9 septembre 2025 | tiré d’AOC media
https://aoc.media/opinion/2025/09/08/ou-la-main-tres-visible-de-donald-trump-conduit-elle-les-etats-unis/?loggedin=true
La fin du projet néolibéral a déjà été annoncée à de multiples reprises, alors même que, pendant plusieurs décennies, il a continué à inspirer les politiques, même de ses opposants. On pense au programme politique de Tony Blair ou encore à celui des partis de gauche, tel le Parti Socialiste français ou encore des Démocrates nord-américains. Au-delà de tout doute, Donald Trump ouvre une autre période qu’il convient de caractériser.
Un interventionnisme tous azimuts
Clairement le mythe de la main invisible du marché organisant l’allocation des ressources a vécu tant du fait de la domination de monopoles dans les secteurs émergents que de la recherche de la souveraineté nationale par nombre de gouvernements. Or le meilleur élève de la classe est sans nulle doute Donald Trump. Voici un échantillon de ses récentes décisions.
Le gouvernement américain octroie de nouvelles licences d’exportation aux entreprises NVIDIA et AMD moyennant le paiement de 15 % de taxes. La même mesure est envisagée pour l’exportation au reste du monde des avions F35s. Les décisions du gouvernement sont souvent négociées unilatéralement avec les entreprises qui parviennent parfois à être exemptées des droits de douane brandis comme des menaces. On se souvient du cadeau de Tim Cook à Trump qui lui a permis d’exempter Apple de droits sur l’importation de chips.
Contrairement à l’administration Biden, les mesures ne sont pas horizontales et universelles mais spécifiques car bilatérales et façonnées par la vision très personnelle du monde de Donald Trump. En témoigne la distribution chaotique de l’augmentation des droits de douane, déterminée plus par la vision géopolitique de Donald Trump que par la recherche de l’efficacité économique.
Au début de son second mandat, le lobby des capitalistes high tech de la Silicon Valley semblait faire jeu égal avec le Parti Républicain quant à l’orientation de la politique économique. Depuis le spectaculaire divorce entre Elon Musk et Donald Trump, il est clair que le pouvoir en dernière instance appartient au politique. La chute des cours boursiers de Tesla entérine cette hiérarchie. Lorsque le Président des États-Unis menace le PDG d’Intel à propos de ses exportations en direction de la Chine ce dernier résiste un temps avant d’accepter de céder 10 % de son capital à l’État Américain. Observerait-on une certaine convergence entre l’administration de l’économie par le gouvernement Chinois et celui des États-Unis, les objectifs politiques l’emportant sur le jeu des forces du marché en ce qui concerne les décisions stratégiques ?
Un national capitalisme autoritaire….
La rupture avec l’idée que l’économie est la discipline régissant l’allocation efficace des ressources rares est complète. La stratégie ouvertement protectionniste entend se passer des bénéfices de la division internationale du travail au nom de la souveraineté nationale. C’est un changement majeur par rapport au rôle qu’avaient joué les États-Unis quant à l’ouverture progressive du monde, mais finalement réussie, à l’échange international.
La seconde rupture concerne l’état de droit et le primat de la démocratie : le gouvernement a le droit de s’affranchir des règles juridiques et même de la constitution afin de mieux servir l’intérêt national. L’exécutif tend à concentrer une partie croissante du pouvoir de l’État, au détriment des instances délibératives et du respect du droit.
Voilà qui justifie le recours à la notion de « national capitalisme autoritaire » forgée à la lumière de la stratégie déployée par Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, ce depuis plusieurs décennies. Ou encore de Viktor Orbán, qui fut, semble-t-il, un temps une source d’inspiration pour Trump. Le trumpisme est alors resitué dans un mouvement plus général de basculement du primat de l’économie à celui de la sécurité et de la souveraineté. Une enquête récente montre que près de 70 % de la population mondiale n’est plus régie par des gouvernements se réclamant de la démocratie mais de formes variées d’autoritarisme (Narendra Modī) ou même de dictature au titre du Parti Communiste (Xi Jinping).
