Édition du 23 avril 2024

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Canada

Alors Monsieur Trudeau, ce sera Keynes ou Freidman ?

Murray Dobbin, counterpunch.org, 22 janvier 2016,
Traduction, Alexandra Cyr

Les paris sont ouverts ! Est-ce que M. Trudeau et ses conseillers vont choisir une approche néo keynésienne pour faire face au désastre économique du pays ou est-ce qu’ils vont rester accrochés à l’idéologie néolibérale qui a été la règle des gouvernements des trente dernières années, qu’ils aient été libéraux ou conservateurs ? L’annonce des déficits planifiés (quoique modestes) pour les trois ou quatre prochaines années suggère un retour des interventions publiques dans l’économie. Le programme d’infrastructures n’est pas incompatible avec le néo libéralisme. Le plus ardent défenseur du marché libre finira par avouer, si vous le poussez à bout, qu’actuellement, nous avons grandement besoin de routes, de ponts, d’égouts et d’aqueducs.

Le vrai test pour ce gouvernement repose sur le Traité Trans Pacifique, le TPP. Les libéraux n’ont encore pris aucun engagement. La ministre du commerce international, Mme Chrystia Freeland a récemment déclaré : « Nous n’avons encore rien décidé ». Cela tranche singulièrement avec ses déclarations antérieures. Il semble bien qu’un réel débat ait lieu dans le bureau du premier ministre et qu’il porterait sur l’entérinement d’une autre entente de protection des investissements.

Nous disposons maintenant d’un corpus d’études et de commentaires qui indiquent comment le TPP serait contraire aux intérêts économiques et démocratiques du pays. Mais bien peu a été fait comme bilan de ce genre de traités spécialement les premiers de cette espèce : l’ALÉNA et son prédécesseur, le traité de libre-échange canado américain (TLÉCUSA). Un retour sur le passé nous aiderait à comprendre où le TPP et celui avec l’Europe, vont nous mener.

Au titre de la souveraineté, nous payons un prix lourd. Mais avec quelle contrepartie ? Est-ce que ces traités augmentent le commerce et les investissements étrangers directs ce qui est leur objectif ? Les études qui ont examiné après dix ans d’activités l’ALÉNA et le TLÉCUSA, montrent qu’ils ont eu peu d’impact. Si les échanges commerciaux entre le Canada et les États-Unis ont connu une augmentation spectaculaire au cours des années quatre-vingt-dix, une étude d’Industrie Canada conclut que : « …après contrôle d’autres variables, il s’avère que les traités de libre échange ont eu un impact modeste sur les exportations canadiennes vers les États-Unis, environ 9%....la forte expansion du commerce américain et le taux de change ont été principalement responsables de l’augmentation des exportations canadiennes vers les États-Unis au cours des années 90 ».

Les défenseurs des traités de libre échange font une présentation très positive des liens avec les investissements étrangers directs. C’est trompeur. Alors qu’on assume généralement qu’il y a un lien positif entre les investissements étrangers et le développement de l’emploi ce n’est pas le cas au Canada. En 1998, la division sur les investissements d’Industrie Canada a procédé à un examen de cette situation au pays. En 1997, ils s’élevaient à 21millards 2 cent mille dollars. En 97,5% de cette somme a servi à acheter des compagnies canadiennes. Et 1997 n’était pas une exception en la matière. En moyenne, entre juin 1985 et juin 1997, 93,4% des investissements étrangers au pays ont servi à acheter des compagnies canadiennes. En 2001, le taux était de 96,5%.

Plus on creuse dans l’étude de ces traités plus on découvre que ça va de mal en pis. L’ALÉNA nous a fait perdre 275,000 emplois. En se concentrant presque exclusivement sur les exportations, en abandonnant toute initiative politique pour le développement industriel, l’économie canadienne a beaucoup perdu en termes de valeur industrielle ajoutée. Selon John Ivison du Globe and Mail : « …la part (des exportations totales) du pétrole et du gaz réunis a atteint 23% en 2014 alors qu’elle se situait à 6% il y a dix ans. Pendant ce temps, (la part de) l’industrie manufacturière, comme le secteur automobile, est passée de 22% à 14% ». En 2015, la balance des paiements est lamentable. D’octobre 2014 à octobre 2015, elle a atteint 17,4 milliards de dollars soit la pire année jamais vue.

La protection des investissements a peu à voir avec le commerce. Elle fournit surtout aux « investisseurs », donc aux entreprises transnationales, des droits extraordinaires qui s’attaquent à la souveraineté des pays qui signent ces traités. Mais ça ne fonctionne que s’il existe (dans ces pays), une classe de capitalistes qui en tire avantage, qui prend des risques, investit dans l’innovation et s’engage dans des stratégies audacieuses d’exportation. C’est le cas des pays asiatiques partenaires du TPP. Autrement, c’est accepter de ne devenir que le terrain de jeu des entreprises transnationales qui viennent faire des affaires chez-nous.

Signer ce traité représente un risque d’autant plus grand qu’il n’est pas certain que les entreprises canadiennes soient prêtes à diriger leurs exportations ailleurs qu’aux États-Unis. Si le passé est garant de l’avenir, elles ne le feront pas.

