Édition du 11 novembre 2025

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Europe

L’État sans la libération : la réponse de l’Europe face au génocide en Palestine

Depuis octobre 2023, l’assaut colonial d’Israël contre Gaza a produit l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire récente — un génocide en cours rendu possible par les puissances occidentales qui soutiennent Israël, et qui se poursuit sans relâche malgré l’immense solidarité mondiale pour la Palestine.

En réponse à cette catastrophe, plusieurs États européens ont commencé à reconnaître l’État de Palestine. En septembre 2025, la France, le Royaume-Uni, la Belgique, entre autres, ont reconnu l’État palestinien. La vague récente de reconnaissances symboliques, initiée en 2024, semble désormais être la seule mesure que beaucoup de puissances européennes soient disposées à prendre face au génocide, après deux années de soutien moral, militaire et diplomatique continu au régime israélien.

Parce qu’il est impératif de faire entendre les voix palestiniennes à ce sujet, nous publions cet entretien avec trois analystes politiques du think tank palestinien al-Shabaka— Diana Buttu, Inès Abdel Razek, et la codirectrice d’al-Shabaka, Yara Hawari – initialement publiésur leur site.

Réalisé le 14 août 2025 sous la forme d’une table-ronde, cet entretien aborde les questions suivantes : pourquoi les pays européens reconnaissent aujourd’hui l’État palestinien, soit près de quarante ans après sa proclamation en 1988 ? Quels intérêts politiques motivent cette vague de reconnaissances ? Et que signifie reconnaître un État palestinien, sur le papier, tout en soutenant l’État colonial israélien ?

1 octobre 2025 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/palestine-etat-sans-liberation-genocide/

La reconnaissance de l’État palestinien constitue-t-elle une réelle avancée ?

Diana Buttu : Il est essentiel de replacer la vague actuelle de reconnaissances dans un contexte historique. L’effort pour obtenir la reconnaissance de l’État palestinien n’a pas commencé en 2024 comme réponse au génocide ; il remonte à 2011. À la suite de l’assaut israélien sur Gaza en 2008-2009, l’Autorité Palestinienne (AP) s’est retrouvée politiquement démunie.Avec l’effondrement du cadre de négociation basé sur la solution à deux États et sans processus de paix en vue, le président Mahmoud Abbas s’est tourné vers l’arène internationale.

Privé de stratégie viable, Abbas a lancé la campagne pour la reconnaissance avec deux objectifs : renforcer la position de l’Autorité Palestinienne — dont le rôle d’entité transitoire avait depuis longtemps expiré — et retrouver une place sur la scène politique. Désormais surtout connue pour son rôle de sous-traitant sécuritaire du régime israélien, l’AP avait un besoin urgent de légitimité. En même temps, la campagne offrait aux États européens un moyen d’éviter la confrontation avec Israël — confrontation qui aurait exigé des mesures telles que des sanctions ou des embargos.

Ce cas de figure s’est répété en 2024, lorsque l’Irlande, l’Espagne, la Norvège, la Slovénie, et plus récemment la France et le Royaume-Uni, ont accordé une reconnaissance en réponse au génocide en cours. La stratégie sert à la fois l’AP et les États européens : elle soutient une autorité discréditée tout en offrant aux puissances occidentales un moyen commode d’éviter toute responsabilité.

D’où un certain illusionnisme politique. L’idée selon laquelle la reconnaissance déclenchera une action internationale est sans fondement. Si le monde n’est pas capable d’intervenir pour arrêter un génocide, pourquoi agirait-il simplement parce qu’un État membre de l’ONU en occupe un autre ?

Inès Abdel Razek  : Ce que nous voyons dans la dernière vague de reconnaissances européennes n’est pas un soutien à l’autodétermination palestinienne ; c’est une approbation politique de l’Autorité palestinienne (AP). Par exemple, la Norvège a centré sa reconnaissance sur l’AP et son infrastructure institutionnelle. Ce recadrage mine l’autodétermination palestinienne et ne satisfait même pas aux critères juridiques les plus élémentaires de l’État. Après tout, l’Autorité Palestinienne n’exerce aucun contrôlesur les frontières, l’espace aérien, les ressources naturelles ou le territoire — Israël s’en charge. La reconnaissance de la Norvège a donc été accordée à une entité politique opérant sous contrôle israélien, dépourvue tant de souveraineté que de légitimité démocratique.