De longue date, telle était aussi la stratégie de Vladimir Poutine, sans que pour autant ce dernier parvienne à relancer la modernisation de l’économie russe. Ainsi, ce national capitalisme autoritaire est loin d’être la panacée permettant de construire des systèmes économiques alternatifs à ceux fondés sur le libéralisme. En effet, au surprenant succès économique du Parti Communiste Chinois, s’oppose le long déclassement de l’économie russe alors qu’Inde et Turquie suivent des trajectoires économiques encore différentes.
…. Contre l’amélioration du niveau de vie
Pour autant, le trumpisme introduit des caractéristiques spécifiques. D’abord, il vise un réexamen radical du capitalisme Nord-Américain en tant que pilier des relations internationales. En conséquence, la nouvelle politique impacte directement la plupart des autres pays. Leurs gouvernements se demandent si le trumpisme ne va pas s’imposer comme le nouveau régime politique. La manipulation de la menace des droits de douane est devenue l’instrument privilégié, ce qui déstabilise la plupart des autres régimes socioéconomiques, dont par exemple celui de l’Inde et plus encore celui de l’Union Européenne.
Ensuite la personnalisation et concentration du pouvoir atteignent des niveaux sans précédent pour un pays qui se voulait exemplaire en matière de démocratie. Traditionnellement, était établie une claire distinction entre les deux corps du roi : l’un personnel et mortel, l’autre incarnant un pouvoir intertemporel. De fait, dans nombre de pays, le Président est le mandataire du peuple. A contrario, Donald Trump considère que le pouvoir lui a été personnellement délégué et qu’il n’a pas à être contrôlé par une quelconque instance. Qu’il prenne des décisions qui favorisent l’accroissement de sa propre fortune n’a plus rien de choquant aux yeux de tous ceux qui ont peur de perdre leur statut et leur charge dès lors qu’ils déplaisent ou entrent en conflit avec le Président.
Ainsi s’introduit une extraordinaire personnalisation et subjectivité des décisions économiques du Président des États-Unis. Régler ses comptes avec ses partenaires ou ses ennemis conduit souvent à des décisions qui pénalisent l’économie américaine. Or Donald Trump avait promis de faire baisser l’inflation, dont l’envolée sous Biden avait pénalisé le niveau de vie des Américains et c’est l’une des raisons pour lesquelles ils ont voté pour lui à l’élection de 2024. Cette contradiction va se développer tout au long de la seconde présidence au point d’en déterminer l’issue.
Le refus des procédures de contrôle et de régulation
Par rapport au premier mandat, le second se caractérise par la levée du contrôle que pouvaient exercer les conseillers et les administrations fédérales sur les décisions irraisonnées de Donald Trump. Tel n’est plus le cas du second puisque le critère dans le choix des hauts fonctionnaires n’est plus la compétence mais la loyauté à l’égard du président. Ont été ainsi mis à pied nombre de hauts responsables qui capitalisaient l’expertise de l’administration fédérale dans les domaines du renseignement, de l’appareil statistique, de la diplomatie, de la justice, de l’éducation ou encore de la santé.
Voilà qui augure fort mal de l’efficacité d’une politique dont la philosophie est simple et brutale : l’exécutif a le droit de reconfigurer ses relations avec le législatif et le juridique et donc d’ignorer les procédures héritées de ses prédécesseurs. En quelque sorte, le président est le décideur en toute matière et en première instance. Un tel basculement est-il viable ?
Si chaque jour le droit est mis à mal, vont se cumuler des décisions qui n’ont aucun fondement juridique ou légitimité constitutionnelle. Cela peut s’avérer dramatique puisque, par exemple, sauf situation d’urgence dûment constatée, la fixation des droits de douane appartient au Congrès et non au président. Adieu donc à une force de rappel qui viendrait de la délibération dans l’espace politique et de sa capacité à éviter des erreurs majeures du point de vue de l’intérêt bien compris des États-Unis.
Le fait que le parti Républicain se soit rangé sous la bannière de Donald Trump est aussi préoccupant car une stratégie erronée peut ainsi se prolonger tout au long du second mandat. Seul deux ou trois Républicains ont eu le courage de s’exprimer contre Donald Trump alors que d’autres opposants potentiels ont décidé de ne pas se représenter aux prochaines élections. La prise de contrôle du parti par le président se construit donc sur la peur de ne pas pouvoir être candidat dès lors que l’on se serait opposé, en quoi que ce soit, à sa volonté. L’autoritarisme a remplacé la délibération démocratique. S’inscrit dans la même stratégie la volonté de redécoupage des circonscriptions électorales afin d’éviter la défaite des Républicains aux élections de mi-mandat.
