30 mai 2025 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/lautomne-braudelien-de-lamerique-les-factions-du-capital-sous-la-deuxieme-administration-trump.html
Ce spectre du déclin braudélien hante les figures clés de la deuxième administration Trump. « Dites-moi ce que toutes les anciennes monnaies de réserve ont en commun », s’interrogeait (le 13 juin 2024) Scott Bessent, aujourd’hui secrétaire au Trésor, pendant la campagne électorale. « Le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la France, le Royaume-Uni… Comment ont-ils perdu leur statut de monnaie de réserve ? » La réponse : « Ils se sont fortement endettés et n’ont plus été en mesure de financer leur armée. » Si Bessent, ancien gestionnaire de fonds spéculatifs, nie officiellement l’existence d’un programme de dépréciation du dollar, les spéculateurs font baisser le taux de change de la devise américaine depuis l’arrivée au pouvoir de Trump, en janvier 2025. Le secrétaire d’Etat Marco Rubio est l’auteur d’un rapport datajt de 2019 sur « l’investissement américain au XXIe siècle », dans lequel il fustige Wall Street pour son régime de valeur actionnariale qui « oriente les décisions des entreprises vers un rendement rapide et prévisible pour les investisseurs plutôt que vers le renforcement des capacités à long terme des entreprises ». Son point de vue sur la finance est partagé par des « populistes » républicains autoproclamés tels que Josh Hawley [sénateur du Missouri].
Cette hostilité latente envers Wall Street a marqué une rupture idéologique au cours des premiers mois du second mandat de Trump : d’un côté, les droits de douane imposés par le président à l’occasion du « Jour de la libération » [2 avril 2025] ont secoué les marchés financiers ; de l’autre, Wall Street a riposté en provoquant une panique financière afin de discipliner la Maison Blanche. La question centrale du second mandat de Trump reste de savoir si la coalition entre les « populistes » autoproclamés du MAGA et la base électorale de Trump – qui attend une amélioration du niveau de vie et la sécurité de l’emploi grâce à une relance de l’industrie manufacturière états-unienne par le biais de droits de douane et à un raffermissement du marché du travail par le biais de l’expulsion des immigrés – est viable. Les entreprises du secteur des énergies fossiles et les entreprises technologiques orientées vers la défense, telles que Palantir et Anduril, trouvent beaucoup d’intérêt dans le natio-militarisme. Mais la politique commerciale de Trump nuit clairement au secteur financier privé et aux grandes entreprises technologiques, deux secteurs qui ont toujours soutenu Trump et qui s’attendent à être récompensés. S’attaquer à ces secteurs risque d’aliéner les factions mêmes du capital états-unien qui l’ont propulsé à la présidence.
Pour ces factions du capital, le déclin des Etats-Unis est relatif et peut – à l’instar du Japon – être géré avec élégance (voir Jacobin, « A More Graceful American Decline », par Dominik A. Leusder, 8 avril 2025) Comme l’a observé Giovanni Arrighi en 1994, la finance a toujours joué un rôle d’intermédiaire dans les transitions hégémoniques, dont elle a donc tiré profit.[2] Aujourd’hui, les géants de la gestion d’actifs profitent à la fois du rééquilibrage des portefeuilles américains, qui s’éloignent de l’hégémon en déclin, et de l’accès aux actifs américains qu’ils offrent aux pools de capitaux en forte croissance de la Chine et d’autres économies asiatiques émergentes. Les grandes entreprises technologiques, quant à elles, visent le contrôle général de la connaissance et la coordination économique.[3] Elles ont beaucoup à perdre d’une fragmentation géoéconomique qui pourrait les priver de l’accès aux données, réduire leurs avantages de réseau, augmenter le coût de leurs infrastructures matérielles et pousser les politiques non alignées à rechercher la souveraineté numérique.
Dans ses efforts pour relancer l’empire américain, l’administration Trump devra donc trouver un équilibre délicat entre les intérêts des nationalismes axés sur l’industrie manufacturière et ceux des factions capitalistes dont les intérêts s’étendent à l’échelle mondiale. La gestion de ces agendas concurrents constituera un défi énorme pour la longévité de la coalition trumpienne et pour la stabilité du système financier mondial dans son ensemble.
