Édition du 9 septembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le potentiel radical inexploré du NPD

L’historien Ian McKay discute du défi du NPD face au libéralisme canadien et à sa propre dérive centriste, et de ce qu’il pourrait faire pour saisir son potentiel transformateur

5 septembre 2025 | tiré du site The Breach media

La course à la direction du Nouveau Parti démocratique (NPD) a officiellement été lancée cette semaine. Après avoir subi une défaite écrasante aux élections d’avril, le NPD a perdu son statut de parti et a été réduit à seulement sept député·e·s, son chef Jagmeet Singh démissionnant immédiatement.

Quelle est la prochaine étape pour le parti ? Quelles leçons son histoire offre-t-elle ? Sa dérive centriste des dernières décennies est-elle irréversible ? Ou bien possède-t-il, comme l’avance l’historien Ian McKay, une « possibilité radicale » encore non réalisée ?
D’ici la fin mars 2026, lorsque la course à la direction se conclura, nous aurons peut-être quelques réponses.

McKay, professeur émérite à l’Université McMaster, est l’un des historiens de gauche les plus incisifs du Canada. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Rebels, Reds, Radicals : Rethinking Canada’s Left History, Radical Ambition : The New Left in Toronto, et Warrior Nation : Rebranding Canada in an Age of Anxiety.

Martin Lukacs s’est entretenu avec McKay pour The Breach Show, et l’entrevue a été complétée par une correspondance par courriel.

The Breach (Martin Lukacs) : Donnez-nous un aperçu général du terrain politique canadien auquel un parti comme le NPD est confronté, que vous analysez depuis longtemps comme « l’ordre libéral » résilient du pays.

Ian McKay : Ma position est que le Canada est un ordre libéral. Par là, je ne veux pas seulement dire que les partis libéraux sont, depuis les années 1840, nos seuls partis fédéraux au pouvoir (même si cela en dit déjà long). Je veux dire que l’idéologie libérale, pénétrée par les valeurs capitalistes, façonne de nombreux détails de nos vies.
Le mot « libéral » est bien sûr contesté. Aux États-Unis, depuis les années 1930, il a été confusément appliqué à toute personne cherchant une version plus humaine du capitalisme. En Europe, il conserve davantage son sens originel de philosophie politique où l’individu est la fin ultime. Historiquement, le Canada s’est rapproché de ce second sens. Dans les deux versions, toutefois, les liens entre capitalisme et libéralisme sont évidents.
Nous, Canadiens, grandissons généralement avec un idéal « d’individualisme possessif », terme forgé par l’économiste politique C.B. Macpherson. Notre estime de nous-mêmes est liée à la quantité de biens que nous accumulons et au prestige social qui l’accompagne. Cet imaginaire idéologique façonne autant les petits détails de nos vies que le cadre global de notre politique. Nous sommes très matérialistes, dans un sens grossier d’accumulation toujours croissante. Nous considérons la propriété—surtout la nôtre—comme sacrée. Nous nous disons que c’est la juste récompense de notre dur labeur. Et nous faisons généralement abstraction de toutes les façons dont l’État et l’ordre social ont rendu possible pour certains d’entre nous de devenir de tels « individus autonomes », ainsi que de toutes les raisons structurelles (comme le colonialisme) qui empêchent d’autres de le faire.
Ainsi, toute suggestion d’interférer avec les « droits de propriété »—et ici les guillemets sont essentiels—suscite une résistance farouche, même si, au fond, nous réalisons que, à l’ère du capitalisme d’entreprise, l’idée que le travail acharné mène à la sécurité et à la prospérité est dépassée. Aujourd’hui, on peut travailler dur toute sa vie et ne jamais gagner autant qu’un ploutocrate en un après-midi. Et ce ploutocrate a souvent bénéficié d’un avantage initial grâce à l’héritage, aux bonnes écoles et aux bonnes connexions.
Ou, comme dirait Antonio Gramsci, l’individualisme possessif est hégémonique. Nos relations entre nous et avec la nature en viennent à paraître immuables. Même si, à un certain niveau, vous désapprouvez cet individualisme acquisitif—pour des raisons religieuses ou philosophiques—vous n’avez pratiquement pas d’autre choix que de vous y conformer dans votre vie quotidienne.
Mais voici le problème. Ce système d’hypothèses sociales, ce culte de l’accumulation de biens, ce régime de prestige et de pouvoir, et les rapports sociaux capitalistes qu’il incarne, mènent l’humanité à un effondrement civilisationnel. Ainsi, comme l’a dit prudemment Macpherson et comme l’a affirmé Gramsci, nos notions de propriété, de liberté et d’individualisme doivent être repensées, jusque dans nos présupposés les plus fondamentaux sur le monde social. La tâche de toute gauche sérieuse, et de tout parti véritablement de gauche, n’est pas d’accepter le statu quo, le capitalisme et l’ordre libéral, mais de les critiquer, les contester et les remplacer.

The Breach : Dans l’introduction d’une excellente anthologie sur le CCF-NPD intitulée Party of Conscience, vous décrivez le NPD comme représentant, au mieux, « une possibilité radicale partiellement réalisée » qui a atténué cet individualisme débridé dont vous parlez. Mais il a aussi souvent succombé à une révolution passive libérale où toutes les tendances véritablement démocratiques et radicales sont réduites au plus petit dénominateur électoral commun et absorbées par un Parti libéral toujours adaptable. Pouvez-vous expliquer les façons dont il a atténué cet individualisme débridé et celles dont il y a succombé ?

