Édition du 3 décembre 2024

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Militarisation

OTAN : de mal en pis

À la fin de ce mois de juin, pour la deuxième fois depuis l’adhésion de l’État espagnol à l’OTAN en 1982, l’Alliance atlantique tient un sommet à Madrid. Il se trouve que chacun de ces deux sommets de Madrid constitue un moment décisif dans l’histoire de l’organisation.

Hebdo L’Anticapitaliste - 622 (30/06/2022)

Par Gilbert Achcar

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Wikimedia Commons

« Moment unipolaire »

Le sommet précédent, en 1997, fut l’aboutissement d’un long débat entre les gouvernements des pays membres de l’OTAN sur l’élargissement de l’alliance vers l’Est. Le débat était public et animé aux États-Unis, impliquant la quasi-totalité de l’establishment de la politique étrangère. Il opposait ceux qui mettaient en garde contre l’ostracisme à l’égard de la Russie — qui, selon eux, était la manière dont toute expansion de l’OTAN vers des pays autrefois subordonnés à Moscou serait inévitablement perçue par les Russes — à ceux qui étaient impatients de saisir l’occasion offerte par ce que l’éditorialiste du Washington Post Charles Krauthammer avait appelé en 1990 « le moment unipolaire », afin d’étendre l’hégémonie étatsunienne à des régions qui faisaient autrefois partie de la sphère soviétique.

Cette dernière position était partagée par la majeure partie de l’administration Clinton, inspirée en coulisse par un Zbigniew Brzezinski dans le rôle de gourou. La position opposée était représentée au sein de l’administration par le secrétaire à la défense William Perry durant le premier mandat de Bill Clinton. Perry fut évincé de l’administration et, de manière très révélatrice, remplacé par le républicain William Cohen pour le second mandat de Clinton, l’année même du sommet de Madrid.

Les partisans de l’expansion de l’OTAN vers l’Est souhaitaient que l’empire US englobe une grande partie de l’ancien empire soviétique, car ils pensaient que, tôt ou tard, la Russie postcommuniste chercherait à renouer avec sa longue tradition impériale. Il était donc nécessaire d’anticiper cette évolution inévitable en assurant le contrôle par les États-Unis de la plus grande partie possible de l’ex-empire soviétique. Comme le régime de Poutine s’est effectivement engagé dans un comportement prédateur depuis 2008 dans ce que la Russie considère traditionnellement comme son « étranger proche » impérial — intervention en Géorgie en 2008, annexion de la Crimée et intervention dans le Donbas en 2014, tentative d’invasion pour un « changement de régime » en Ukraine en 2022, et efforts en cours pour occuper l’ensemble du Donbas et les régions adjacentes — on serait tenté de croire que ceux qui ont préconisé l’élargissement de l’OTAN ont eu raison.

Prophétie auto-réalisatrice

La vérité, cependant, est que ce résultat est précisément ce contre quoi les opposants à l’élargissement avaient mis en garde. Ils avaient prédit à juste titre que les Russes verraient l’expansion de l’OTAN vers l’Est comme un geste hostile et qu’elle susciterait donc parmi eux des attitudes revanchistes. En d’autres termes, ils ont averti que l’élargissement de l’OTAN en prévision d’un retour de la Russie à un comportement impérial constituerait en fait une prophétie auto-réalisatrice.

Le sommet de 1997 a officiellement invité la Hongrie, la Pologne et la République tchèque à rejoindre l’alliance. L’adhésion des trois pays d’Europe de l’Est fut accomplie deux ans plus tard, lors du sommet de Washington qui célébrait le 50e anniversaire de l’OTAN. Cela eut lieu alors que l’alliance bombardait la Yougoslavie en violation du droit international, dans le cadre de la première guerre dirigée par les États-Unis après 1990 sans autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies.

Avec l’invasion de l’Irak en 2003 par les États-Unis, contournant une fois de plus le Conseil de sécurité des Nations unies, et l’élargissement de l’OTAN en 2004 à sept autres pays d’Europe de l’Est, dont les trois États baltes qui faisaient autrefois partie de l’URSS, cette série d’événements a été décisive dans la création de l’animosité entre la Russie et l’Occident qui a préludé à l’invasion de l’Ukraine.

Le prochain sommet de Madrid sera l’occasion d’un bond qualitatif majeur dans la définition de la raison d’être de l’OTAN, avec des conséquences non moins graves que celui de 1997. Il ne s’agit pas de l’invitation formelle de la Finlande et de la Suède à rejoindre l’alliance, bien que ce nouvel élargissement soit certainement très important, peut-être même plus que tous les précédents, car il allongera considérablement la frontière directe de l’OTAN avec la Russie (la frontière de la Finlande avec la Russie est longue de 1340 kilomètres). À cet égard, le seul point d’interrogation est la position de la Turquie, car toute nouvelle offre d’adhésion doit être approuvée à l’unanimité par tous les membres actuels de l’OTAN, un principe qui confère à chacun d’eux un véritable droit de veto. Ankara souhaite que les deux États nordiques prennent des mesures contre le mouvement kurde, fortement représenté parmi les réfugiés dans les deux pays.