Le secteur financier privé soutient Trump
Les élections de 2016 ont provoqué une scission spectaculaire au sein de Wall Street. Alors que les banques trop grandes pour faire faillite et les gestionnaires d’actifs « publics » se sont alignés dans leurs discours sur les démocrates, les gestionnaires de « capitaux privés », ou gestionnaires d’actifs alternatifs (capital-investissement, capital-risque et fonds spéculatifs), se sont révélés être les fervents partisans de la première candidature de Trump à la présidence. Cette division reflétait celle du Royaume-Uni, où un groupe enhardi de magnats du capital-investissement et des fonds spéculatifs avait apporté son soutien au Brexit, tandis que la finance traditionnelle avait tendance à soutenir le camp du maintien dans l’Union européenne.[4]
Les gestionnaires d’actifs alternatifs ne veulent que deux choses : des privilèges fiscaux et la déréglementation. Le facteur le plus important derrière l’ascension inexorable des patrons du secteur financier privé dans le classement Forbes 400 est la niche fiscale des intérêts reportés. Au cours des vingt-cinq dernières années, le « carry » – la rémunération basée sur la performance des gérants de fonds privés – s’est élevé à un montant stupéfiant de 1000 milliards de dollars[5]. En 2010, Obama a tenté – sans succès – de supprimer cette niche fiscale, une initiative que Stephen Schwarzman, PDG de Blackstone [plus grand fonds d’investissement états-unien], a néanmoins jugé approprié de comparer à l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie ! Le maintien de cette niche fiscale a été la requête de dernière minute de la sénatrice Kristen Sinema [sénatrice de l’Arizona, « indépendante » depuis 2022] concernant la loi sur la réduction de l’inflation [Inflation Reduction Act-IRA] du gouvernement Biden, qui vient s’ajouter à l’échec plus général de toute hausse des impôts sur les entreprises et les riches pendant les années Biden.
Sur le front de la déréglementation, le plus grand gain pour la faction financière privée est l’accès à l’immense réservoir que constituent les actifs de la prévoyance individuels. A l’heure actuelle, les fonds de capital-investissement et les fonds spéculatifs engrangent des bénéfices colossaux grâce aux particuliers fortunés et aux détenteurs d’actifs institutionnels. Leur principale clientèle est de loin constituée par les fonds de pension à prestations définies, tant publics que privés, c’est-à-dire des investisseurs institutionnels ayant des engagements à long terme. Depuis la crise financière de 2008, cependant, les plans individuels à cotisations définies, tels que les plans 401(k) et IRA, ont connu une croissance deux fois plus rapide que leurs homologues collectifs. Aujourd’hui, un peu moins de 10 000 milliards de dollars sont détenus dans ces deux types de plans, tous gérés par les piliers de la faction libérale de Wall Street : BlackRock, Vanguard et State Street, entre autres.
Dans sa quête à long terme pour accéder à cette gigantesque réserve d’argent, la faction de la finance privée a remporté sa première victoire sous Trump I. En 2020, le sous-secrétaire au ministère du Travail (DOL-Department of Labor), Eugene Scalia, fils du juge conservateur Antonin Scalia, membre éminent de la Cour suprême, a publié une lettre indiquant que les règles existantes autorisaient déjà les promoteurs de plans 401(k) à allouer l’argent des plans à des sociétés de capital-investissement. Certes, une lettre du DOL, contrairement à une modification réglementaire contraignante de la SEC (Security and Exchange Commission), repose sur des bases juridiques fragiles, mais elle n’en reste pas moins significative. Peu après l’entrée en fonction de Trump pour son second mandat, les géants du capital-investissement ont redoublé d’efforts pour ouvrir le robinet des 401(k), qui, selon eux, pourrait doubler la demande pour leurs fonds.