Pire encore, les gestes symboliques comme la reconnaissance passent souvent pour des actes de courage moral là où il est surtout question, en réalité, d’assurer ses arrières diplomatiques. Même les lobbyistes pro-israéliens ont reconnu que de telles démarches ne changent rien à la réalité sur le terrain. Elles permettent plutôt aux États de donner l’impression d’agir tout en éludant leurs obligations légales d’imposer des sanctions à Israël.

Tout ceci reste en phase avec la stratégie globale d’Israël : détruire, déposséder, puis pousser les Palestinien·nes à négocier des miettes selon des conditions dictées par la puissance occupante. Des accords d’Oslo dans les années 1990 jusqu’aux mécanismes humanitaires actuels à Gaza, le régime israélien a constamment manœuvré pour rester maître du jeu. La reconnaissance symbolique d’un État palestinien ne fait que récompenser cette manipulation. L’indignation affichée par les responsables étatsuniens et israéliens face à la reconnaissance de l’État palestinien est, bien entendu, purement théâtrale.

Dans ce contexte, le génocide à Gaza, en guise de conséquences, a droit à des cérémonies. L’AP reste avant tout préoccupée par son image et les États occidentaux font des gestes symboliques, tandis que les Palestinien·nes restent privé·es à la fois de justice et d’État, et que se creuse le fossé entre la réalité vécue et les gesticulations internationales.

Yara Hawari  : Nous devons être clairs sur ce qui est réellement reconnu lorsque des États déclarent leur soutien à « l’État de Palestine ». Loin d’être une reconnaissance de souveraineté, il s’agit avant tout d’une fiction diplomatique. Fondamentalement, elle codifie un récit de partition coloniale visant la fragmentation de la Palestine historique en enclaves géographiques et politiques.

Ce type de reconnaissance n’est pas seulement inefficace — il est dangereux. Il renforce un cadre étroit de partition qui réduit la « Palestine » à la Cisjordanie et à Gaza, et le peuple palestinien à moins de la moitié de ce que nous sommes.

Pour les États européens, la reconnaissance sert de diversion face à leur complicité. Ces déclarations ne s’accompagnent le plus souvent d’aucune sanction, d’aucun embargo sur les armes, ni d’aucun engagement concret en faveur du démantèlement de l’occupation ou l’apartheid. Elles opèrent plutôt comme des gestes symboliques dans le domaine juridique tout en protégeant Israël de toute responsabilité pour crimes de guerre et violations systémiques.

L’affirmation selon laquelle la reconnaissance donnerait accès à des forums internationaux et pourrait aider à équilibrer le terrain diplomatique est à la fois naïve et trompeuse. Les États ne sont pas égaux dans l’ordre mondial. Les États-Unis, avec leur droit de veto, s’assurent qu’Israël n’a jamais aucun compte à rendre. Et en tant que principal allié d’Israël, ils font en sorte que les Palestinien·nes ne négocieront jamais sur un pied d’égalité.

Et c’est tout le problème : nous ne sommes pas un État souverain. Nous sommes un peuple colonisé, assiégé et occupé, confronté à un génocide à Gaza. Tout engagement politique sérieux doit partir de cette réalité, et non de l’illusion d’un État qui n’existe pas. Au lieu de stopper le génocide et la famine forcée — largement facilités par ces mêmes États qui offrent une reconnaissance — on nous demande de nous concentrer sur un État chimérique que personne n’est disposé à faire advenir. Voilà une incohérence qui en dit long.

Que révèle la récente vague de reconnaissances de l’État palestinien sur la manière dont les États abordent leurs responsabilités juridiques au regard du droit international ?