Ian McKay : Les grandes réalisations du mouvement de gauche au XX ? siècle—j’entends par là les sociaux-démocrates, les communistes et les mouvements sociaux égalitaires en général, unis par leur volonté de dépasser les rapports sociaux capitalistes—sont : les syndicats industriels, la santé publique, l’éducation publique, l’assurance-maladie, certaines mesures de sécurité sociale, la reconnaissance et la défense des droits des nations opprimées, l’écosocialisme, et l’égalité des genres et des sexualités. Toutes ces avancées ne devraient ni être dénigrées ni minimisées.
Mais à cause de la puissance durable de l’individualisme possessif et du capitalisme, chacune de ces avancées a été, avec le temps, intégrée et rendue relativement inoffensive par l’ordre libéral dominant. Prenons le cas du mouvement ouvrier. Des gens—y compris une légion de communistes de base et de socialistes radicaux—se sont battus, et certains sont morts, pour les syndicats au Canada. Comme historien du travail, je pense ici aux mineurs de charbon, mais il y en a bien d’autres. Ces luttes ont changé les choses. Les enfants de huit ans ne descendent plus dans les mines, des mesures de sécurité industrielle existent, et les travailleurs harcelés par leur patron peuvent faire appel à un représentant syndical. Avec le temps, les libéraux—farouchement et logiquement anti-syndicaux au départ, car les syndicats portaient directement atteinte aux « droits de propriété »—ont fini par accepter le syndicalisme, sous peine de voir l’ordre capitaliste sombrer dans le chaos. Les syndicats sont ainsi devenus de plus en plus respectables légalement. Nous n’attendons plus que des mitrailleuses soient pointées sur les grévistes—du moins pas au Canada, et pas en 2025.
Mais l’ordre libéral a exigé un prix pour ces avancées. Les syndicats sont devenus intensément légalistes. Aujourd’hui, il faut un avocat pour naviguer à travers les subtilités d’une convention collective moyenne. Les grèves existent toujours, mais contrairement aux grands moments de lutte systémique du passé ouvrier—les grandes grèves en Nouvelle-Écosse de 1909-1911 et 1921-25, la grève générale de Winnipeg en 1919, les luttes du CIO de 1937 à 1946, les luttes du Front commun au Québec dans les années 1970—elles tendent à être plus localisées et limitées. Elles portent rarement des revendications remettant en cause le système. Les syndicats défendent de plus en plus leurs intérêts corporatifs étroits sous un régime de « légalité industrielle ».
Un autre exemple de révolution passive est le système de santé public canadien, fruit en grande partie du CCF en Saskatchewan, qui a jeté les bases du régime pancanadien que nous connaissons aujourd’hui. Ce fut un défi énorme à l’individualisme possessif. Il signifiait que des individus « autonomes » ne pouvaient plus s’enrichir sur le dos des malades, des personnes fragiles et âgées. Il avait une portée universelle. Aujourd’hui, comparé aux États-Unis, un infarctus ou un diagnostic de cancer ne vous mènera (généralement) pas à la faillite au Canada. Si les socialistes n’avaient pas lutté âprement pour cette conquête de 1944 à 1962, traités de fanatiques délirants avides de priver les individus de leurs droits et libertés, les libéraux étant à la pointe de l’attaque, aucun de ces acquis ne ferait partie de la vie canadienne.
Mais regardez comment la santé publique universelle a été minée de l’intérieur par les intérêts corporatifs et l’individualisme. Les compagnies pharmaceutiques, les médecins et administrateurs grassement rémunérés, les hôpitaux fonctionnant comme des entreprises—ce qui semblait à beaucoup de socialistes être la conquête d’un droit humain fondamental a été progressivement affaibli par des libéraux prêchant la concurrence et pratiquant l’austérité. La pandémie récente a révélé, par exemple, à quel point les conservateurs acquisitifs et affairistes, dont une belle brochette de ténors conservateurs ontariens, ont remodelé les conditions de vie des personnes âgées, qui ont souffert et sont mortes en masse au Canada parce que les concepts égalitaires de soins universels de santé et aux aînés n’ont jamais vraiment été concrétisés.
De cette manière, et bien d’autres encore, l’ordre libéral absorbe, à petites doses homéopathiques, des éléments de l’égalitarisme socialiste. Mais une fois digérés, on ne reconnaît plus vraiment ce qui, à l’origine, constituait un défi radical à l’individualisme possessif. Ces acquis sont, pour ainsi dire, modifiés au point de devenir méconnaissables. Voilà, selon moi, la logique d’une révolution passive libérale. Et c’est la logique des deux grands partis libéraux du Canada—les Conservateurs (qui étaient il y a un siècle les Libéraux-Conservateurs) et les Libéraux (anciens Réformistes)—les seuls partis qui ont gouverné au niveau fédéral.
Regardez notre récente élection fédérale de 2025. Le NPD a subi une défaite historique—6,3 % du vote populaire, perdant son statut de parti officiel, son pire résultat de mémoire d’homme. Pourquoi ? Essentiellement parce que les partisans du NPD ont déserté en masse pour rejoindre le Parti libéral, vu comme un rempart contre Poilievre et l’extrême droite. Résultat : un Parti libéral pro-entreprises dirigé par un banquier central élu grâce aux votes de millions d’électeurs de gauche. C’est comme si l’ancienne boutade du premier ministre Mackenzie King (ce maître libéral des arts de la révolution passive), selon laquelle les CCF-NPDistes n’étaient que des « libéraux pressés » et non engagés dans la construction d’un nouvel ordre social, se voyait confirmée. Difficile de déceler, dans la dernière campagne électorale du NPD, la moindre remise en cause de l’ordre dominant. J’y vois la démonstration que les élites du NPD sont devenues elles-mêmes des partisanes de l’ordre libéral établi—et les socialistes démocratiques restés au sein du parti en ont payé le prix fort.
Le libéralisme, au sens large, érige l’individualisme possessif en religion séculière. Nous vivons dans une société où, à grande comme à petite échelle, l’individualisme possessif est omniprésent. C’est l’un des schémas les plus persistants de l’histoire politique canadienne. Le prix à payer pour ignorer cette réalité, ou y souscrire implicitement, c’est de perdre la raison d’être fondamentale du NPD. Voilà la leçon de 2025.

Il me semble que cette question de savoir comment l’ordre libéral, au sens large, doit être contesté remonte à la fondation même de la CCF. On considère généralement, dans l’histoire dominante, que la CCF a toujours été composée de sociaux-démocrates guidés principalement par des intellectuels de la classe moyenne, de tempérament modéré, qui fuyaient le radicalisme. Mais des travaux historiques récents ont révisé cette histoire des origines pour inclure des militants socialistes issus de la classe ouvrière et d’inspiration marxiste, qui ont tenté de créer un mouvement ancré dans des principes socialistes, tout en cherchant à obtenir un large soutien. Pouvez-vous en parler ?