La détermination des sociétés de capital-investissement à accéder aux 60 millions de participants aux plans 401(k) n’a rien de mystérieux. Leur stratégie est claire : en limitant leurs options d’investissement aux actions et obligations cotées en bourse, les régulateurs privent les détenteurs de plans 401(k) de diversification et de rendements. Marc Rowan, directeur général d’Apollo, s’est plaint que les fonds 401(k) « sont investis dans des fonds indiciels liquides quotidiens, principalement le S&P 500 » [indice boursier possédé et géré par Sandard&Poor’s]. Larry Fink, PDG de BlackRock, qui s’est récemment lancé dans les actifs d’infrastructure, a également déploré que ces actifs soient « sur des marchés privés, enfermés derrière des murs élevés, dont les portes ne s’ouvrent qu’aux acteurs les plus riches ou les plus importants du marché ». L’entrée de BlackRock dans le capital-investissement reflète le glissement général vers la droite des gestionnaires d’actifs publics, qui vendent l’accès aux rendements du capital-investissement aux épargnants états-uniens comme un pas vers une plus grande démocratie financière.
En réalité, le secteur du capital-investissement cherche à obtenir un plan de sauvetage pour ce que l’économiste Ludovic Phalippou [université d’Oxford] appelle son « usine à milliardaires ».[6] Depuis 2006, les rendements des fonds de capital-investissement n’ont pas réussi à surpasser ceux du marché boursier, alors même que le nombre de milliardaires est passé de trois en 2005 à 22 en 2020. Ces dernières années, ces fonds de rachat (buyout funds) ont eu du mal à se désengager de leurs investissements, les transmettant plutôt à d’autres acteurs du secteur dans un jeu de chaises musicales. En 2024, le secteur du capital-investissement a connu sa première contraction depuis des décennies (Financial Times, 5 mars 2025). Les opérations de fusion-acquisition, dans le collimateur de l’administration Biden, offrent une voie de retour à la croissance. « Le secteur a battu le tambour pour le retour des fusions-acquisitions, en partie pour justifier les capitaux levés », a récemment déclaré aux investisseurs le directeur des investissements du gestionnaire d’actifs alternatifs Sixth Street. « Le problème, c’est que les gens ont payé trop cher pour des actifs entre 2019 et 2022, et que personne ne veut vendre ces actifs sans un rendement acceptable. »
Avec des attentes de rendement irréalistes qui s’accumulent, le moyen le plus sûr d’assurer une sortie rentable aux investisseurs actuels est d’attirer de nouveaux investisseurs. Selon la logique du secteur, l’apport de 1000 milliards de dollars provenant des fonds de retraite 401(k) permettrait aux fonds de pension, aux fonds souverains et aux grands fortunés de se défaire de leurs participations avec un bénéfice. Les petits épargnants se retrouveraient alors avec un portefeuille d’actifs surévalués. En d’autres termes, un système de Ponzi.
Réalignement des grandes entreprises technologiques
Alors que le monde de la finance se divisait en deux factions politiques, l’élite de la Silicon Valley a marché vers la droite dans une unité étonnante [voir Sylvie Laurent, La Contre-révolution californienne, Seuil/Libelle, mai 2025 – réd.]. Pendant trois décennies, les entrepreneurs de la technologie et les financiers privés ont pu « aller vite et casser des portes » sans avoir à craindre de répercussions majeures imposées par l’Etat. Ayant eu la vie trop facile, ces super-prédateurs ont décidé qu’il fallait mettre un terme à la lutte antitrust menée par l’administration Biden et le Parti démocrate. En ce sens, leur ralliement à la bannière de Trump vise à rétablir le statu quo ante antitrust Obama-Trump. Evoquant l’inquiétude des dirigeants du secteur, le capital-risqueur Marc Andreessen [du fonds Andreessen Horowitz] a décrit les signes d’une « révolution sociale » sur les campus et dans la Silicon Valley comme « une renaissance de la Nouvelle Gauche » qui a radicalisé la main-d’œuvre.