Inès Abdel Razek : La plupart des gouvernements continuent d’opérer dans le cadre dépassé du soi-disant processus de paix au Moyen-Orient. Ce cadrage domine encore la façon dont la Palestine est abordée et oriente presque toutes les décisions politiques actuelles. Nous l’avons vu, par exemple, lors de la conférence sur la solution à deux États, co-parrainée par l’Arabie saoudite et la France à l’ONU, à New York, fin juillet.

Tout l’événement a été structuré autour de l’idée qu’il y a « deux parties » en conflit. Ce cadrage reste omniprésent, comme en témoignent les remarques récentes du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, affirmant que la seule solution viable demeure la solution à deux États, « avec Israël et la Palestine vivant côte à côte dans la paix et la sécurité ». Ce langage présente la situation comme un différend mutuel entre égaux, escamotant la réalité de l’occupation, de l’apartheid et d’une agression unilatérale.

Nul mention de colonisateur et de colonisé. Aucune reconnaissance d’un agresseur et d’un peuple assailli. Aucun constat d’occupation ou d’apartheid. Cette fausse équivalence n’est pas seulement trompeuse — c’est un piège politique dangereux.

Il faut en finir avec ce paradigme du processus de paix, et sur le terrain juridique, les choses sont déjà claires quant à l’action que les États devraient mener. La Cour internationale de justice (CIJ), dans ses avis consultatifs de 2004 et 2024, font valoir un cadre juridique de responsabilité qui offre un recours à l’impasse politique du cadre à deux États.

En effet, les avis juridiques de la CIJ placent la communauté internationale devant la responsabilité qu’elle a à agir, et non à s’en tenir au rôle de médiatrice. Pourtant, les grandes puissances continuent de s’abriter derrière leur prétendue neutralité et la fausse symétrie, protégeant Israël contre toute conséquence et éludant toute responsabilité. Tant qu’on parlera des « deux côtés », l’impunité israélienne se renforcera, et le génocide ne fera que s’aggraver.

Diana Buttu  : Ce qui est particulièrement troublant, c’est que même cette reconnaissance symbolique reste piégée dans la logique des négociations bilatérales. Elle est encore enracinée dans l’idée que les Palestinien·nes doivent négocier chaque aspect de leur liberté, comme si la libération devait toujours être conditionnelle, graduelle et soumise à l’appréciation de leur colonisateur. Et nous n’arrivons pas à sortir de cette logique.

C’est précisément ainsi que l’Europe, en particulier, a cherché à s’absoudre de responsabilités plus profondes. Les gouvernements européens continuent d’agir comme s’ils étaient des observateurs neutres, comme si leurs mains étaient liées. Mais ils ne sont pas neutres. Ce sont des acteurs tiers avec des obligations contraignantes en droit international : reconnaître l’occupation pour ce qu’elle est, ne pas en favoriser la poursuite et travailler à y mettre fin. Ce sont des obligations qu’ils choisissent d’ignorer.

Yara Hawari : Je préférerais voir les États reconnaître le génocide plutôt que de reconnaître un État palestinien. En droit international, la reconnaissance d’un génocide entraîne des obligations claires : les États sont tenus de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour le prévenir et l’arrêter. Je ne me fais pas d’illusion sur le fait qu’ils rempliraient ces obligations, mais au moins le cadre juridique existe, et la pression qu’il induit est réelle.

Choisir plutôt de se focaliser sur la reconnaissance d’un État palestinien permet commodément aux États de se décharger de leurs responsabilités juridiques au titre de la Convention sur le génocide et du droit international humanitaire. On fait ainsi mine d’agir, tout en s’épargnant le fardeau qu’impliquerait tout engagement significatif.

De manière plus générale, on a investi une énergie démesurée — même parmi certains alliés et soutiens — dans la reconnaissance de l’État palestinien. Mais si nous devons continuer à nous engager dans l’arène juridique internationale, l’accent doit être mis sur la responsabilité. La responsabilité est le seul chemin viable pour arrêter les horreurs qui se déroulent à Gaza et le seul moyen d’empêcher qu’elles ne se répètent.