Ian McKay : James Naylor, dans son livre The Fate of Labour Socialism, a vraiment, à mon sens, fait un travail brillant en montrant à quel point cette vision dominante de la CCF est limitée. Bien sûr, cette vision rend compte d’une partie de l’histoire du parti — les professeurs d’université issus de la classe moyenne, certains partisans modérés de l’Évangile social chrétien, tout un éventail de réformateurs sérieux de la classe moyenne. Mais ce qu’elle omet, comme le montre Naylor, c’est la force persistante d’un socialisme ouvrier défendant une alternative post-capitaliste. Comme le souligne Naylor, le Regina Manifesto, déclaration fondatrice de la CCF en 1933, reflète en grande partie l’influence des réformateurs de la classe moyenne sur le parti.
J’ai personnellement un faible pour ce Manifeste — il n’existe pas beaucoup d’autres manifestes socialistes dans le monde qui insistent sur la nécessité de passages à niveau ferroviaires, et son côté terre-à-terre et pragmatique reflète la volonté de répondre à des problèmes immédiats. Nous voulons acheminer nos récoltes vers le marché, bon sang ! Mais regardez la conclusion du Manifeste, qui déclare que nous ne nous reposerons pas tant que le capitalisme n’aura pas été éradiqué. Cela semble en décalage avec le reste du texte. Comme Naylor l’explique très bien, cela révèle en réalité la tension qui traversait le parti. Les socialistes ouvriers étaient trop faibles à Regina — voyager jusque-là leur coûtait cher, entre autres — pour imposer l’orientation de l’ensemble du Manifeste. Mais ils étaient assez forts pour exiger cette phrase finale percutante. Elle reflétait leur conviction (et la mienne) que le capitalisme, en tant que système, est cruel, irrationnel et qu’il appelle à être dépassé. Il existait — et il continua d’exister — un noyau de radicalisme au sein de la CCF que les récits dominants ont tendance à balayer sous le tapis ou à présenter comme l’œuvre d’excentriques inadaptés.

Comment analyseriez-vous l’évolution du parti dans les années 1940 et 1950 ?

Ian McKay : Les années 1940 furent une décennie charnière. Les communistes, qui constituaient une force puissante dans les années 1920 et 1930 — bien plus démocratique et enracinée à la base qu’on ne s’en souvient généralement — perdirent la lutte pour l’hégémonie à gauche, en partie, ironiquement, parce que la CCF avait appris d’eux de nombreuses techniques d’organisation et les avait dépassés sur leur gauche. Globalement, je pense que la CCF fut prise en main par une direction très issue de la classe moyenne dans les années 1940. Grâce à un excellent livre de J.F. Conway, The Prairie Populist : George Hara Williams and the Untold Story of the CCF, nous comprenons beaucoup mieux comment une partie des militants de la CCF, qui imaginaient un parti contestant les rapports de propriété capitalistes dans les campagnes, furent écartés par une direction plus centriste. Sous M.J. Coldwell, puis Tommy Douglas, le parti se rapprocha de plus en plus de positions libérales de gauche et recruta surtout dans les classes moyennes. Il s’engagea fortement dans la Guerre froide, y compris en soutenant la guerre de Corée, en partie pour affaiblir les communistes.

Mais même en dehors de ces lignées socialistes ouvrières marginalisées, il subsistait encore des éclats de socialisme affirmé. Make This Your Canada, publié en 1943 par Frank Scott et David Lewis — ce dernier étant une figure partagée entre le socialisme ouvrier et la Ligue pour la reconstruction sociale, plus bourgeoise, et qui fournit une direction intellectuelle à cette prise en main par la classe moyenne — imaginait un Canada gouverné par une planification socialiste. Incroyablement, ce n’est pas Occupy Wall Street qui inventa l’expression « les 99 % contre le 1 % », mais bien Scott et Lewis. Le livre se vendit à des dizaines de milliers d’exemplaires et fut un best-seller de son époque, étudié par les militants de la CCF à travers tout le pays.

Ian McKay : Oui, Make This Your Canada est un livre vraiment surprenant pour ceux qui adhèrent à l’idée que la CCF n’aurait été qu’un mouvement modéré, désintéressé de toute remise en cause du capitalisme, car l’hypothèse de base qui traverse le livre est que l’État doit gérer l’industrie.
On peut imaginer des exceptions où l’État ne s’en chargerait pas, mais l’essentiel de Make This Your Canada repose sur un État parlementaire socialiste efficace. Les auteurs rendaient hommage aux « labeurs titanesques » de Marx, et on les voit encore plaider pour un Canada socialiste dans lequel la propriété publique serait la norme. C’est sur la base de cette déclaration programmatique que la CCF obtint de bons résultats au milieu des années 1940. Le message résonnait bien, en particulier auprès des soldats — un sondage montra que la CCF devançait à la fois les libéraux et les conservateurs. C’est un livre frappant pour qui croit au récit dominant sur la CCF.
Dix ans plus tard, ce message socialiste avait été largement étouffé dans le parti.
Pourquoi ? D’abord, à cause d’une vaste campagne de peur après la Seconde Guerre mondiale, menée par les partis libéraux, soutenus par un bataillon de capitalistes influents, qui convainquirent de nombreux électeurs qu’un vote socialiste équivalait à un « suicide social » (pour reprendre le titre d’un de leurs pamphlets les plus célèbres et diffusés). Selon eux, si vous votiez pour la CCF, tout allait changer : vous ne pourriez plus prier dans vos églises, les familles seraient détruites, les femmes maltraitées par les praticiens de santé publique, l’Armée rouge occuperait Ottawa — et ainsi de suite. Cette propagande porta ses fruits, et on en retrouve encore aujourd’hui des échos dans les discours de la droite. La Guerre froide réduisit un mouvement communiste autrefois influent à un noyau pro-soviétique résiduel. De plus, le niveau de vie s’éleva pour beaucoup dans les années 1950 et début 1960.
À bien des égards, la CCF et son successeur, le NPD, sont devenus, dans les années 1950 et jusque dans les années 1960, une sorte de parti keynésien de gauche libérale. Le sens commun de l’époque était que la gestion keynésienne de la demande avait résolu les contradictions de l’économie capitaliste. Tous les discours sur le socialisme, la classe ouvrière et la propriété publique — toutes les notions de remplacement systémique du capitalisme — en vinrent à être considérés comme des antiquités du passé.
Dans ce contexte, le succès du gouvernement de la CCF de la Saskatchewan à mettre en place l’assurance-maladie, malgré les nombreux défauts de ce régime — surtout sur les questions autochtones et environnementales — fut exceptionnel, le produit de certains dirigeants qui firent de l’accès égal aux soins de santé une question de principe. Un Parti libéral fédéral en difficulté emprunta cette idée socialiste, l’édulcora et la revendiqua comme sienne. Avec le temps, bien sûr, les libéraux la trahirent à maintes reprises, le Parti libéral contemporain menant même la plus brutale attaque contre elle au milieu des années 1990.
Dans l’ensemble, il y eut un glissement marqué du parti vers la gestion du capitalisme, et non son renversement. La Déclaration de principes de Winnipeg ne dit presque rien sur la classe ou le conflit de classes. Les premiers pas vers le Nouveau Parti démocratique déroulèrent le tapis de bienvenue à tous les « Canadiens d’esprit libéral ».
Je pense donc qu’à la fin des années 1960, le NPD était un parti plutôt modéré. Ed Schreyer arriva au pouvoir au Manitoba comme premier ministre élu sous la bannière du NPD. Son gouvernement mit en place l’assurance automobile publique, qui resta une revendication constante du NPD des années 1960 aux années 1990 (symptôme du profond libéralisme du NPD de Bob Rae qui, après avoir fait campagne élection après élection sur cette base, abandonna même ce principe central). Dans l’ensemble, toutefois, le gouvernement Schreyer fut très modéré, et Schreyer lui-même reçut sa grande récompense des libéraux — la fonction de gouverneur général.