Hostilité ouverte à la Chine

Toutefois, la nouveauté la plus dangereuse du sommet de Madrid consiste en une extension qualitative majeure de l’objectif de l’OTAN. Fondée à l’origine comme une alliance défensive contre l’Union soviétique et ses États subordonnés, l’OTAN s’est muée après 1991 en une « organisation de sécurité » — ce qui signifie qu’elle a été impliquée dans des actions militaires (l’OTAN en tant que telle ne s’est formellement engagée dans aucune guerre du temps de l’URSS) — et a redéfini son objectif en ostracisant la Russie post-soviétique par une expansion vers ses frontières. Le Conseil OTAN-Russie créé en 1997 était une maigre consolation donnée à Moscou en lieu et place d’une invitation à rejoindre l’alliance. Personne n’en fut dupe. De tacite, l’hostilité de l’OTAN envers la Russie est devenue explicite après l’annexion de la Crimée en 2014.

Le sommet de Madrid va directement impliquer l’OTAN dans une hostilité ouverte à la Chine, bien au-delà de la zone de compétence initiale de l’alliance. Cette zone est définie dans le traité constitutif de l’OTAN de 1949 comme comprenant une attaque armée « contre le territoire de l’une des parties en Europe ou en Amérique du Nord, contre les départements français d’Algérie, ou contre les îles placées sous la juridiction de l’une des parties dans la région de l’Atlantique Nord au nord du Tropique du Cancer. » La mutation de l’OTAN après 1991 l’a conduite à intervenir au-delà du territoire de ses membres, d’abord dans les Balkans, puis beaucoup plus loin de sa zone d’origine, en Afghanistan, à la suite des attentats du 11 septembre 2001.

La participation aux réunions de l’organisation est néanmoins restée limitée à l’Europe et à l’Amérique du Nord. Plus maintenant. Le Japon, ainsi que l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud ont été invités à participer au sommet de Madrid en tant que « partenaires » de l’OTAN dans la région Asie-Pacifique — une provocation très sérieuse pour Pékin, qui ne peut interpréter cette invitation que comme une étape vers la consolidation des alliances dirigées par les États-Unis dans un réseau mondial unique opposé à la Russie et à la Chine. À l’issue de la réunion préliminaire des ministres de la Défense de l’OTAN qui s’est tenue le 16 juin, le secrétaire général de l’organisation, Jens Stoltenberg, a déclaré que le nouveau concept stratégique de l’OTAN qui sera adopté au sommet de Madrid exposera la position de l’alliance « sur la Russie, sur les défis émergents et, pour la première fois, sur la Chine ».

Reconstruire un mouvement mondial pour la paix

Du point de vue de Washington et de sa volonté de perpétuer son hégémonie sur la majeure partie de l’Europe et de l’Asie-Pacifique en présentant la Russie et de la Chine en ennemis — un plan stratégique mis en œuvre par toutes les administrations US successives après 1991 — la nouvelle escalade qui sera confirmée à Madrid est tout à fait logique. Tout en soutenant résolument la résistance de l’Ukraine à l’invasion russe, le président Biden a multiplié les gestes provocateurs à l’égard de Pékin, notamment en déclarant, avant une réunion au sommet en mai de l’alliance antichinoise connue sous le nom de Quad (Japon, Australie et Inde avec les États-Unis), que les États-Unis défendraient militairement Taïwan. Cette déclaration a été rapidement atténuée par le département d’État, qui avait lui-même retiré en mai d’une fiche d’information sur Taïwan figurant sur son site Internet la déclaration « nous ne soutenons pas l’indépendance de Taïwan » avant de la réintroduire en juin.

Du point de vue de l’Europe et de l’Asie-Pacifique, acquiescer à cette extension de facto du rôle de l’OTAN équivaut à se laisser entraîner comme les moutons de Panurge jusqu’à se jeter à la mer. Se mettre à dos la Chine n’est pas dans l’intérêt de l’Europe, ni dans celui d’aucun des États invités au sommet de Madrid. Même si les gouvernements européens pensaient que la Russie est désormais devenue irréversiblement une menace pour leur sécurité, il serait tout à fait contre-productif pour eux de pousser Pékin à consolider une alliance avec Moscou.

Ces développements rapprochent le monde d’une conflagration qui pourrait être bien plus grave que la guerre en cours en Ukraine et pourrait mettre en danger l’avenir de l’humanité. Il est urgent de reconstruire un mouvement mondial pour la paix opposé à toutes les alliances militaires et exigeant leur dissolution, un mouvement qui s’oppose également aux augmentations massives en cours des budgets militaires. Il est grand temps de revenir au désarmement mondial sous l’égide de l’ONU, comme le prévoit la Charte de l’organisation. Cette charte est la pierre angulaire du droit international dont le rôle doit être renouvelé contre la dérive actuelle vers la loi de la jungle. Les sommes énormes sans cesse croissantes qui sont consacrées à l’armement et à la destruction pourraient être judicieusement réaffectées aux seules guerres véritablement dans l’intérêt du genre humain : les guerres contre la pauvreté et le changement climatique.

Traduit de l’original anglais publié dans The Nation.

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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