De plus, la reconnaissance d’un État palestinien ne dissuade en rien de nouvelles violences. Elle n’a pas la même force juridique, et n’entraîne pas les conséquences requises par la reconnaissance d’un génocide en cours — en ce moment même — à Gaza.

L’Europe utilise-t-elle la reconnaissance d’un État palestinien pour faire avancer la normalisation arabo-israélienne ?

Yara Hawari  : Nous avons récemment vu émerger un nouveau récit : l’idée que la reconnaissance d’un État palestinien par des pays européens pourrait servir de passerelle à la normalisation saoudienne avec Israël. De cette façon, la reconnaissance ne concerne pas les droits ou la justice pour les Palestinien·nes, mais devient une monnaie d’échange dans le cadre plus vaste de la géopolitique régionale. L’idée est simple : plus les États européens sont nombreux à reconnaître la Palestine, plus il devient facile pour l’Arabie saoudite de justifier la normalisation de ses liens avec Israël.

C’est une logique profondément transactionnelle et un marché de dupes. Comme nous l’avons déjà dit, la reconnaissance est au mieux symbolique. Elle n’offre aucune garantie aux Palestinien·nes d’arrêt du génocide, de démantèlement de l’occupation, ou de réalisation de leurs droits inaliénables. Mais pour le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane, la reconnaissance fournit une couverture politique commode pour ce qu’il vise depuis longtemps : des relations normalisées avec Israël.

C’est ce qui rend ce moment si dangereux. L’anti-normalisation – autrefois position de principe à échelle régionale, considérant qu’Israël est un régime colonial de peuplement construit sur la dépossession des Palestinien·nes – a été presque entièrement abandonnée au niveau étatique. Un système de récompenses s’y est durablement substitué : normalisez avec Israël, et vous bénéficierez de mesures incitatives, militaires, économiques ou diplomatiques, en particulier de la part des États-Unis.

Les Accords d’Abraham ont rendu cette logique explicite ; accords transactionnels et non réalignements idéologiques. Malgré cela, les opinions publiques dans la région restent fortement attachées à laPalestine et opposées à la normalisation. Mais les gouvernements continuent d’agir en sens inverse.

Ce à quoi nous assistons à présent, c’est la reconnaissance utilisée non pas comme outil de justice, mais comme leurre politique. Les reconnaissances européennes donnent aux régimes arabes, en particulier à l’Arabie saoudite, l’excuse dont ils ont besoin pour normaliser leurs relations avec Israël, tandis que les Palestinien·nes continuent de faire face au génocide, à la famine et à l’occupation.

Diana Buttu : Ce qui est frappant à propos de la normalisation, c’est que les Israéliens, dans l’ensemble, y sont indifférents. Ce n’est même plus un sujet de débat public. Même lors des négociations de normalisation de 2020 dans le cadre des Accords d’Abraham, la chose n’eut pratiquement aucun écho dans l’opinion publique israélienne ; ni enthousiasme, ni grand débat.

Après tout, ces accords ne se sont accompagnés d’aucune interactions entre les peuples concernés eux-mêmes. A ce niveau-là, ils furent un échec. Et en termes d’avantages pour les États signataires, ils n’ont rapporté guère plus que des contrats sécuritaires et une coopération en matière de renseignement, qui étaient probablement l’objectif principal dès le départ.

En réalité, les informations concernant une éventuelle normalisation avec l’Arabie saoudite n’ont que peu de signification pour le public israélien. Cela ne les concerne tout simplement pas. Plus le prince héritier saoudien et les dirigeants européens poussent à la normalisation — désormais liée à la reconnaissance de l’État palestinien — plus l’enjeu semble déconnecté des réalités populaires.

Les sondages montrent que la majorité des Israéliens s’opposent à de telles démarches, non pas par solidarité avec les Palestinien·nes, mais parce que la normalisation ne leur apporte rien. Beaucoup d’Israéliens ne peuvent même pas citer cinq pays arabes, et encore moins exprimer un intérêt pour la région. Leur orientation culturelle et politique est tournée vers l’Europe, pas vers le monde arabe.