Nous voilà donc dans les années 1960, période de turbulences et de guerres impériales brutales, de nouvelles mouvances de gauche en effervescence, et de la contestation la plus connue de l’orientation du NPD : le Waffle. Parlez-moi de la façon dont vous percevez cela, avec plusieurs décennies de recul.

Ian McKay : Par souci de transparence, je devrais dire qu’au lycée, j’étais un membre mineur du Waffle, j’ai assisté au congrès de 1971 et milité pour Jim Laxer, le candidat du Waffle à la direction, qui força David Lewis jusqu’au quatrième tour de scrutin. Je garde encore de la sympathie pour ce mouvement. J’admirais Mel Watkins, l’autre dirigeant en vue du Waffle, et je suis devenu ami avec John Smart, figure clé en Ontario et (assez ironiquement) mon étudiant diplômé. Je ne suis pas un commentateur neutre. Un « Canada socialiste indépendant », slogan central du Waffle, est une idée que je défendrais encore aujourd’hui. Je n’ai joué aucun rôle important dans le mouvement, mais je l’ai vu — et je le vois toujours — positivement.
Comme historien de la gauche, cependant, je pense aussi qu’il est important d’évaluer les mouvements de gauche, y compris — peut-être surtout — ceux que nous favorisons, à la fois avec sympathie et avec réalisme. Dans ce cas, j’ai de la sympathie pour la façon dont le Waffle a capté une part de l’élan radical de la Nouvelle Gauche, que Peter Graham et moi, dans notre livre Radical Ambition : The New Left in Toronto, décrivons comme centré sur des principes tels que l’autogestion, la libération nationale et la communauté — et comment, un temps, il a réussi à faire percer l’idée d’un Canada socialiste indépendant à travers le blocus imposé par les médias libéraux canadiens contre les idées radicales.
Mais je suis aussi critique. Prenons le Manifeste du Waffle, débattu à Winnipeg à la fin des années 1960. Consultez-le en ligne, et vous verrez qu’il est rédigé de manière rigide, rempli de slogans, avec un anti-américanisme superficiel se substituant à une analyse du capitalisme mondial. Quand je l’ai relu récemment, je me suis dit : Vraiment ? C’est le mieux que nous pouvions faire ? Il n’y a rien sur les peuples autochtones, l’antiracisme, les femmes, les luttes LGBTQ+. Même sur le Québec, où le Waffle allait plus tard faire un travail important, le Manifeste semble prisonnier d’un modèle de « deux nations » hérité des libéraux et des conservateurs.
Ce qu’on oublie facilement, c’est que le Manifeste faisait partie d’un processus — et pas la partie la plus importante, à mon avis. La CBC a réalisé un documentaire fascinant sur la réunion fondatrice du Waffle, qui nous présente certaines de ses figures les plus importantes. Cela m’a révélé à quel point le document fut un travail bâclé, conçu pour frapper les esprits lors d’un congrès du NPD. Mais cela a aussi biaisé notre perception globale du mouvement, en donnant l’impression d’un cercle d’universitaires masculins complotant dans le salon torontois de Gerald Caplan. En réalité, le Waffle s’avéra bien plus ambitieux, inclusif et impressionnant que ne le laissent croire le Manifeste et ce documentaire. Il y eut de nombreux « mouvements Waffle » à travers le pays.
Par exemple, on pourrait croire — en voyant le documentaire et en lisant certains écrits — que le Waffle fut une affaire exclusivement masculine. Mais les femmes du Waffle furent une force avec laquelle il fallait compter. Elles menèrent de nombreuses campagnes, autour du droit à l’avortement et de l’égalité salariale. Elles défièrent les mouvements syndicaux rétrogrades et les NPD provinciaux sur la question des droits des femmes. Elles imposèrent l’idéal de la parité des sexes dans les principaux comités du parti, une proposition extrêmement contestée en 1971 et qui devint une pratique acceptée par le parti dès la décennie suivante. Le féminisme socialiste acquit au Canada une force supérieure à celle de bien d’autres régions du monde, avec des résultats durables.
De même, le silence du Manifeste du Waffle sur les enjeux autochtones ne doit pas être vu comme représentatif du mouvement. En Saskatchewan, les militants du Waffle mirent l’accent sur les droits autochtones, et Mel Watkins joua un rôle clé pour faire connaître la résistance autochtone au pipeline de la vallée du Mackenzie.
L’impression donnée par certains écrits est que le Waffle fut un phénomène éphémère centré en Ontario, sans réelle portée. La nouvelle historiographie suggère le contraire (et j’aimerais ici saluer une thèse de David Blocker à l’Université Western et les travaux de Roberta Lexier à l’Université Mount Royal, deux grandes contributions à la recherche). Elle montre que les expériences du Waffle variaient selon les régions. En Ontario, les militants du Waffle furent expulsés en 1972 à la demande de la direction du parti, inquiète des menaces venant des syndicats « internationaux » (c’est-à-dire basés aux États-Unis) dont le parti dépendait financièrement. Le Waffle avait commencé à s’implanter dans les mouvements ouvriers de certains endroits — Hamilton, Toronto, Sudbury, et même ma ville natale, Sarnia — ce qui agaça visiblement plusieurs figures syndicales puissantes.
Mais Blocker montre surtout qu’à travers le pays, les expériences furent diverses. Si, en Ontario, les militants du Waffle voulaient rester dans le parti et résistèrent à leur expulsion, au Manitoba et en Saskatchewan, ils s’éloignèrent du NPD dominant et ne se considéraient pas comme liés organiquement à lui. En Colombie-Britannique, selon Blocker, les militants du Waffle entrèrent tout simplement dans le parti et ne furent pas expulsés. Au Nouveau-Brunswick, le parti provincial passa sous le contrôle d’une direction liée au Waffle, ce qui alarma tellement le NPD fédéral qu’il reconstitua inconstitutionnellement le parti provincial d’en haut. Au Québec, l’insistance des militants du Waffle sur l’autodétermination créa des liens avec l’aile gauche du Parti québécois, et il n’est pas exagéré de dire que la position actuelle du parti sur le droit du Québec à tracer sa propre voie dans (ou hors de) la Confédération s’appuie sur des positions du Waffle des années 1970.
En somme, le récit établi — selon lequel l’expulsion du Waffle en Ontario en 1972 marqua la fin de son histoire — paraît de moins en moins convaincant. Le mouvement fut plus complexe et plus significatif à long terme qu’on ne l’avait d’abord imaginé.
Et certains enjeux de l’époque, comme la montée d’un nationalisme de gauche en réaction à l’impérialisme américain, semblent aujourd’hui revenir sur le devant de la scène.
Oui, et je pense que cela nous dit deux choses : d’abord, à quel point il est important de saisir cette histoire de façon précise et détaillée. Ensuite, à quel point le NPD a changé à partir des années 1990. Avant cela, le NPD mettait beaucoup l’accent sur l’indépendance canadienne, notamment en luttant pour un nouveau type de politique énergétique. Une chose que Blocker souligne, et que j’ai été stupéfait de découvrir, est que le NPD de l’Ontario avait officiellement approuvé lors d’un congrès la nationalisation d’Imperial Oil, une revendication du Waffle.