La presse américaine est bien connue pour exercer un contrôle exigeant sur les décisions du gouvernement. On se souvient d’affaires célèbres à l’issue desquelles, par exemple, le président Nixon dût démissionner pour avoir indûment espionné le siège du parti démocrate. A contrario, en 2025 le Washington Post ne s’autorise plus à critiquer le président et la presse en général est loin de sonner l’alarme concernant la montée de l’autoritarisme. A nouveau le président a les moyens de limiter leur liberté de parole, tout comme la liberté de recherche dans le système académique, si importante dans la construction du soft power américain. De plus, comme il a déjà été mentionné, la Silicon Valley s’est rangée dans le clan de Trump et la volonté d’obstruction d’Elon Musk a été annihilée.
Le salut pourrait-il venir des anciens alliés des États-Unis qui lui rappelleraient les vertus du multilatéralisme et la raison économique qui montre que le protectionnisme tous azimuts est un jeu perdant-perdant ? Bien sûr, il n’en est pas question lorsque l’on observe la violence du traitement réservé à l’Union Européenne. Pendant ce temps, la Chine défend avec succès ses intérêts, alors que c’était la principale cible de Donald Trump. De plus, en complément de la route de la soie, elle est en train d’aiguiser la volonté des BRICS de faire émerger à terme un régime international qui marginaliserait les États-Unis. Dans ce contexte, ce sont les financiers internationaux qui détiennent le pouvoir de « réguler » en dernière instance l’aventure trumpiste. Ce n’est guère encourageant.
La crise ouverte de l’idéal démocratique
Rétrospectivement, Kamala Harris n’avait pas totalement tort de penser que l’un des enjeux de l’élection de novembre de 2024 n’était autre que l’avenir de la démocratie. L’argument était loin d’être percutant pour les laissés pour compte de l’internationalisation et la financiarisation de l’économie américaine, mais pour l’analyste le danger qu’elle pointait s’avère réel. Pourquoi donc les institutions de l’état de droit et l’idéal démocratique n’ont-ils pas résisté ?
Au fil des multiples interventions militaires de l’Irak à l’Afghanistan, l’opinion publique s’est lassée de voir les États-Unis jouer le rôle de gendarme du monde, au détriment de la recherche de solutions aux problèmes domestiques. Tant les Républicains que les Démocrates ont été parties prenantes de ces dépenses militaires considérables qui ont plutôt aggravé les problèmes qu’elles étaient censées résoudre. Tant le Président Obama que Trump ont perçu ce danger et ce dernier en a fait un argument de campagne électorale : obtenir par exemple la paix en Ukraine dès son arrivée au pouvoir.
La brèche sociale créée par l’ouverture à la concurrence européenne, japonaise, asiatique puis mondiale, s’est approfondie au cours des trois dernières décennies. Comme l’impôt a été rendu moins progressif, le rendement du capital a décollé par rapport à la progression de la productivité qui auparavant assurait une certaine stabilisation des inégalités de revenus et de patrimoine. A la place d’un électeur médian supposé arbitrer entre les programmes politiques Démocrate et Républicain, est apparue une polarisation des intérêts et des attentes opposant deux Amériques : celle des perdants contre celle des gagnants. Comme le parti Démocrate avait délaissé sa base ouvrière livrée à elle-même, ce fut une cible tentante et relativement facile pour le repositionnement du parti Républicain. Le mouvement, initié par Sarah Palin culmine avec la première puis la seconde campagne électorale de Trump. Peu lui importait la démocratie car l’essentiel était la peur et parfois la réalité du déclassement des Américains sans ou peu diplômés. On trouve là la ligne de partage entre l’électorat de Kamala Harris et celui de Donald Trump.