En fait, nous sommes face à un paradoxe étrange. Les dirigeants régionaux et occidentaux promeuvent avec empressement la reconnaissance et la normalisation, comme si ces démarches devaient apporter des changements fondamentaux, alors que sur le terrain — pour les Palestinien·nes comme pour les Israéliens — elles ne correspondent à peu près à rien. Et en particulier, pour le Premier ministre Benjamin Netanyahou et sa base, elles sont sans objet.

Et cela nous ramène au point central : la reconnaissance d’un État palestinien n’a rien à voir avec de vraies solutions ou un changement significatif. Tout ici est affaire d’image, de mise en scène donnant une impression d’effervescence, tout en ne faisait à peu près rien pour arrêter le génocide.

Inès Abdel Razek : Du point de vue des États arabes, en particulier ceux qui flirtent avec la normalisation, il devient de plus en plus difficile de justifier l’inaction. L’expansion coloniale d’Israël ne se limite pas à la Palestine. Ses forces d’occupation intensifient leurs campagnes militaires au Liban — occupant des parties du sud — tout en poursuivant leurs opérations et leur enracinement en Syrie. L’annexion du plateau du Golan a été progressivement normalisée, les frontières de l’impunité étant sans cesse repoussées. La situation est devenue de plus en plus inconfortable pour les régimes arabes et perturbatrice pour les dynamiques régionales, sans toutefois déclencher de réactions à la hauteur, à l’évidence.

Nous sommes très éloignés du type de réponses observées lors de la guerre d’octobre 1973, lorsque l’Égypte et la Syrie ont lancé une campagne militaire coordonnée pour reprendre les territoires occupés, et que les régimes arabes ont imposé un embargo pétrolier aux États-Unis et à leurs alliés en protestation contre leur soutien à Israël. Ce moment de pression collective paraît aujourd’hui un souvenir lointain. De nos jours, la volonté d’en découdre a cédé la place aux gestes symboliques et à la diplomatie d’évitement.

Pendant ce temps, Israël poursuit sa stratégie de terre brûlée, détruisant tout sur son passage, annexant des terres et poussant les Palestinien·nes au seuil de la mort. Dans ce contexte, même le plus petit geste, comme autoriser un seul camion d’aide à entrer à Gaza, est présenté comme une percée et un acte de bienveillance censé signaler une issue enfin positive. Les régimes arabes sont acquis à ce scénario.

Tout comme les anciennes formules comme la « paix économique » et la « reconstruction de Gaza » ont permis au régime israélien de mener ses campagnes militaires en sachant que les bailleurs internationaux en financeraient les conséquences, aujourd’hui, c’est la livraison de biens essentiels comme la farine et le carburant qui fait figure d’intervention stratégique.

Pourquoi la solution à deux États reste-t-elle le principal cadre d’approche pour l’autodétermination palestinienne — et que faudrait-il pour aller au-delà ?

Yara Hawari  : Une partie de la réponse réside dans le fait que la direction qui porte cette stratégie — la solution à deux États, la reconnaissance et la partition — n’opère pas avec un mandat élu ou populaire. Cette direction n’a aucune légitimité réelle auprès des Palestinien·nes et ne correspond pour nous à aucune représentation démocratique valable. C’est pourquoi il est si important — surtout en ce moment — de nous demander : que signifie la souveraineté au-delà de la logique de la partition et de la fragmentation coloniale ? À quoi ressemble l’autodétermination si nous rejetons les limites de la « faisabilité » qui nous sont imposées depuis des décennies ?

On nous répète, encore et encore, que l’État palestinien et la reconnaissance internationale sont les seules voies viables. Pourtant, l’une reste perpétuellement hors de portée et l’autre n’est guère plus qu’un discours diplomatique. Ces cadres ne nous libèrent pas ; ils nous enferment, nous diminuent, et reformulent notre lutte dans des termes acceptables pour ceux qui ont intérêt à maintenir le statu quo, pas à obtenir la justice.