Je ne savais pas cela !

Ian McKay : Moi non plus, je ne le savais pas, avant de le découvrir dans son travail. L’évaporation de ce principe fondamental de la gauche — à savoir que nous contestons la propriété des grandes entreprises et la politique qui l’accompagne — aide à expliquer la parodie actuelle d’un premier ministre conservateur en Ontario et de l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre à Ottawa se faisant passer pour le « Capitaine Canada ». Leurs partis respectifs ont défendu depuis des décennies l’intégration économique continentale capitaliste. Nous récoltons maintenant les fruits de leurs politiques. Le NPD devrait élaborer un mouvement de résistance populaire contre la prise de contrôle du Canada et dénoncer l’hypocrisie flagrante des partis libéraux dont les politiques nous ont conduits à notre situation actuelle de dépendance abjecte vis-à-vis de l’Empire américain.

Tu as déjà évoqué l’un des gouvernements provinciaux néo-démocrates des années 1970. Mais il semble vraiment que dans les années 1990, le NPD ait été confronté à un déclin de la capacité fiscale de l’État, à une rupture de ses liens avec la classe ouvrière, amorçant ainsi ce qui allait s’accélérer en une capitulation plus complète au néolibéralisme. Les conséquences furent nombreuses, mais au cours des années 2000, Brad Lavigne, l’un des principaux conseillers de Jack Layton puis brièvement de Mulcair, décrivait le parti comme ayant abandonné « les grands projets pour de petites choses faisables ».

Ian McKay : L’exemple classique ici est le gouvernement Bob Rae. Il est arrivé au pouvoir avec une majorité en 1990 (avec seulement environ 37 % des voix). Ils ont remporté le pouvoir sur un programme traditionnel du NPD — assurance automobile publique, etc. Ils ont instauré certaines bonnes mesures, comme une loi anti-briseurs de grève. Mais dès le tout début, ils ont été confrontés à une catastrophe économique : un Ontarien sur dix sans emploi, l’effondrement des grandes industries, et une dette provinciale qui inquiétait Wall Street. Après avoir expérimenté des approches keynésiennes de gauche, que les grands médias torontois ont fustigées, le gouvernement s’est tourné vers l’austérité. Il n’a pas réussi à maintenir son alliance avec le mouvement syndical et a même piétiné les droits de négociation collective.
En essence, il est passé de la social-démocratie au néolibéralisme. The Left in Power de Steven High, qui vient de paraître chez Between the Lines, offre une interprétation subtile et puissante de ce moment. Il va bien au-delà du Rae-bashing pour explorer les dilemmes structurels de son gouvernement, qui comptait à la fois quelques socialistes honnêtes et la cohorte habituelle d’opportunistes et de renégats.
Ce débâcle était un signe des temps. Partout au Canada, les néo-démocrates, même ceux officiellement opposés aux nouvelles orthodoxies néolibérales, en sont venus à les adopter eux-mêmes. En Saskatchewan, le régime a même supprimé de nombreux hôpitaux ruraux, ce qui a grandement contribué à miner son soutien dans les campagnes. En Alberta, le gouvernement néo-démocrate s’est adapté plutôt que de remettre en cause radicalement une économie fondée sur les combustibles fossiles, complice du changement climatique mondial. Les gouvernements néo-démocrates du Manitoba et de la Saskatchewan ont mis en place des programmes d’austérité néolibérale semblables à ceux imposés par les régimes conservateurs et libéraux ailleurs. Le gouvernement néo-démocrate de Darryl Dexter en Nouvelle-Écosse, obsédé par le déficit et limité à un seul mandat, s’est conformé essentiellement à ce modèle.
Pour un partisan constant d’un Canada socialiste indépendant, ces compromis étaient décourageants. Ils révélaient les limites d’un socialisme parlementaire dépendant du capitalisme. Dans tant de cas, les gouvernements néo-démocrates se débattaient d’urgence en urgence — et il n’y avait pas, et il n’y a toujours pas, d’analyse globale sur la manière de répondre aux crises récurrentes du capitalisme d’une façon qui aille au-delà de l’atténuation de leurs conséquences. Steven High a une belle formule à propos de la « brume du pragmatisme ». Et une fois la brume dissipée, ce sont toujours les mêmes classes possédantes qui dirigent, comme elles l’ont toujours fait. Pas étonnant que tant de jeunes, condamnés à des vies de précarité permanente, aient si peu de foi dans le parti. Ils sentent bien que toutes les belles paroles ne changeront pas vraiment les réalités de leur existence.

Je soulignerais aussi le début de l’émergence d’un nouveau type d’opérateur néo-démocrate dans cette même décennie. Un professionnel hautement spécialisé de la politique qui, parfois en travaillant dans des firmes privées à but lucratif comme celles qui se sont formées au Manitoba au milieu des années 1990, est devenu membre d’une plus large coterie de consultants, spécialistes en communication et agences de publicité servant de tapis roulant à la politique néolibérale blairiste de la troisième voie. Leur paradigme est recyclé encore et encore dans toutes les campagnes provinciales et fédérales subséquentes du NPD.