« Il est très clair que les entreprises sont en train d’être détournées pour servir de moteurs au changement social et à la révolution sociale. Les employés se rebellent. Sous l’ère Trump [I], plusieurs entreprises que je connais ont eu l’impression d’être à quelques heures d’émeutes violentes sur leurs propres campus, menées par leurs propres salariés. »
Il s’avère que le libéralisme de la Silicon Valley n’était qu’une phase temporaire liée à une période désormais révolue de liquidité maximale et de réglementation minimale du capitalisme états-unien. Puis la Covid a frappé, et le gouvernement a accordé des aides substantielles aux salariés, dont certains se sont sentis habilités à formuler de nouvelles revendications. Dans le même temps, la branche la plus activiste de l’administration Biden, la Commission fédérale du commerce de Lina Khan [qualifiée de « trusbuster », « tueuse de trusts »], a orienté son action antitrust vers les géants de la technologie. Ajoutez à cela la coordination internationale timide de la secrétaire au Trésor de Biden, Janet Yellen, en matière de fiscalité des entreprises et le soutien rhétorique du président démocrate à la mobilisation syndicale, et vous comprendrez pourquoi Andreessen a vécu cela comme « un moment radicalisant » et a passé énormément de temps sur des groupes de discussion à promouvoir la conscience de classe des milliardaires.
Ce sont ces circonstances qui ont conduit les grandes entreprises technologiques à rejoindre la finance privée en tant que deuxième faction capitaliste soutenant le retour de Trump. Le rassemblement des patrons des grandes entreprises technologiques le jour de l’investiture a scellé cette alliance. Ils ont été rapidement récompensés par une série de décrets présidentiels qui ont supprimé les garde-fous en matière de régulation publique pour les entreprises d’IA et les obstacles réglementaires pour les entreprises de cryptomonnaie. En effet, contrairement à la réaction rapide de l’administration Biden contre le projet de Facebook de créer un système de paiement mondial appelé Libra, lancé en 2019 et abandonné en 2022, la nouvelle administration semble prête à soutenir le secteur des cryptomonnaies avec toute la confiance et le crédit de l’Etat.
Les acteurs du secteur des cryptomonnaies ont adopté la stratégie des fonds d’investissement privés en cherchant à attirer les fonds de pension. Depuis la réélection de Trump, vingt-trois Etats ont introduit une législation autorisant les entités publiques à investir dans les cryptomonnaies. Dans plusieurs cas, les projets de loi mentionnent spécifiquement les fonds de pension publics. Et tandis que la loi « Guiding and Establishing National Innovation for US Stablecoins » (Genius), qui vise à fournir un cadre réglementaire permissif pour les stablecoins [monnaie numérique dite stable], a franchi une étape importante au Sénat, l’assaut lancé par DOGE (Département de l’efficacité gouvernementale) contre les agences de régulation financière – de la Securities Exchange Commission (SEC) au Consumer Financial Protection Bureau (CFPB) – affaiblit la surveillance et incite à la prise de risques dans l’ensemble du système financier. Rien ne s’oppose au projet d’Elon Musk de créer un « X Money Account » en partenariat avec Visa (New York Times, 12 février 2025). Les germes sont semés d’une version beaucoup plus importante de la crise de la Silicon Valley Bank [en mars 2023, faillite la plus importante après la crise de 2008].
Il en résulte que les graves tensions financières qui ont perturbé les premiers mois de la nouvelle administration pourraient être autant une caractéristique qu’un bug de la coalition d’entreprises du président. Les ambitions de la nouvelle élite de la Silicon Valley ne se limitent pas à paralyser la bureaucratie fédérale, mais visent également à détrôner Wall Street.
Le dilemme de la Fed
Cela nous amène à l’arbitre décisif dans tout affrontement entre la finance et l’Etat : la Réserve fédérale américaine (Fed). Malgré une crise financière majeure, la Fed a joui d’une solide position dominante en matière de politique monétaire dans le cadre de la politique macroéconomique états-unienne. Une fois l’inflation repartie, la politique monétaire a offert un instrument prometteur pour la stabilité financière et des prix, la politique budgétaire passant au second plan. La high-pressure economy [avec une croissance supérieure à la moyenne et un taux de chômage bas], mise en place sous la stratégie « go-big-go-early » [voir grand, voir tôt] de Janet Yellen en réponse à la récession pandémique, combinée à la hausse des prix due aux retards dans les chaînes d’approvisionnement, a justifié le resserrement de la politique monétaire de la Fed afin de déflater les marchés financiers et les marchés du travail.