Bien sûr, il est difficile ne serait-ce que d’engager ces débats en plein génocide. D’une certaine manière, cela semble un privilège de débattre d’horizons politiques alors que les habitants de Gaza sont bombardés, affamés et exterminés en temps réel. Mais je pense aussi que c’est précisément ce qui rend ces débats encore plus urgents.

En tant que Palestinien·nes, c’est notre responsabilité de poser ces questions et de les adresser directement à notre soi-disant direction. Notre souveraineté ne peut, et ne doit pas, être définie par des cadres prenant pour acquis notre fragmentation. Nous devons imaginer quelque chose de plus — car ce qui est proposé n’est pas la libération. C’est l’endiguement.

Inès Abdel Razek : Nous devons aussi reconnaître que beaucoup de gouvernements occidentaux continuent de traiter Israël comme un acteur de bonne foi dans le cadre de la perspective à deux États, lui renouvelant le bénéfice du doute malgré les preuves écrasantes qu’Israël n’est digne d’aucun crédit.

En réalité, Israël continue d’être considéré comme un acteur crédible et digne de foi, alors que la tromperie est depuis longtemps une caractéristique centrale de sa stratégie diplomatique et militaire. Qu’il s’agisse de couvrir l’assassinat de la journaliste Shireen Abu Aqleh (1971-2022), de justifier le bombardement d’hôpitaux, ou d’attaquer la crédibilité de l’UNRWA, le régime israélien s’est systématiquement appuyé sur des versions des faits mensongères pour s’épargner d’avoir à rendre des compte. Cette attitude est aussi systématique que délibérée.

Pourtant, de nombreux États occidentaux prennent ces versions pour argent comptant. Ils reçoivent souvent des documents officiels israéliens en hébreu, langue que peu de fonctionnaires de leurs ministères des affaires étrangères maîtrisent, et pourtant ces notes d’information sont accueillies sans être questionnées, et sont présumées crédibles. Au-delà du parti pris politique, ces attitudes reflètent une vision du monde plus profonde, souvent racialisée : Israël est perçu comme moderne, rationnel et crédible. Les Palestiniens et les Palestiniennes, en revanche, sont perçu·es comme irrationnel·les, suspect·es ou sans intérêt.

À moins de déconstruire intégralement cette logique, rien ne changera. Tant que le régime israélien sera vu comme agissant de bonne foi, il n’y aura pas aucune obligation à rendre des comptes. Et tant que la communauté internationale ne s’attaquera pas au schéma israélien de tromperie et d’expansion coloniale, la justice pour les Palestinien·nes — et la reconnaissance de leur droit d’exister et de résister — restera hors de portée.

Diana Buttu : Je me souviens que, lors des négociations post-Oslo, nous demandions souvent : pourquoi limitons-nous notre vision de la libération à un État sur seulement 22 % de notre patrie historique — un État qui exclut la majorité des Palestinien·nes et n’offre aucune véritable perspective pour le retour ?

Et la réponse qu’on nous donnait — à l’époque comme maintenant — était que les colonies sont un cancer. C’était le mot : cancer. La logique suivait que, pour arrêter ce cancer, il nous fallait un processus — n’importe quel processus — qui puisse stopper l’expansion des colonies, ralentir la colonisation et préserver la possibilité d’un État.

Cette logique imprègne aujourd’hui le débat sur la reconnaissance. Les diplomates insistent sur le fait que reconnaître un État palestinien est urgent parce que cela pourrait aider à stopper ce cancer. La reconnaissance, affirment-ils, pourrait freiner l’annexion, tracer une ligne rouge politique, ou au moins geler l’expansion des colonies.

Mais nous savons que ce n’est pas vrai. La reconnaissance n’a pas stoppé le cancer. C’est un geste symbolique ponctuel, qui déploie du capital politique sans modifier les rapports de forces. Au final, Israël s’en tire non pas avec moins, mais au contraire avec plus de légitimité.