Ian McKay : C’est un très bon point. On pourrait dire : « de Tommy Douglas au télémarketing ». Je pense qu’une fois que le NPD commence à se voir comme un parti qui joue simplement le même jeu que les autres, il veut naturellement gagner ce jeu. Comment y parvenir ? Eh bien, on engage des experts qui organisent des groupes de discussion, adaptent les publicités et élaborent des stratégies persuasives sur les réseaux sociaux — et ainsi de suite. Au bout du compte, le parti ne se distingue plus vraiment des autres partis.
Rae et Mulcair sont tous deux des symptômes de ce tournant loin d’une véritable alternative de gauche. J’ai presque apprécié Mulcair dans son rôle d’imitation de Perry Mason à la Chambre des communes, mais quelqu’un se souvient-il maintenant des scandales qu’il dénonçait si obsessionnellement ? Peut-on citer un discours de Jagmeet Singh qui remet en cause le système ? Ces figures ont été absorbées sans douleur par le système — un reflet du schéma persistant de la révolution passive libérale. L’histoire du CCF-NPD compte une longue liste de telles figures, exemples individuels de la révolution passive en action.
J’ajouterais que ceux qui se trouvent à la gauche de ce consensus néolibéral portent une certaine responsabilité dans cette situation désastreuse. Les intellectuels de gauche depuis les années 1980 — en économie politique, histoire, sociologie, études culturelles, théorie féministe — ont produit un travail important (puisque j’en fais partie, je suppose que je suis bien placé pour le penser). Mais, en partie à cause de la disparition du Waffle, en partie à cause de leurs façons de parler souvent obscures, ils ne parviennent généralement pas à atteindre les masses de travailleurs.
L’attaque actuelle contre le « marxisme culturel » est menée par des gens qui ont inventé un croquemitaine sur la base d’une absence totale de compréhension de la tradition qu’ils diffament. Mais leur message toxique trouve un écho parce que, dans une large mesure, les marxistes ont passé les quarante dernières années à se parler entre eux. Ils s’expriment souvent dans un langage qui dit en gros : « Nous ne sommes pas comme vous. »
La gauche a perdu sa capacité à parler aux gens ordinaires. Elle doit la retrouver. Et je ne parle pas de cette façon simplifiée de propagande néo-démocrate — « les gens comptent davantage, nous nous battons pour vous », etc. J’appellerais tout cela des formulations sans cerveau. Je parle de réellement comprendre où en sont les travailleurs aujourd’hui, de vraiment le saisir et de ne pas leur parler de haut.
Le résultat d’un NPD accommodant envers le néolibéralisme et d’une gauche inefficace est un sentiment généralisé que personne dans la politique fédérale n’est vraiment capable de faire une quelconque différence. Ayant abandonné les principes fondamentaux qui sous-tendaient le CCF et que le Waffle avait ravivés, les néo-démocrates traditionnels peinent à expliquer pourquoi les gens devraient voter pour eux et non pour les libéraux. Pourquoi s’attarder auprès de personnes qui ne savent pas qui elles sont et qui, au bout du compte, semblent tout à fait disposées à passer chez les libéraux chaque fois que cela leur convient ? La tragédie est qu’un tel conformisme ne nous aide pas à changer les dynamiques d’un système qui nous pousse tous vers une catastrophe multidimensionnelle — une « crise organique » de l’ordre établi, pour citer Gramsci. Cela nous détourne du travail de compréhension et de maîtrise de cette crise.

Parlez un peu de ce qu’est l’héritage, même dans l’histoire de la CCF et du NPD, en ce qui concerne ce travail intellectuel et culturel. Parce que je pense que vous avez vous-même souligné qu’à différentes époques — avec le socialisme ouvrier des années 1930, avec la pensée oppositionnelle des années 1960 qui a mené au Waffle, avec les féministes socialistes des années 1980 — il y a eu des moments d’effervescence intellectuelle. Qu’est-il advenu de tout cela ?

Ian McKay : L’un des grands mérites d’une lecture sérieuse, non polémique et réaliste de l’histoire de la gauche est qu’elle montre que, confrontés à leurs propres crises déchirantes du capitalisme, les militants de gauche au Canada ont souvent créé de puissants mouvements anticapitalistes. Au plus fort de la Grande Dépression et de la guerre froide, ils ont persévéré. Ils méritent d’être respectés comme nos ancêtres collectifs.
énération après génération, les militants de gauche au Canada nous ont légué de précieuses ressources de pensée et de lutte. Il est facile de sous-estimer la première génération des années 1890-1920, dont beaucoup concevaient le socialisme comme une science évolutive de la transformation et se considéraient comme des révolutionnaires. Ils ont fondé des revues, produit des livres et aidé à organiser des grèves massives. La deuxième vague de socialistes a été fortement influencée par la Révolution russe — et tous n’étaient pas membres du Parti communiste, loin de là. La troisième, incarnée par la CCF, s’est attachée à transformer les États canadiens existants et à les développer comme instruments de réorganisation de la société. La quatrième et la cinquième — la Nouvelle Gauche et les nouveaux mouvements sociaux — ont travaillé à partir des idées de libération sociale et personnelle face aux contraintes de la société capitaliste.
Puis est arrivé le néolibéralisme. Et le néolibéralisme n’est pas seulement une technique d’économie politique : c’est en réalité une philosophie totalisante et envahissante de la vie — un individualisme possessif dopé aux stéroïdes. Lorsqu’il a commencé à s’imposer au Canada, en grande partie à l’instigation des partis libéral et conservateur, mais ironiquement aussi avec l’aide de gouvernements provinciaux néo-démocrates, il est devenu difficile d’imaginer une gauche cohérente et théoriquement ambitieuse. Nous ne repartons pas de zéro — toutes ces générations passées de militants ont beaucoup à nous enseigner — mais nous devons imaginer une nouvelle formation de gauche au Canada, capable de défier le néolibéralisme tant sur le plan national que mondial.
C’est difficile, étant donné la puissance du néolibéralisme — qui est en essence un programme cohérent et systématique de démobilisation puis de destruction du mouvement ouvrier et de la gauche. Le système a cette capacité de normaliser ce qui ne l’est pas : une planète à l’agonie, une ploutocratie gavée face à des travailleurs réduits à des vies de misère, et même un génocide en cours défendu au nom de « l’Occident ». Pas besoin d’être marxiste — même si ça aide — pour voir que ces phénomènes étroitement liés constituent tous une menace directe, non seulement pour les travailleurs du monde entier, mais pour la civilisation humaine dans son ensemble. La prochaine formation de gauche devra placer cette menace au cœur de sa politique.

D’un autre côté, on a l’impression qu’aujourd’hui, plus que jamais dans ma propre vie, il existe une tendance culturelle contre-hégémonique et un appétit pour une pensée audacieuse et radicale, anti-corporatiste et anti-néolibérale. Mais il semble que le parti, le NPD, dans son état actuel, n’ait absolument aucune volonté de s’y engager, de l’alimenter, de l’éduquer.

