Édition du 7 octobre 2025

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Canada

Le programme en IA de Mark Carney est un cadeau à Big Tech

Le gouvernement libéral fonce tête baissée dans la technologie malgré les preuves croissantes de ses effets néfastes pour les travailleurs-euses, les groupes vulnérables et les services publics

24 juillet 2025 | tiré de Breach media

Lorsque Evan Solomon est monté sur scène à Ottawa le mois dernier pour prononcer son discours inaugural en tant que tout premier ministre canadien de l’Intelligence artificielle et de l’Innovation numérique, il s’est empressé de rassurer les dirigeant-es technologiques : la régulation de leur secteur ne serait pas sa priorité.

Plutôt que de s’attarder sur les dangers de l’IA et de « trop miser sur les avertissements et la régulation », il a déclaré vouloir se concentrer sur le déblocage du potentiel économique de la technologie. Le projet de loi réglementaire préparé sous Justin Trudeau a donc été définitivement abandonné.

Pour les élites technologiques canadiennes, ce fut une véritable célébration. Après avoir passé une grande partie de l’année dernière à se rapprocher de Pierre Poilievre et des conservateurs à la recherche de moins de régulation et de baisses d’impôts, ces PDG pouvaient enfin pousser un soupir de soulagement.

Mais pour tous-tes les autres — des travailleurs-euses du secteur public aux artistes, travailleurs-euses de plateforme, réfugié-es et au grand public — le message de Solomon doit alerter. Le gouvernement semble décidé à accélérer l’adoption de l’IA sans prendre en compte ses effets néfastes déjà documentés.

L’IA comme, pierre angulaire du programme de Carney

Depuis son arrivée en politique, Mark Carney a fait de l’adoption de l’IA une pierre angulaire de son programme, persuadé que la technologie pouvait être un outil essentiel pour stimuler la productivité et résorber le déficit budgétaire. Son programme électoral fédéral prévoyait une augmentation du financement des projets d’IA, la création d’incitatifs pour que travailleurs-euses et entreprises l’adoptent, et une réduction de la « paperasse » autour de la construction d’infrastructures comme les centres de données.

L’enthousiasme de Carney pour l’IA n’est pas nouveau. Dans son livre Values(s) (2021), il affirmait que l’IA, le big data et la puissance accrue de calcul signifiaient que « des machines plus intelligentes remplacent déjà un éventail plus large d’activités humaines qu’auparavant ». Désormais, lorsqu’on l’interroge sur les finances publiques, les achats militaires ou l’état de l’économie, il évoque systématiquement l’IA comme une solution évidente, sans donner plus de détails.

Mais il y a de nombreuses raisons de s’inquiéter des conséquences de cette adoption optimiste de l’IA à tout prix.

Le précédent cycle de l’hyper médiatisation de l’IA

Les affirmations selon lesquelles l’intelligence artificielle serait sur le point de transformer la société ne sont pas nouvelles. Dans les années 2010, on soutenait souvent que les progrès de la robotique et de l’IA allaient détruire jusqu’à la moitié des emplois, relançant à gauche le débat sur le revenu universel. Mais ces récits détournaient l’attention de la réalité : la manière dont l’IA était réellement utilisée dans la société.

L’IA n’a pas provoqué de chômage massif. Elle a plutôt donné aux employeurs-euses de nouveaux outils pour exploiter les travailleurs-euses.

Des entreprises comme Amazon et Uber ont été pionnières dans le déploiement de techniques de gestion algorithmique, utilisant des systèmes automatisés pour accroître le contrôle sur les employé-es, briser les tentatives de syndicalisation, faire baisser les salaires et dégrader les conditions de travail. Le travail à la demande s’est étendu, transformant des employé-es en pseudo-contractuel-les tout en leur offrant l’illusion de liberté et d’autonomie. Depuis, ces technologies se sont répandues bien au-delà des grandes firmes technologiques.

Les gouvernements, eux aussi, ont cédé au battage médiatique, comme aujourd’hui. Partout dans le monde, des agences ont déployé des systèmes d’IA pour accroître l’efficacité et réduire les coûts, souvent au détriment des plus vulnérables. Sans surprise, les systèmes de protection sociale furent parmi les premières cibles.

De la Suède et du Danemark aux Pays-Bas et à l’Australie, les systèmes de détection de fraude alimentés par l’IA ont faussement ciblé des personnes issues de groupes marginalisés, privant des centaines de milliers de citoyen-nes de prestations — détruisant des vies et poussant certain-es au suicide.

En 2021, un recours collectif a forcé le gouvernement australien à verser 1,8 milliard AUD en compensation à 443 000 victimes de son système « robodebt ». Un rapport récent montre que les fonctionnaires australien-nes hésitent désormais à adopter de nouveaux systèmes d’IA, ayant vu à quel point ils pouvaient être destructeurs.

