jamais été faits sans la menace de la mobilisation.
Cole : On en avait parlé lors des élections fédérales et provinciales. Et je suis certain qu’on en parlera encore. Merci, Pam, de toujours nous éclairer.
Palmater : Merci à vous. On doit s’unir, tous ceux qui se soucient des gens et de la planète.
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