Sous Trump II, cependant, la Fed s’engage sur une voie beaucoup plus périlleuse. Les droits de douane imposés par Trump et l’affaiblissement du dollar rendent très probable le retour des pressions inflationnistes. Une administration compétente et disciplinée pourrait peut-être empêcher la hausse des prix des produits de première nécessité grâce à des stocks stratégiques et à un contrôle des prix.[7] Cependant, l’administration actuelle n’est ni compétente ni disciplinée, et l’assaut systématique du DOGE contre le gouvernement fédéral ne fait que renforcer l’impression que la responsabilité de la maîtrise de l’inflation incombera uniquement à la Fed.
Jerome Powell [président de la Réserve fédérale-Fed] se trouve ici face à un dilemme. Si les pressions inflationnistes s’intensifient sous le double effet des droits de douane et de l’affaiblissement du dollar, on s’attendrait normalement à ce que la Fed relève ses taux. La Fed autorise déjà une hausse des rendements obligataires. Cependant, l’aggravation des tensions financières due à des taux d’intérêt plus élevés que prévu et à une croissance des revenus plus faible que prévu (les propriétaires de voitures enregistrent le taux le plus élevé de défauts de paiement de crédits depuis trois décennies) pourrait contraindre la Fed à intervenir pour soutenir la valeur des actifs, comme elle l’a fait fin 2019 et début 2023, par le biais de prêts d’urgence et d’achats d’actifs. De plus, Trump et Bessent ont clairement indiqué qu’ils souhaitaient une baisse des taux d’intérêt sur la dette publique américaine, une perspective qui complique considérablement tout projet de resserrement monétaire. [Il semble que suite à la rencontre Trump-Powell du 29 mai le statu quo pour la Fed restera en vigueur lors de la réunion de juin.]
Le dilemme de Powell est d’autant plus urgent que l’atout le plus important semble être en jeu : le statut des bons du Trésor américain en tant qu’actif refuge mondial, et donc le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve et de financement mondiale. L’appétit des gestionnaires de réserves officielles pour les titres américains est en baisse depuis des années, la part du dollar dans les réserves mondiales étant passée de 71% en 2000 à 57% en 2024. Des signes d’inquiétude croissante parmi les investisseurs obligataires sont apparus dès février, lorsque le directeur des investissements du gestionnaire d’actifs français Amundi a déclaré, en réponse aux mesures prises par la Maison Blanche pour assouplir la réglementation des valeurs mobilières, que « de plus en plus de mesures […] pourraient commencer à éroder la confiance […] dans le système américain, dans la Fed et dans l’économie américaine ». Au cours des semaines suivantes, cette menace à peine voilée a commencé à se concrétiser par une forte correction des marchés boursiers et, plus inquiétant encore, par une hausse des rendements des bons du Trésor américain. Après l’annonce par Trump de droits de douane « réciproques » le 2 avril 2025, les Etats-Unis ont connu un phénomène extraordinaire : la fuite des capitaux. Si la Fed est contrainte de laisser les taux d’intérêt réels baisser alors que l’inflation augmente, une fuite des capitaux à une échelle beaucoup plus grande est une possibilité réelle.
On sait depuis longtemps que les objectifs d’élimination du déficit commercial américain et de préservation du statut de monnaie de réserve du dollar sont incompatibles. Depuis les travaux de Robert Triffin à la fin des années 1950 sur la « surabondance du dollar », les économistes monétaires internationaux ont compris que la croissance économique mondiale par le commerce dépendait de la disponibilité des réserves. En l’absence d’un nouvel étalon de réserve, cela a été interprété comme nécessitant une offre abondante de dollars, fournie au reste du monde par le biais de déficits commerciaux américains permanents. Si un monde d’eurodollars et de flux financiers transfrontaliers bruts illimités signifie que la liquidité mondiale n’est pas nécessairement liée au compte courant américain, les idées de l’administration pour dissocier les deux ne sont guère rassurantes. Elles comprennent notamment la promesse de « promouvoir le développement et la croissance de stablecoins légales et légitimes adossées au dollar dans le monde entier ». Eric Monnet a qualifié cette stratégie de « cryptomercantilisme » (The European Money and Finance Forum, 10 avril 2025), visant à prolonger, plutôt qu’à affaiblir, la domination du dollar dans le système monétaire mondial, puisque la valeur des stablecoins sera adossée à des actifs en dollars.