Des scandales ont aussi éclaté dans les domaines du maintien de l’ordre, de la santé et de l’immigration. Le Canada n’y a pas échappé : des experts en droits humains ont exprimé des inquiétudes concernant l’utilisation gouvernementale de décisions automatisées dans le traitement des visas et l’évaluation des risques.

Le modèle travailliste britannique

Il a décrit la création de grandes entreprises d’IA au Canada comme une « question urgente » et a même suggéré que le pays pourrait se rapprocher de l’Arabie saoudite pour financer de grands projets. Il s’est aussi montré ouvert à l’idée de permettre aux entreprises d’IA d’entraîner leurs modèles sur des œuvres protégées par le droit d’auteur — artistes, écrivain-es, créateurs-ices— sans leur consentement ni compensation. Cette mesure, déjà proposée au Royaume-Uni, a suscité une vaste indignation dans le milieu artistique.

Le Parti travailliste britannique de Keir Starmer a une longueur d’avance. Il s’est empressé d’apaiser l’industrie technologique : suppression d’obstacles locaux à la construction de centres de données, introduction de l’IA dans les écoles et plan de déploiement dans les services publics.

Mais la réaction publique a été immédiate et virulente, plongeant le gouvernement travailliste dans une crise de relations publiques. Carney, pourtant, semble déterminé à suivre les traces de son ami Starmer. Le mois dernier, il a signé un accord avec le Royaume-Uni et l’entreprise canadienne Cohere pour « approfondir » la collaboration en matière de déploiement de l’IA.

Concrètement, Cohere a été chargée d’accélérer l’adoption de l’IA dans la fonction publique canadienne, même si Carney a refusé de préciser l’impact potentiel sur l’emploi et la qualité des services. L’annonce coïncide avec des coupes budgétaires massives : l’IA pourrait servir de justification à des mises à pied et à des réductions de services, sous couvert d’efficacité.

Le mythe de la productivité de l’IA

Le pari de Carney sur l’IA a peu de chances de tenir ses promesses en matière de productivité. Comme lors du précédent boom, son déploiement risque surtout de renforcer le pouvoir de la direction plutôt que d’améliorer réellement l’efficacité.

Une étude menée l’an dernier révèle que 77 % des employés estiment que l’IA générative leur crée plus de travail qu’elle n’en retire. Plus récemment, The Economist a rapporté que de plus en plus d’entreprises abandonnent leurs projets liés à l’IA générative, tandis que la BBC a interrogé des sociétés contraintes d’embaucher pour corriger les erreurs commises par ces systèmes. Air Canada a même dû indemniser un client à cause d’une erreur de son chatbot.

Des preuves s’accumulent aussi que l’utilisation de chatbots réduit les capacités cognitives des utilisateurs-ices, affaiblissant leur esprit critique, selon une étude impliquant des chercheurs de Microsoft. On rapporte des cas inquiétants de personnes devenues dépendantes des chatbots, sombrant dans desdélires graves et nécessitant un internement psychiatrique. Parallèlement, la technologie a entraîné une hausse d’images explicites générées sans consentement, ciblant particulièrement les adolescentes.

Alors que les régulateurs peinent encore à gérer les conséquences des réseaux sociaux, l’IA générative risque d’annuler ces efforts et de multiplier les effets néfastes. Pourtant, le ministre de la Justice Sean Fraser a déclaré qu’il « réévaluait » le projet de loi sur les préjudices en ligne et pourrait ne pas le réintroduire, laissant ces enjeux sans réponse.

Coude baissé face à Big Tech

Carney ne fait pas qu’ignorer les dangers de l’IA : il façonne délibérément une politique qui épouse les intérêts de Big Tech.

Alors qu’il se vantait d’avoir tenu tête à Trump lors de la dernière élection fédérale, son approche vis-à-vis des géants technologiques — dont plusieurs dirigeants sont proches du mouvement MAGA — a été tout sauf combative. Son gouvernement a enterré l’augmentation prévue de l’impôt sur les gains en capital, qui avait irrité les cadres de la tech, multiplié les mesures pour attirer leurs investissements et plus récemment,abandonné la taxe sur les services numériques qui déplaisait aux PDG américains.

Son pari est que la complaisance envers l’industrie technologique stimulera la croissance économique du Canada — l’unique indicateur qui semble importer à l’ancien banquier central.

Mais ce faisant, il paraît prêt à livrer l’agenda de recherche du pays à une industrie qui alimente des bulles financières pour son propre profit, accroît la surveillance et cherche à capter l’attention du public pour maximiser ses revenus.

La technologie peut servir le bien commun, mais seulement si elle est développée dans ce but.

L’agenda de Carney laissera prospérer les dommages déjà connus de la tech tout en en générant de nouveaux, nous forçant tous-tes à en payer le prix. Une autre voie est possible, mais il est clair que le gouvernement n’y renoncera que sous la pression.

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