Il est une troisième rupture qui tient à la formation et l’origine de l’élite politique. Traditionnellement elle était formée dans les grandes universités et dominaient les formations juridiques. Ainsi, les présidences, tout particulièrement démocrates, ont développé une approche procédurale de la politique. La dérèglementation générale et la prise de pouvoir par Wall Street génèrent une tout autre élite, d’abord industrielle puis financière. La concentration du capital qui en résulte donne l’initiative aux entrepreneurs. Il en ressort une alliance entre la haute technologie et les inventeurs d’instruments financiers favorisant l’innovation. Le pouvoir de contrôle de l’administration américaine s’en trouve réduit.
Le personnage haut en couleur de Trump est représentatif de ce basculement. Ses talents de communication fondés sur le mensonge systématique viennent habiller une prise de pouvoir longtemps silencieuse mais qui peut s’affirmer en plein jour dans le second mandat.
Ce dépérissement de la démocratie s’explique aussi par l’affirmation de l’intérêt individuel comme premier par rapport à celui de la collectivité. La liberté de s’enrichir rapidement tend à saper la légitimité de la solidarité sociale. Ce sentiment libertarien est une composante du trumpisme. Pour l’opinion publique, la considération à l’égard des entrepreneurs qui ont su fonder une nouvelle activité l’emporte sur l’impératif de redistribution. Cette sérialisation des individus s’accompagne de la crise de la plupart des organisations et institutions qui traditionnellement assuraient l’intermédiation politique, comme en témoigne l’évolution, par exemple des partis ou des syndicats. Ainsi, dans la sphère politique, le trumpisme inaugure une nouvelle époque. Est-ce pour autant le cas dans la sphère économique ?
Une hétérodoxie économique radicale mais incohérente
Récemment est apparue une tout autre interprétation du trumpisme. L’analyse du Big and Beautiful Budget fait ressortir une certaine continuité par rapport au programme conservateur traditionnel des Républicains. La poursuite des réductions d’impôts creuse certes le déficit public mais il soutient le revenu d’autant plus que les individus sont riches.
Par contraste, les Américains les plus modestes devraient enregistrer une baisse de leur revenu après impôt et surtout souffrir d’une réduction de la couverture santé, soit un objectif permanent des Républicains depuis l’Obama Care. Favoriser les entreprises pétrolières, moderniser l’armée et accélérer la dérèglementation sont aussi, de longue date, au cœur du projet Républicain. Selon cette interprétation, Trump ne serait qu’un faire-valoir pour poursuivre l’expérience de Reagan au XXIe siècle.
C’est oublier l’extraordinaire capacité de nuisance dont l’autocrate Trump est porteur. Au fil des mois, force est de constater qu’il détruit progressivement tous les atouts sur lesquels était basée l’hégémonie, pour ne pas dire l’impérialisme américain. Les barrières tarifaires érigées avec le reste du monde vont affecter négativement le niveau de vie sans pour autant faire renaître Détroit comme emblème et défenseur de l’American World Life. Une drastique réduction du travail illégal va pénaliser la capacité productive dans l’agriculture, la construction, les services, soit un autre facteur de renchérissement du niveau de vie.
Attaquer l’actif essentiel que constituent les grandes universités et instituts de recherche revient à pénaliser la croissance à long terme et fournir autant d’atouts à la Chine quant à la maîtrise du ou des paradigmes émergents (intelligence artificielle et surtout préservation de l’environnement). Un autre danger menace la société américaine : déréglementer la finance, créer des stable coins, autoriser les actifs cryptos, remettre en cause l’indépendance de la FED sont autant de facteurs de déstabilisation d’une économie travaillée par l’exubérance irrationnelle suscitée par l’IA. Plus dure et inextricable sera la prochaine crise financière ! Bref, l’hétérodoxie économique de Trump est radicale mais sans avenir car incohérente.
Dans le long terme, mobiliser en permanence la menace des droits de douane sans parvenir à un accord en bonne et due forme et durable détruit la confiance qu’avaient les partenaires des États-Unis en la parole de ses gouvernements. Fonder un autre ordre international sur de pures relations de pouvoir bilatérales est sans doute la meilleure façon de marginaliser à long terme l’économie américaine et de rendre plus problématique la prospérité de sa population.
On mesure la contradiction ouverte entre transformation politique et dynamique économique. Nul ne sait sur quoi elle finira par déboucher !
Robert Boyer
Économiste, Directeur d’études à l’EHESS
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