Les pièges du pouvoir de la classe dirigeante
Le retour de Trump au pouvoir a mis en évidence les failles au sein de la coalition qui a contribué à sa victoire. Les factions populaires du MAGA se sont appuyées sur Trump en raison de sa position nationaliste, qui n’a guère de points communs avec les intérêts de la finance traditionnelle et du secteur technologique en faveur de marchés financiers et numériques mondiaux ouverts. La technologie et le MAGA pourraient potentiellement se rejoindre dans leur ambition de relancer la base industrielle américaine, mais cela remettrait en cause le fondement même du dollar fort dont dépendent tant le secteur financier traditionnel que le secteur privé pour conserver leur primauté. Même si, comme le dit Steve Bannon, « beaucoup de partisans du MAGA bénéficient de Medicaid » (Financial Times, 27 mars 2025), le budget fédéral récemment adopté par la Chambre des représentants, contrôlée par le Parti républicain, prévoit des coupes radicales dans les prestations sociales, défendues par le secteur financier privé. Malgré les discours, ces coupes budgétaires ne compensent pas les réductions d’impôts : les déficits publics vont se poursuivre, tout comme le programme de droits de douane et de déréglementation de l’administration menace la stabilité financière.
Les théoriciens de l’Etat soutiennent depuis longtemps que « la classe dirigeante ne dirige pas ». Selon l’expression heureuse de Fred Block, les démocraties libérales se caractérisent par une division du travail entre les capitalistes, qui dirigent leurs entreprises, et les « gestionnaires de l’Etat », qui dirigent le gouvernement[8] Comme les capitalistes individuels ont tendance à avoir du mal à voir au-delà de leurs propres résultats financiers, leur fortune dépend de la capacité des gestionnaires de l’Etat à maintenir les conditions nécessaires à la reproduction sociale, écologique et financière.
Selon Fred Block, l’Etat capitaliste assure sa propre survie en agrégeant les intérêts. La question se pose désormais : le gouvernement américain actuel, dans son état émacié, sera-t-il capable d’agréger les intérêts des multiples factions rivales qui sous-tendent Trump II ? Des droits de douane qui préservent les intérêts manufacturiers américains dans le secteur technologique en Chine tout en apaisant les nationalistes pro-Trump, combinés à une dévaluation du dollar orchestrée à l’échelle internationale, contribueraient grandement à soutenir le boom des investissements manufacturiers de la Bidenomics. La déréglementation financière et l’ouverture des vannes des 401(k) au capital-investissement pourraient être combinées avec un retour des taux d’imposition élevés sur les revenus de 37% à leur niveau d’avant 2017, soit 39,6%, comme l’a suggéré Trump lors du débat à la Chambre sur le budget fédéral. Reste toutefois à voir si un tel consensus émergera. Après seulement quelques mois, les antinomies de la Trumponomics sont déjà pleinement visibles, sans solution évidente. (Article publié le 29 mai 2025 sur le site Phenomenal World, traduction rédaction A l’Encontre)
Notes
Braudel, F. (1984). Civilization and capitalism, 15th-18th century. University of California Press, pp. 246 and 266-267.
Arrighi, G. (1994). The long twentieth century : Money, power, and the origins of our times. Verso.
Durand, C. (2024). How Silicon Valley Unleashed Techno-feudalism : The Making of the Digital Economy. Verso Books.
Marlène Benquet and Théo Bourgeron, Alt-Finance : How the City of London Bought Democracy, Pluto : London, 2022.
Phalippou, L. (2024). The Trillion Dollar Bonus of Private Capital Fund Managers (SSRN Scholarly Paper No. 4860083). https://papers.ssrn.com/abstract=4860083
Ludovic Phalippou, “An Inconvenient Fact : Private Equity Returns and the Billionaire Factory,” The Journal of Investing, December 2020, 30 (1) 11 – 39.
Weber, I. M., Lara Jauregui, J., Teixeira, L., & Nassif Pires, L. (2024). Inflation in times of overlapping emergencies : Systemically significant prices from an input–output perspective. Industrial and Corporate Change, 33(2), 297–341. https://doi.org/10.1093/icc/dtad080
Block, F. (1987). The ruling class does not rule : Notes on the Marxist theory of the state. In Revising state theory : Essays in politics and postindustrialism (pp. 51–68). Temple University Press.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre
Un message, un commentaire ?