Ian McKay : En effet. Dans son état actuel, le NPD ne fait presque aucun travail sérieux pour analyser le système social ou pour transformer la vision du monde de ses membres. Contrairement à l’époque où la CCF organisait des groupes d’étude consacrés à l’analyse socio-économique, où l’on s’attendait des communistes à étudier sans cesse, ou encore à l’époque où Make This Your Canada exposait avec finesse une politique très différente, le NPD actuel réagit passivement aux crises de l’ordre néolibéral.
Bien sûr, la rhétorique est encore parfois là — les gens avant les profits, mettre la communauté en premier, défendre les familles de travailleurs, etc. Mais si la rhétorique n’est pas suivie d’un travail acharné d’analyse et d’action, elle ne résonne pas. Le parti fait très peu d’éducation. Je n’arrive pas à me souvenir de la dernière fois où j’ai eu l’impression qu’on me présentait un message cohérent du NPD allant au-delà d’une propagande simpliste.
Le parti ne mène pas non plus beaucoup de travail éducatif entre les élections (il y a certaines exceptions notables, comme les campagnes provinciales inspirées du NPD en Nouvelle-Écosse sur la crise du logement). Il n’a aucune présence intellectuelle dans la société civile — pas un seul quotidien reflétant une perspective contre-hégémonique. Ainsi, non seulement il lui manque une vision socialiste cohérente, mais il lui manque aussi le sens qu’il faut transformer la société civile pour obtenir un changement politique durable.
Rien de tout cela ne relève du pessimisme ou du fatalisme. Toutes ces tendances peuvent être combattues. Les formations de gauche passées l’ont fait. C’est un élément encourageant que l’on retrouve dans l’histoire de la gauche.
Au plus fort de la Dépression, alors que des gens étaient abattus pour avoir été au chômage, on a en réalité créé une opposition socialiste efficace et militante. Même chose dans les années 1960 : face au Vietnam, face à toutes les énormités de l’ordre capitaliste libéral, les gens ont massivement répondu et fait une différence significative. Il n’y a aucune raison que cela ne puisse pas se reproduire. Nous devons simplement réapprendre à le faire, encore une fois, en prêtant attention de manière réaliste à notre contexte spécifique et à la manière dont il peut être transformé, dans un exercice que Gramsci appelait la « reconnaissance ».

Quelque chose que vous avez dit avant l’enregistrement m’a frappé : il y avait en réalité beaucoup plus de place pour le débat et la dissidence, même, par exemple, à l’époque où le Waffle était actif, puis en voie d’être purgé, dans les années 1970.

Ian McKay : C’est exact. Il se passait beaucoup de choses dans ce moment du Waffle qui laissent penser que les dirigeants du parti étaient disposés à écouter et à prendre au sérieux sa critique. Par exemple, Stephen Lewis lisait avec une certaine sympathie le Waffle Manifesto avant de devenir le principal adversaire du mouvement. Ed Broadbent était proche du mouvement avant de s’en distancer (et comme je le lui ai rappelé dans une entrevue peu de temps avant sa mort, son professeur Macpherson, à l’Université de Toronto, lui avait sévèrement enjoint de retrouver son anticapitalisme). On avait le sentiment qu’un débat honnête sur les fondamentaux au sein du parti pouvait être une bonne chose.
Je ne retrouve plus cette impression aujourd’hui. Ce que je ressens du parti, c’est une tendance assez autoritaire à faire taire les dissidents potentiels. On pense à Sarah Jama, à Hamilton, expulsée parce qu’elle a été, sur la question de Gaza, une antifasciste prématurée. Ou aux divers candidats du NPD choisis par leurs associations de circonscription et ensuite rejetés par la direction. Il y a dans le parti un autoritarisme inquiétant qui permet aux dirigeants de réprimer les dissidents au lieu de les écouter. Dans un parti véritablement démocratique, on permet aux gens d’être en désaccord avec la ligne du parti et on en débat. On a des discussions franches et claires. Homogénéiser le parti, lui imposer une règle verticale et descendante, c’est le contraire de la démocratie.

À quoi attribuez-vous cela ? Car j’ai souvent souligné que des partis de droite, comme le Parti conservateur, entretiennent souvent une relation plus saine avec leur propre aile droite, en les utilisant comme chevaux de Troie pour déplacer les limites du débat acceptable. Alors que, du côté de la gauche, on trouve une orientation très différente. Est-ce une sorte de résidu du complexe de guerre froide du NPD ?

Ian McKay : Oui, en partie. Et un autre facteur de l’anti-intellectualisme de gauche a été le désintérêt de nombreux théoriciens de gauche pour s’engager avec les gens sur des questions qui comptent directement pour eux, dans un langage qu’ils peuvent comprendre. La montée du néolibéralisme a eu un effet extrêmement fragmentant sur une gauche déjà hétérogène.
Je pense que c’est aussi, et là je suis un peu autocritique, un aspect durable de la culture de gauche, depuis le XIXe siècle en réalité, où si je discute avec vous et que nous ne sommes pas d’accord, je vous déclare essentiellement ennemi, persona non grata, vous devez être expulsé du mouvement, votre nom traîné dans la boue. On voit cela tout au long des polémiques de Marx contre ses adversaires : Anti-Dühring. Mais qui se souvient de Dühring, franchement ? Personne ne s’en rappelle, alors que tout le monde se rappelle du Manifeste… qui fait 400 pages. La gauche a hérité de cette tendance, accentuée par beaucoup des nouveaux mouvements sociaux dans les années 1970. Je pense que c’est très contre-productif.
Les militants de gauche, souvent, à mon expérience, pensent que les gens devraient penser exactement comme eux. Ou ils imaginent que, s’ils accrochent une affiche avec la faucille et le marteau dans la cafétéria universitaire ou qu’ils utilisent certaines déclarations comme « nous, le peuple », ils parlent réellement au nom du peuple. Or, c’était le dilemme tragique classique des partis d’avant-garde dans les années 1970.
Ils se déclaraient « partis révolutionnaires ouvriers », ou quelque variante de ce nom, mais en réalité, il y avait très peu d’ouvriers dans ces partis. Et les gens de la classe ouvrière les ignoraient simplement. Ils ne comprenaient pas leur langage. Ils ne saisissaient pas leurs références historiques. Tout cela leur paraissait étrange et étranger.
Donc oui, la guerre froide est pour beaucoup là-dedans. Mais il y a aussi un certain élément d’autoritarisme de gauche, cette culture de l’anathème. Et dans les deux cas, il faut aller au-delà. Il faut développer de nouvelles façons de se parler qui ne soient pas de cet ordre. Pas seulement parce que c’est discourtois, mais aussi parce que cela rebute les gens.

Il me semble qu’aux meilleurs moments du parti, peut-être pas organisationnellement, mais dans certaines campagnes, les formations CCF/NPD ont su élaborer des critiques très efficaces du système économique et mener des campagnes percutantes. Je pense à la campagne de David Lewis en 1972, où il a ciblé de façon célèbre les « corporate welfare bums » (les parasites de l’aide corporative).