L’ALÉNA devait mettre les grandes entreprises canadiennes en compétition avec les américaines en matière de productivité. Ça n’est jamais arrivé. Dans deux études sur la compétitivité produites par M. Michael E. Porter de la Harvard Business School, en 1991 et 2001, la conclusion se lit ainsi : « Les États-Unis font preuve de beaucoup plus d’esprit entrepreneurial…La recherche a mis au jour le manque de sophistication des compagnies canadiennes en matière d’opérations et de stratégies ». Quelques compagnies canadiennes ont pu compétitionner internationalement mais au moindre coût. Pour réaliser leurs profits, elles se sont reposées sur les avantages des ressources naturelles et sur les salaires plus bas que chez leurs vis-à-vis du G-7 plutôt que sur des produits et des processus plus sophistiqués.

Depuis, rien n’a vraiment changé. En plus, avec la valeur à la baisse du dollar canadien, les compagnies d’ici seront encore moins tentées de tirer avantage du TPP pour investir et exporter dans les pays asiatiques. Ce qui va changer, c’est que les entreprises de dix pays supplémentaires vont pouvoir investir ici avec des droits renforcés dont celui de poursuivre le gouvernement canadien si des mesures venaient à entraver leurs profits anticipés.

Peut-être que M. Trudeau pense qu’il peut jouer sur les deux tableaux : introduire une parcelle de keynésianisme et intervenir dans l’économie mais en même temps demeurer au sein du club des privilégiés et échapper à la condamnation de Bay Street en signant le traité. Malheureusement ce n’est pas si simple. Ce qui s’est passé en Ontario avec l’effort stratégique d’investissements publics montre bien comment les deux approches sont incompatibles.

La loi ontarienne dite de l’énergie verte faisait la promotion du développement interne de l’énergie solaire et éolienne. Mais, en novembre 2012, on à découvert que la politique « d’achat local » violait les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le Canada (est allée en appel) et l’a finalement perdu en mai 2013. La province a immédiatement annoncé que l’exigence d’utilisation de matériaux ontariens était éliminée. Le programme s’est arrêté là. Chaque fois que le Canada signe un nouveau traité de « libre échange » l’espace se réduit pour l’implantation de programmes gouvernementaux dans la transition vers l’économie de l’énergie propre.

Même si ces ententes ont pour but d’augmenter le commerce, sa composante internationale va faire du sur place dans un avenir prévisible. Et cela ne tient pas qu’à la baisse dans la croissance en Chine mais à ce que la plupart des pays développés s’accrochent aux politiques néo libérales d’austérité et de baisse des salaires, la recette dont le Canada a fait l’expérience. Cela s’ajoute à une faible demande persistante et à une diminution du commerce international.

On ne peut que souhaiter qu’en examinant les perspectives de croissance économique, M. Trudeau et ses conseillers s’attachent à ce qu’ils peuvent changer en laissant de côté ce qui leur échappe. 75% à 80% de notre économie est interne, faite de biens et services produits et consommés ici. S’il veut vraiment stimuler l’économie le gouvernement doit trouver les moyens de sortir des entraves du commerce extérieur et stimuler effectivement l’économie domestique. D’ici dix ans, les pays qui auront rejeté l’idéologie extrémiste néo libérale, auront un énorme avantage.

Mais cela exige, dès maintenant, le rejet de certaines de ces politiques, dont évidemment celle de toute autre entente de protection des investissements. En plus, comme je l’ai dit ailleurs, il faut rétablir les niveaux d’imposition justes et solides qui permettront au gouvernement, comme dans les années quatre-vingt, de constamment stimuler l’économie du pays.

Si le NPD se cherche un champ de bataille, qu’il se tourne vers l’économie. Elle va dominer le débat public jusqu’à la fin du premier mandat des Libéraux. Les arguments sont de taille : avoir une stratégie industrielle qui permette de réaliser les engagements du sommet de Paris en matière de réchauffement climatique ; revenir aux pratiques antérieures de financement en éducation, et d’aide sociale qui obligent les provinces à réduire les frais de scolarité et à augmenter l’aide sociale (peut-être même à introduire le revenu annuel garanti) ; imposer un salaire minimum égal au coût de la vie dans tous les projets financés par le fédéral. Faire pression sur M. Trudeau pour qu’il tienne ses promesses d’améliorer le Plan de pension canadien (RRQ au Québec) et l’assurance chômage, de mettre fin aux subventions aux pétrolières, d’éliminer les congés de taxes sur les gains de capitaux et les dividendes, d’augmenter les niveaux d’imposition des riches canadiens-nes et peut-être d’introduire un impôt sur les capitaux inactifs des entreprises ; un demi d’un pourcent à ce chapitre rapporterait trois milliards de dollars.

Le premier gouvernement de Pierre E. Trudeau a dû faire face à un caucus et un leader néo démocrates qui l’a mis au défi sur bien des enjeux et d’un point de vue de gauche. Est-ce trop espérer de voir histoire se répéter ?

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