La direction palestinienne aurait pu choisir un autre chemin. Elle aurait pu lancer une campagne sérieuse et tenace pour mettre le régime israélien devant ses responsabilités, en réclamant des sanctions, des embargos sur les armes, et en mobilisant les mécanismes juridiques.

Oui, l’AP n’a aucune légitimité électorale, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a aucune capacité. La direction de l’AP aurait pu lutter pour sa survie plutôt que pour sa capitulation. Elle a préféré mettre de côté — et parfois même saboter — la quête de justice.

Voilà le cœur du problème : si, au milieu d’un génocide, la revendication politique suprême est « s’il vous plaît, reconnaissez-nous », comment prétendre revenir ensuite pour exiger des sanctions ou la justice ? Accepter la reconnaissance symbolique comme suffisante, c’est saper la crédibilité de toute exigence future de reconnaissance réelle des responsabilités.

***

Diana Buttu est une avocate palestinienne-canadienne, spécialiste du droit international et des droits humains. Elle a été conseillère juridique auprès de l’équipe de négociation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au début des années 2000, dans le cadre du processus de paix post-Oslo, avant de la quitter en 2005. Elle a contribué à la procédure portée devant la Cour internationale de justice contre le mur de séparation israélien, qui a abouti à l’avis consultatif de 2004. Elle a enseigné à Harvard, et a été experte invitée en résidence à Georgetown University au Qatar. Elle publie régulièrement dans The New York Times, The Guardian et Al Jazeera.

Inès Abdel Razek est diplomate et analyste politique palestinienne, directrice exécutive du Palestine Institute for Public Diplomacy (PIPD). Spécialiste des relations internationales et de la communication politique, elle a travaillé pour la délégation générale de la Palestine auprès de l’Union européenne et pour l’Union pour la Méditerranée. Diplômée de Sciences Po Paris (master en affaires publiques internationales), elle écrit sur la diplomatie publique, la solidarité internationale et les droits des Palestinien·nes. Elle publie notamment dans Le Monde diplomatique et Middle East Eye, et intervient régulièrement dans des médias internationaux.

Yara Hawari est chercheuse et analyste politique palestinienne, codirectrice d’Al-Shabaka : The Palestinian Policy Network. Elle est titulaire d’un doctorat en politique du Moyen-Orient de l’Université d’Exeter, où elle a également enseigné. Ses travaux portent sur le colonialisme de peuplement, la résistance palestinienne et les stratégies de narration politique. Elle intervient régulièrement comme commentatrice dans The Washington Post, The Independent, Al Jazeera English et Middle East Eye. Elle est aussi l’autrice de The Stone House (Hajar Press, 2021), un court roman explorant mémoire, exil et attachement à la terre.

Al-Shabaka : The Palestinian Policy Network est un think tank transnational palestinien fondé en 2009. Indépendant et à but non lucratif, il regroupe des analystes, chercheur·euses et militant·es de Palestine et de la diaspora. Sa mission est de produire des analyses critiques et accessibles afin de promouvoir la libération, l’autodétermination et la justice pour le peuple palestinien.

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Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq et Thierry Labica.

Illustration : « Al-Quds » (Jérusalem), 1983. Tableau de Sliman Mansour, peintre palestinien.

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Inès Abdel Razek

Co-Directrice du Palestine Institute for Public Diplomacy (PIPD) basée à Ramallah.

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Diana Buttu

Diana Buttu est conseillère politique d’Al-Shabaka, le Réseau Politique Palestinien.

Yara Hawari

Yara Hawari est Senior Palestine Policy Fellow d’Al-Shabaka. Elle a obtenu son doctorat en politique du Moyen-Orient à l’Université d’Exeter, où elle a enseigné en premier cycle et est chercheur honoraire. En plus de son travail universitaire axé sur les études autochtones et l’histoire orale, elle est également une commentatrice politique écrivant régulièrement pour divers médias, notamment The Guardian, Foreign Policy et Al Jazeera.

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