Ian McKay : Bon point. David Lewis, nourri dans les traditions marxistes juives, n’a jamais perdu le sens qu’un message central de la gauche devait être de dévoiler et de résister aux irrationalités du capitalisme. Bien qu’ardent combattant dans les campagnes de la guerre froide contre les communistes, je pense qu’il n’a jamais perdu ce sentiment sous-jacent que le capitalisme devait être combattu et dépassé. Sa campagne de 1972 s’est attachée à éduquer les gens sur la corruption du système, avec des entreprises se gavent à la mangeoire publique. Chaque jour, il y avait une nouvelle révélation sur le festin corporatif de l’État. Les médias ont largement relayé son message radical. La campagne n’était pas parfaite. Même le slogan central reprenait l’idée de « welfare bums », un reste du libéralisme traditionnel. Mais elle était encore bien meilleure que beaucoup des campagnes qui ont suivi, avec leurs mots creux et sucrés sur la justice et l’égalité.

Alors, avec votre « chapeau d’historien », quel conseil donneriez-vous à une formation émergente qui imagine que le NPD pourrait réaliser une partie de ce potentiel radical jamais concrétisé ?

Ian McKay : D’abord, je recommanderais de développer une conscience solide de ce que, depuis plus d’un siècle, la gauche canadienne a accompli contre des obstacles énormes. Il est facile de se laisser submerger par la crise organique actuelle de l’ordre capitaliste et d’oublier qu’elle se poursuit depuis longtemps. Les militants de gauche de l’époque de la Dépression, qu’ils soient communistes ou socialistes, confrontés à des droitiers prompts à tirer et à des conditions plus sombres que celles que la plupart d’entre nous ne connaîtront jamais, ont réalisé des prouesses étonnantes de résistance et de renouveau culturel, allant de la Marche sur Ottawa au théâtre d’agit-prop jusqu’aux premiers balbutiements du féminisme socialiste. Les militants de la Nouvelle Gauche, face à l’obscénité de la guerre du Vietnam et aux autorités complices, furent tout aussi impressionnants à leur manière. Le féminisme socialiste et la libération homosexuelle qui se sont développés au sein de la Nouvelle Gauche ont transformé les rapports de genre au Canada. Ces formations successives de la gauche ont fait une grande différence. La prochaine gauche peut en faire autant.
Ensuite, j’examinerais de près comment les expériences dans des contextes similaires à celui du Canada se sont déroulées. Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, La France Insoumise, l’ascension et la chute de Jeremy Corbyn, le phénomène Bernie Sanders aux États-Unis, les expériences socialistes en Colombie, au Brésil et au Chili : toutes méritent une étude attentive. On ne peut pas simplement importer des modèles d’ailleurs dans le contexte canadien, mais on peut en tirer beaucoup d’enseignements. Elles peuvent servir à la fois d’avertissements et d’exemples inspirants.
Troisièmement, je travaillerais à développer des mouvements sociaux et culturels qui « entourent » le parti avec des militants véritablement engagés dans l’analyse et le dépassement du capitalisme. C’est une leçon que je tirerais du féminisme socialiste et de l’écologisme radical — deux courants qui ont acquis une influence significative en dehors du parti et auxquels celui-ci a dû répondre. Les féministes socialistes nous offrent un exemple de la manière de combiner l’activisme extra-parlementaire avec le travail à l’intérieur du parti — un thème favori, d’ailleurs, du Waffle, qui n’a jamais été seulement un mouvement centré sur le NPD et qui a souvent poussé pour un parti capable de mener des luttes au niveau communautaire.
Quatrièmement, je développerais et affinerais la critique de la propriété et du complexe culturel de « l’individualisme possessif ». Cela impliquerait de montrer, dans un langage terre-à-terre à la manière du CCF, à quel point il a été désastreux de traiter les droits de propriété comme des absolus. Bien sûr, les libéraux, comme ils l’ont fait dans leurs croisades passées contre les droits syndicaux, l’assurance-maladie, une politique étrangère indépendante, etc., lanceront le cri que les socialistes veulent dépouiller les gens ordinaires de leur logement et de leur voiture. En tant que croyants fidèles à l’ordre établi, c’est leur rôle idéologique. Mais le nôtre est de souligner à quel point la société qu’ils défendent si ardemment est autodestructrice, irrationnelle et cruelle. L’enjeu est l’éradication de la propriété capitaliste et des rapports sociaux qui l’accompagnent, et non la confiscation des petites possessions qui protègent les gens ordinaires des ravages du marché. Entre libéraux et socialistes, il existe une rivière de feu. Il n’existe pas de « bloc progressiste » qui unirait les deux.
Et cinquièmement, pour revenir au point de départ de notre conversation, il s’agit d’avoir une analyse du libéralisme et une alternative à celui-ci. Depuis au moins les années 1920, les processus de révolution passive libérale ont aspiré de nombreux militants de gauche à imaginer que les libéraux (et, dans bien des cas, le Parti libéral) sont nos amis. Depuis un siècle, cette confusion a été désastreuse pour la gauche — comme l’a montré de manière si douloureuse la récente élection. Nos deux partis dominants, ainsi que leurs homologues pseudo-populistes, doivent être contestés radicalement — tant sur leurs principes sous-jacents que sur leurs pratiques. Se rapprocher des libéraux, c’est la mort pour la gauche. Ils ne sont pas nos amis.
Beaucoup des nouveaux mouvements sociaux apparus depuis les années 1970 ont été des exemples admirables de telles critiques efficaces. Ils se sont appuyés sur les idées de la nouvelle gauche des années 1960 et 1970 en matière d’autonomisation des communautés, de soulèvement des groupes opprimés et de revendication d’un avenir meilleur. Mais je pense que ce qui manquait à beaucoup de militants de la nouvelle gauche des années 1960, et qui manque aussi à beaucoup de militants actuels, c’est la nécessité d’un mécanisme de coordination, d’un organe général permettant de mettre en dialogue ces divers mouvements sociaux afin qu’ils créent quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes. Seul un tel corps cohérent peut tirer des leçons des expériences passées et chercher à les transmettre à une population plus large. On a encore besoin d’un parti, malgré tous les problèmes inévitables qu’il comporte. Un parti dans lequel les gens peuvent véritablement confronter leurs divergences et élaborer un programme. Peut-être que ce parti pourrait même être un NPD fondamentalement transformé.

Merci d’avoir trouvé une lueur d’espoir pratique et de possibilité dans une histoire qui n’a pas toujours été porteuse d’espoir. Merci pour votre temps, Ian.

Ian McKay : Avec plaisir.

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